Chez les artistes, chacun sa manière de gérer la pandémie et l’arrêt des activités live engendré par celle-ci. Pour Dave Wyndorf, pas question de chercher à récolter quelques sous sur internet ou de faire du « faux live » en streaming. Le leader de Monster Magnet a préféré s’enfermer dans sa petite utopie, ou en tout cas, une meilleure dystopie. Il a donc donné rendez-vous aux quatre autres membres du groupe dans le studio de répétition du batteur Bob Caivano pour enregistrer treize reprises et se plonger dans l’effervescence de la fin des années 60 et du début des années 70. Une époque elle-même mouvementée qui lui rappelle à certains égards celle que l’on vit aujourd’hui, à la différence qu’il n’était alors qu’un jeune ado qui s’abreuvait d’une scène rock post-psychédélique et proto-hard rock qui n’a aucun équivalent ailleurs dans l’histoire et dans le présent.
C’est donc un voyage dans un monde que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître que Dave nous offre à travers le nouvel album A Better Dystopia, mais aussi l’interview qui suit où il nous raconte cette époque à travers ses souvenirs de gamin, jusqu’à la création de Shrapnel, son premier groupe. Une manière, finalement, de comparer, mettre en perspective et relativiser notre « apocalypse » qui n’est pas la première et ne sera sans doute pas la dernière.
« Même si j’ai essayé, j’ai du mal à expliquer à des gosses ce que c’était que de vivre dans un monde sans Black Sabbath, puis tout d’un coup Black Sabbath apparaît ! Puis deux mois plus tard, Hawkind apparaît aussi, et deux mois plus tard, c’est Atomic Rooster, puis deux mois plus tard, c’est Dust et Sir Lord Baltimore, puis Uriah Heep et Deep Purple. Le monde se remplissait chaque mois de trucs cool, c’était vraiment excitant. »
Radio Metal : Avant de parler du nouvel album A Better Dystopia, revenons un peu dans le temps. Avant l’arrivée de la pandémie, vous étiez en pleine tournée en Europe pour célébrer l’album Powertrip. A la différence de nombreux groupes qui célèbrent un album, plutôt que de le jouer en intégralité, vous avez joué une sélection de chansons dans un ordre différent. Quelle a été votre approche de cette célébration ?
Dave Wyndorf (chant & guitare) : Nous avons déjà fait ça avec Spine Of God et Dopes To Infinity. C’est suivant ce qui fonctionne dans le contexte live. Pour ce qui est du séquençage, parfois le séquençage original fonctionne en live et parfois pas. Avec celui-ci, certaines des plus grosses chansons de l’album devaient être gardées pour la fin du concert, or si nous l’avions fait dans la même séquence que l’album, nous aurions joué tous nos tubes lors des cinq premières minutes du concert [rires]. Ensuite, il y a quelques morceaux qui ont été laissés de côté parce qu’ils ne semblaient pas bien fonctionner en live. C’était des chansons qui ont été créées en studio, parfois jouées par des personnes différentes, et je n’arrivais pas à leur trouver une place dans le set pour que ça fonctionne. Donc je les ai exclues et je suis content de dire que peu de gens se sont plaints.
Tu dis donc qu’on ne séquence pas un concert de la même manière qu’un album.
Non. Un album c’est complètement différent d’un concert. Parfois ça peut m’arriver, j’ai depuis séquencé certains albums plus comme un concert. Dans le cas de Powertip, quand j’ai séquencé cet album, c’était à la fin des années 90 et les CD étaient longs. Je me souviens que la maison de disques m’avait demandé de composer plus de chansons que je n’en avais vraiment envie. Ils ont dit qu’ils voulaient au moins quatorze chansons alors que généralement, je suis plus du genre à vouloir de dix ou onze chansons, mais l’industrie du CD à l’époque faisait qu’ils voulaient plus de contenu. L’album a commencé à être un peu trop dilué à mon goût. Je n’ai pas pu le séquencer comme je le voulais à l’origine, donc ce que j’ai fait, c’est que je l’ai re-séquencé et j’ai concentré une grande partie des premières chansons que j’avais devant les dernières que j’ai faites. Ça n’a pas été fait en pensant au live, mais en pensant aux gens chez les disquaires : s’ils jouaient l’album dans le magasin pour le faire écouter aux gens, jusqu’où iraient-ils dans le CD avant de le retirer ?
Ces chansons que tu as rajoutées dans l’album sont-elles celles que tu as exclues des concerts de célébration ?
Il se trouve que oui. C’est exactement ce qui s’est passé !
Vous êtes revenus de cette tournée seulement quelques jours ou semaines avant que presque tous les pays européens se mettent en confinement. Comment était l’atmosphère en février, pendant que vous tourniez avec la montée de cette pandémie qui planait au-dessus de vos têtes ?
Ça devenait de plus en plus lourd au fil du temps. Au départ, personne ne savait vraiment la gravité que ça allait avoir. Nous regardions les gros titres comme tout le monde en Europe, car nous étions là-bas aussi. Les informations que nous recevions étaient les mêmes que vous, c’est-à-dire : « Il se peut que ça devienne grave, mais ça ne sera probablement pas si grave. » Puis, tout d’un coup, c’est très vite devenu grave. C’est à Milan que tout a éclaté. Quand tous ces gens sont morts à Milan, nous étions là-bas à peine deux avant. A ce moment-là, il nous restait cinq dates en Espagne et je me souviens avoir dit à mon tour manager : « Il faut qu’on dégage d’ici, car c’est en train d’arriver, c’est du sérieux. » Nous avions l’impression d’être dans un roman de science-fiction.
Monster Magnet est un groupe qui adore être sur la route, or à partir de ce moment-là, vous étiez coincés chez vous pour un temps indéterminé. Que se passait-il dans ta tête à ce stade ?
Ça craignait ! Comme tu l’as dit, nous avons l’habitude d’être sur la route. Je préfère voyager et rencontrer les gens, c’est beaucoup plus amusant que de rester assis à la maison à lire des livres. Nous avons dû annuler la seconde partie de la tournée, qui devait se tenir aux Etats-Unis, à cause du coronavirus. Je me suis dit que la meilleure chose que nous pouvions faire était probablement de nous réunir en studio et de commencer à enregistrer de la musique, juste pour maintenir le niveau d’énergie aussi longtemps que possible avant qu’on ait un confinement total. Je ne voyais rien d’autre que je préférais faire à ce moment-là, compte tenu des circonstances, que de travailler sur de la musique. Tous les autres pensaient pareil. Nous allions tous devenir fous à rester posés chez nous. Même les gars qui ont une copine ont dit la même chose. Nous étions en pleine tournée, nous étions prêts à faire quelque chose. Notre esprit était prêt à jouer et j’ai pensé que nous tenir occupés serait la meilleure idée. Et c’est ce que nous avons fait. J’ai regardé ce que j’avais et j’ai réalisé que je n’avais pas suffisamment de musique pour enregistrer du neuf – j’avais juste deux ou trois chansons à moitié composées. Il fallait que nous fassions un album complet, or ce n’était pas assez pour remplir un disque. C’est là que j’ai pensé que c’était le moment idéal pour faire un album de reprises. Ça allait nous permettre de travailler et d’éviter de rester les yeux rivés sur notre téléphone ou ordinateur pour lire les mauvaises nouvelles. C’est mieux de rester occupé. Ça m’allait bien de faire un album de reprises. J’ai toujours voulu en faire un. Quand je travaille en studio, ça n’a pas d’importance si c’est ma musique ou celle de quelqu’un d’autre, je suis juste content de travailler. Ça reste du boulot pour moi en tant que producteur et chanteur. J’ai largement de quoi faire.
« Dans les années 60 et début 70, je trouve que la musique sonnait presque comme son époque, et ça changeait d’une année sur l’autre à mesure que les choses devenaient plus bizarres, graves ou sereines. Alors que maintenant, au cours des quatre dernières années avec Trump et la pandémie, je n’ai pas l’impression que la musique populaire ait tellement changé. On dirait que les gens ne savent pas quoi en faire. »
Tu as déclaré que tu ne te sentais pas de composer. Est-ce la situation et le contexte qui créaient un blocage créatif dans ta tête ?
Clairement. J’aime composer quand mon esprit est libre et que je peux faire travailler mon imagination. Je n’aime pas composer quand il se passe plein de choses. J’ai composé dans toutes sortes de situations dans ma vie, qu’il y ait quelque chose qui fasse obstacle ou pas, mais cette fois, si je m’étais posé pour commencer à écrire durant ce confinement, tout ce que j’aurais fait, c’est écrire sur le fait d’être en confinement. Qui a envie d’écrire là-dessus ? C’est ennuyeux. En plus, tous les groupes du monde vont sortir un album l’an prochain, du genre [avec une voix plaintive] : « Je suis seul chez moi, je suis en confinement. » Je préfère trouver mon inspiration dans autre chose.
Alors quand les gens disent que les mauvais moments sont inspirants, c’est un mythe…
Ils sont inspirants, mais peut-être pas immédiatement pendant qu’on les vit. En plus, le confinement était tellement nouveau que je savais que la situation allait empirer. Quand nous avons été confinés pour la première fois, ce n’était pas si horrible. T’étais seul chez toi, t’étais en vie, tu avais de quoi manger, tu avais ta télévision, ce n’était pas si mal. Mais je n’arrêtais pas de me dire : « Comment est-ce que je vais me sentir dans huit mois après avoir fait tous les jours la même chose ? » C’est là que ça allait devenir moche. Au début, tu restais chez toi et c’était comme tomber malade – c’était comme avoir le mal du pays. Je me suis donc dit que j’allais attendre en faisant quelque chose qui me tiendrait vraiment occupé, quelque chose de vraiment créatif, et c’était cet album.
Tu as déclaré que le monde hurlait « Dystopie ! Apocalypse ! Révolution ! » et que tu avais déjà entendu ces mots auparavant : ils t’ont rappelé ton enfance à la fin des années 60 et au début des années 70. Quels sont tes souvenirs de cette époque ?
Ce sont des souvenirs très forts parce que j’avais tout juste douze ans en 1969. Comme tu peux l’imaginer, de douze à seize ans, c’est l’âge où notre esprit s’imprègne de la musique comme une éponge. C’était une époque particulière dans l’histoire du monde. Non seulement la musique était extravagante et très différente de ce qui existait avant, mais l’environnement lui-même était assez extravagant. Il y avait plus d’enfants en Amérique que jamais auparavant dans l’histoire du pays à cause du baby-boom. Il y avait une grosse population après la Seconde Guerre mondiale, parce que tous les GI américains sont revenus à la maison et ont fait des enfants. Il y avait plus d’enfants que jamais dans l’histoire de l’Amérique et ils étaient partout. Toutes les familles avaient genre six enfants, parfois jusqu’à douze. C’était une époque pleine de jeunesse. Les gens se battaient pour eux-mêmes, ils étaient très impliqués en politique, et je pouvais le voir dans les journaux. C’était vraiment excitant. Probablement que si j’avais été plus âgé, j’aurais eu plus peur, mais pour moi, à douze ou treize ans, c’était vraiment cool.
La musique était excellente. A l’époque, de 69 à 75, presque tous les deux mois il y avait un nouveau groupe qui débarquait. J’étais là quand le premier album de Black Sabbath est sorti. Personne n’avait rien entendu de tel avant ! Et ensuite, ça a commencé : le premier Led Zeppelin, le premier Sabbath, Pink Floyd qui devenait plus psychédélique, Hawkwind, Alice Cooper, Sly And The Family Stone… J’étais comme un fou. C’était une super époque. La véritable histoire d’une grande partie du rock se déroulait dans l’underground, ou en tout cas, ce n’était pas couvert par les médias grand public. Si tu voulais savoir ce qui se passait, il fallait aller chez les petits disquaires et demander aux gens, traîner là-bas et écouter les gens parler de ce qui sortait. La presse ne parlait pas beaucoup des groupes. Evidemment, c’était un business lucratif, mais les albums sortaient et arrivaient en magasin avant toi, sans que tu sois au courant. Tu devais regarder les pochettes et te dire : « Je me demande comment ça sonne. Je me demande ce qu’est ce groupe ! » Tu regardais la pochette, tu retournais le disque et tu regardais la liste des membres, ce qu’ils jouaient, les titres des chansons et tu te disais : « Je pense que je vais tenter le coup » ou pas. Je me souviens avoir fait ça avec le groupe Dust, que nous avons repris, mais aussi Atomic Rooster, Uriah Heep, Jethro Tull, Yes… Tout ça sortait et c’était tout nouveau, c’était une bonne époque !
Tu as qualifié cette période du rock de « zone floue ». Que mets-tu derrière ces termes ?
Il y avait une zone floue entre la pop – la radio AM et la pop grand public – et ce qui est plus tard devenu le rock de première catégorie. Je dirais que la zone floue a eu lieu de la fin des années 60 jusqu’à la moitié des années 70, à peu près au moment où Kiss et Aerosmith sont arrivés. Entre les deux, la plupart des choses en haut des classements étaient du soft rock – Neil Young, Crosby, Stills, Nash And Young, James Taylor, Carly Simon, Carole King – mais derrière ça, il y avait toute une sphère de groupes post-psychédéliques et de hard rock primitif sans foi ni loi qui n’avait pas vraiment de place dans le monde, sauf sur la molette des radios FM, aux extrémités des fréquences, des canaux qu’on ne recevait pas très bien. Il n’y avait pas non plus de place pour eux dans le Top 100. C’est la raison pour laquelle j’appelle ça une zone floue. Il y avait des groupes qui vivaient uniquement du bouche-à-oreille, un peu comme le font les groupes de stoner aujourd’hui. On ne parle pas beaucoup d’eux dans la presse, mais ils jouent quand même. Ils étaient pratiquement ignorés des critiques dans n’importe quel magazine de rock et c’était vraiment cool. Ça a un peu pris fin quand ils ont finalement appris à commercialiser le hard rock au milieu des années 70, ils ont commencé à vendre ça comme ils vendaient tout le reste. C’est là que tout d’un coup Aerosmith, Boston, Kiss, Cheap Trick et tout ça ont eu beaucoup plus de publicité et ont beaucoup plus touché le grand public. Je parle d’une véritable zone floue parce que personne ne connaissait vraiment ces albums à moins de les essayer ou alors on allait à un concert et on voyait un drôle de groupe et tout le monde en parlait. J’aimais tout ça.
« Il y a trop de place. C’est un espace où tout peut vivre, mais rien ne peut vraiment se distinguer. »
Pour introduire l’album, tu récites un monologue de Dave Diamond, un présentateur radio américain. Quelle importance avait la radio à cette époque ?
Il y avait deux types de radio. Il y avait la radio super grand public qui jouait de la pop sixties, qui était très cool. Si on compare aux radios d’aujourd’hui, c’était génial. On savait ce qu’on allait obtenir, on allait entendre du Beatles, Dave Clark Five et je ne sais quelles chansons tout public. Puis il y avait la radio FM. C’était un vieux truc qui traînait et qui avant jouait de la musique classique. Ils ont commencé à changer ce qu’ils faisaient et à diffuser des faces complètes d’albums de tous ces nouveaux groupes bizarres, des groupes psychédéliques et de proto-metal. Ils n’avaient pas beaucoup d’annonceurs, donc la plupart des gars faisaient ça pour pas cher et c’était connu comme étant des radios libres. C’est presque impossible de les imaginer faire ça aujourd’hui, car tout le monde veut gagner de l’argent, mais vraiment, là ce n’était pas du tout une histoire d’argent. Il y avait ces stations de radio qui étaient généralement soit tout à gauche, soit tout à droite de la molette de fréquences. C’était dur de les recevoir, mais ces gars jouaient tous ces trucs de dingue. Ils avaient été les premiers à jouer du Hankwind et ce genre de chose. C’est de là que venait Dave Diamond, il faisait ce genre d’émission. Pour tout un tas de jeunes gens, il était le gardien de la musique psychédélique. Ils l’écoutaient et ça c’était l’intro de son émission, il invitait tout le monde à s’ébahir.
Retrouves-tu quand même un peu de cet esprit aujourd’hui dans les radios internet par exemple ?
Bien sûr. J’ai entendu beaucoup de choses de la part de gens qui savent de quoi ils parlent. La seule chose qui me manque c’est le contenu en termes de nouveauté. On dirait qu’aucun type de musique ne prend le pas. Sur les radios modernes, les gens vont diffuser plein de choses qui sont soigneusement sélectionnées et c’est cool, surtout si tu aimes les vieux trucs, mais concernant le rock, je n’ai pas l’impression que la jeunesse du monde actuel s’y intéresse vraiment, en tout cas pas en Amérique, peut-être plus en Europe. On dirait qu’ils sont partagés entre l’électronique, peut-être le mumble rap et la pop raffinée. On dirait qu’il n’y a pas de véritable esprit underground ou d’envie de bousculer les choses avec le rock. C’est un monde différent aujourd’hui.
Quel genre de gosse était le jeune Dave Wyndorf de l’époque ?
Un gars qui avait les oreilles et les yeux grands ouverts. J’assimilais tout. J’étais réservé et fou amoureux de la musique. Quand j’ai commencé à entendre ces sons, j’étais comme un dingue. Je me disais qu’il fallait que j’en entende plus. J’ai commencé à me faire pousser les cheveux vers l’âge de douze ans, à la grande déception de mon père. Je n’étais pas un grand bavard mais j’allais chez le disquaire toutes les semaines, à la recherche de nouveaux albums et pour lire tout ce que je pouvais y trouver. J’ai acheté les premiers numéros du magazine Rolling Stone, de Circus Magazine et de Creem. J’allais dans les headshops, ils avaient ces boutiques qui vendaient tout l’attirail pour se droguer. Je ne prenais pas encore de drogue, mais là-dedans, ils avaient toute cette presse alternative, des posters à lumière noire et tout un tas de trucs cool. Je lisais aussi des BD comme Crazy et tout ce qui était coloré et sympa. J’avais de la chance, parce que plein de nouvelles choses sortaient. Même si j’ai essayé, j’ai du mal à expliquer à des gosses ce que c’était que de vivre dans un monde sans Black Sabbath, puis tout d’un coup Black Sabbath apparaît ! Puis deux mois plus tard, Hawkind apparaît aussi, et deux mois plus tard, c’est Atomic Rooster, puis deux mois plus tard, c’est Dust et Sir Lord Baltimore, puis Uriah Heep et Deep Purple. Le monde se remplissait chaque mois de trucs cool, c’était vraiment excitant.
L’album s’intitule A Better Dystopia (une meilleure dystopie, NdT) car, comme tu l’as dit, tu as « été obligé de choisir entre les deux ‘fins des temps’ qui [t’]aient été offertes dans ta vie, [et tu] préfère[s] l’apocalypse d’antan que l’apocalypse d’aujourd’hui ». D’un autre côté, puisque tu étais très jeune à l’époque, n’y a-t-il pas une part d’idéalisation là-dedans ?
Certainement, car j’étais livré à moi-même. J’étais adolescent, je ne subissais pas tellement de pression. Je pouvais interpréter les choses comme je voulais. Je suis sûr que si j’avais été adulte, avec des responsabilités et des enfants, j’aurais été absolument terrifié, car le monde avait vraiment l’air de devenir fou. Il y avait des émeutes dans ce pays tous les étés de 1965 à 1973. Chaque année, il y avait des émeutes raciales, des étudiants qui manifestaient, des gens qui se faisaient tirer dessus, des gens qui se faisaient tuer, des incendies… Il y avait Woodstock puis Altamont, il y avait Charles Manson, il y avait la guerre du Viêt Nam… C’était un déchaînement et les médias pétaient un câble. J’avais conscience qu’il se passait tout ça, mais quand tu as douze ou treize ans, ça ne te touche pas aussi durement. Je me disais que c’était normal et qu’on allait s’en sortir. Je m’intéressais plus au reflet artistique de ces événements qu’aux événements eux-mêmes. L’art reflétait très bien l’époque et très rapidement. Si tu compares le monde d’antan et celui d’aujourd’hui, dans les années 60 et début 70, je trouve que la musique sonnait presque comme son époque, et ça changeait d’une année sur l’autre à mesure que les choses devenaient plus bizarres, graves ou sereines. Alors que maintenant, au cours des quatre dernières années avec Trump et la pandémie, je n’ai pas l’impression que la musique populaire ait tellement changé. On dirait que les gens ne savent pas quoi en faire. Dans les années 60, les émotions des gens passaient davantage dans leur art qu’aujourd’hui. On dirait que l’art d’aujourd’hui, c’est la capacité des gens à taper sur un clavier, aller sur un internet et parler. On dirait qu’aujourd’hui, on est plus dans la discussion que dans la véritable appréciation de l’art.
« Il m’arrive souvent d’avoir besoin d’éteindre [internet] et d’essayer de me rappeler ce que ça fait de vraiment s’ennuyer. La création naît du véritable ennui. »
D’un autre côté, on voit depuis quelques années une résurgence d’un rock vintage et psychédélique avec de jeunes groupes. N’est-ce pas parce que les mêmes causes produisent les mêmes effets sur la nouvelle génération ou penses-tu que la motivation est différente ?
J’espère. Ça n’a pas l’air d’être aussi sensationnel, mais il se peut que ce soit juste parce que j’étais jeune à l’époque. Cette résurgence est géniale et d’ailleurs, ça n’est jamais vraiment parti, mais c’est devenu une niche. Ces groupes sont des groupes pour musiciens ; ils jouent plus pour d’autres musiciens et pour des passionnés que pour un quelconque grand public. Ils ne bousculent rien, c’est tout simplement impossible de faire ça aujourd’hui, peu importe le type de musique. Le système d’internet et la quantité d’informations qu’on peut envoyer ne permettent pas à une forme d’art ou une autre de vraiment prendre le pas sur le reste, à moins que ce soit presque un truc bénin et universellement apprécié, comme une vidéo YouTube d’un chiot qui lèche le visage de quelqu’un. Ça c’est quelque chose qui fait l’unanimité et qui prendra plus d’ampleur que n’importe quel mouvement artistique, car c’est de l’instantané. Le système ne permet pas à un groupe ou une musique de vraiment dominer ou ne serait-ce qu’essayer de dominer. Il y a trop de place. C’est un espace où tout peut vivre, mais rien ne peut vraiment se distinguer.
Le manque d’imagination serait-il aussi la contrepartie de notre hyper-connectivité : tout va tellement vite et nous avons accès à tant de connaissances et d’informations qu’il ne reste plus de place pour la rêverie ?
Absolument. Il m’arrive souvent d’avoir besoin d’éteindre ce truc et d’essayer de me rappeler ce que ça fait de vraiment s’ennuyer. La création naît du véritable ennui. Si on n’a pas de véritable ennui ou beaucoup temps à sa disposition, ce n’est pas que ça détruit l’art, mais avec tout ce qui se passe maintenant, tout ce contenu à regarder, je trouve que c’est dur de croire que quiconque prête beaucoup d’attention à quelque chose. Il se peut qu’on passe à côté de choses importantes. J’imagine que c’est en partie ce qu’ils appelleraient le progrès. Je ne sais pas, il faudra voir comment ça évolue, c’est une époque intéressante.
Autant la technologie et les connaissances ont beaucoup évolué, autant nous-mêmes en tant qu’êtres humains, nous n’avons pas beaucoup évolué. Peut-être ne sommes-nous pas faits pour ça…
Tu as parfaitement raison ! Je pense que nous vivons une époque aujourd’hui où notre technologie exige tellement notre attention que nos émotions n’arrivent pas à le gérer. Emotionnellement, on a du mal à gérer toute cette connectivité. Si quelqu’un m’avait demandé il y a trente ou quarante ans : « Est-ce que ça serait une bonne idée si le monde entier parlait en même temps ? », j’aurais répondu : « Absolument pas, ça serait le foutoir » et pourtant, c’est exactement ce qui se passe. Tout le monde parle en même temps sur internet et s’énerve mutuellement, sauf ceux qui ont décidé de juste regarder des vidéos de chat, ce que je soutiens totalement [rires]. C’est une époque très étrange et émotionnellement, il va falloir rattraper notre retard vis-à-vis de ce que la technologie a à offrir. C’est une superbe époque pour les chercheurs. Pour quelqu’un comme moi qui adore la vieille musique et le vieil art, c’est fantastique parce que c’est comme avoir une bibliothèque au bout de mes doigts, mais être un créateur d’art, c’est très difficile. Ce n’est pas difficile de le faire et de le sortir, mais c’est difficile d’avoir l’attention des gens pendant plus de deux secondes. Comme je l’ai dit, je pense que la plupart des gosses modernes s’intéressent plus au fait de discuter. Il y a une tendance dans la société consistant à se tourner vers soi-même et à s’exprimer avec ses propres mots plutôt qu’à travers l’art.
En 1978, tu as formé avec Phil Caivano un groupe de punk qui s’appelait Hard Attack, qui a ensuite été renommé Shrapnel. A l’époque, vous vous inspiriez beaucoup des thèmes et de l’imagerie militaire. Comment relies-tu ces premiers pas en tant qu’artiste et cette « quatrième dimension » du rock qui était si importante pour toi ?
C’est marrant. Quand nous avons formé Hard Attack, c’était en 1975 et c’était encore du hard rock. Nous faisions juste des reprises de chansons d’UFO, de Jerusalem, de Black Sabbath et de Sir Lord Baltimore. Ensuite, deux ou trois ans plus tard, nous sommes allés au CBGB quand le punk commençait. Nous avons rencontré un gars que nous pensions être très célèbre à l’époque, il s’appelait Legs McNeil et était journaliste pour Punk Magazine. Il nous a proposé de nous renommer Shrapnel et de jouer sur le côté paramilitaire un peu ridicule, sardonique et satirique inspiré par les BD de guerre américaines, notamment les vieilles BD conservatrices de droite, comme Sgt. Fury et Sgt. Rock. C’était aussi une grosse déclaration satirique sur la génération télé. Nous étions tous à fond là-dedans car nous essayions d’être plus punks que les punks ; c’était une guéguerre pour les punks. Donc pendant que tous les autres se mettaient des épingles à nourrice dans le nez et commençaient à se hérisser les cheveux comme les groupes en Angleterre, nous avons décidé de porter des treillis, comme des petits gamins qui jouaient à l’armée sur scène [rires]. C’était assez absurde, mais c’était marrant.
« Si quelqu’un m’avait demandé il y a trente ou quarante ans : ‘Est-ce que ça serait une bonne idée si le monde entier parlait en même temps ?’, j’aurais répondu : ‘Absolument pas, ça serait le foutoir’ et pourtant, c’est exactement ce qui se passe. Tout le monde parle en même temps sur internet et s’énerve mutuellement, sauf ceux qui ont décidé de juste regarder des vidéos de chat, ce que je soutiens totalement [rires]. »
Et à quel point était-ce aussi une rébellion contre le mouvement hippie de quelques années auparavant ?
C’était directement une rébellion. Les années 60 étaient très proches à l’époque. Elles se sont désagrégées au fil des années entre 1970 et 1975. Il y avait une énorme pression sur tout le monde, peu importe la communauté artistique, et tous ceux qui avaient la moitié d’un cerveau pour faire quelque chose de nouveau ; il fallait faire quelque chose de nouveau. Tout l’art à New York City était différent. Il y avait plein de photographies en noir et blanc, tout d’un coup les couleurs vives avaient disparu. Les gens se remettaient à porter du cuir noir et ont commencé à se couper les cheveux. On pouvait sentir dans l’atmosphère que les mouvements artistiques et même la culture populaire allaient commencer à partir dans toutes les nouvelles directions possibles. Je le sentais, et nos gars le sentaient aussi. Je ne le sentais pas autant que mes gars le sentaient, mais j’ai suivi le mouvement parce que c’était vraiment amusant. J’avais l’impression d’être dans un genre de groupe punk rock bizarre à la Alice Cooper, donc c’était encore très dans la veine du début des années 70 pour moi. On pouvait le voir partout, les gens tentaient des choses et la musique commençait à changer drastiquement.
La première fois que tu as joué avec Phil, c’était il y a quarante-trois ans, et tu joues toujours avec lui aujourd’hui. N’en avez-vous pas marre l’un de l’autre ?
[Rires] Non ! Nous n’avons pas joué ensemble durant tout ce temps. Après la séparation de Shrapnel au début des années 80, je n’ai plus revu Phil jusqu’en 1999. Donc nous ne nous sommes pas vus pendant longtemps. J’ai fondé Monster Magnet en 1989 et Phil n’a rejoint le groupe qu’en 1999, donc il n’a pas fait partie de Monster Magnet pendant dix ans. Nous sommes tombés l’un sur l’autre à Los Angeles, il avait déménagé ici et moi j’étais en train de faire un album. J’étais là : « Mon vieil ami ! » Et lui était là : « Mon vieil ami ! » « Mec, mon groupe est en train de décoller. Il faut que tu le rejoignes ! » Donc il l’a fait et nous sommes ensemble dans le groupe depuis.
A Better Dystopia a été réalisé entièrement par le groupe, en DIY, enregistré et mixé dans le studio et la salle de répétition de votre batteur. Est-ce que ça t’a rappelé d’une quelconque manière les années Shrapnel ou les débuts de Monster Magnet ?
Ça m’a rappelé les débuts de Monster Magnet, c’est sûr, quand nous enregistrions les chansons sur un enregistreur quatre-pistes chez nous pour ensuite les amener dans un studio et les enregistrer sur un huit-pistes. J’avais la main sur pratiquement tout. Nous avons enregistré et mixé dans un tout petit studio, sans matériel sophistiqué, rien. J’ai fait des albums de toutes les manières possibles : de toutes petites productions, d’autres à taille moyenne et de très grosses productions. Elles ont toutes leurs bons côtés, mais je préfère comme ça. D’ailleurs, cette dernière fois, c’était vraiment bien, très confortable. Bob sait ce qu’il fait. Nous avons fait les bonnes déductions. J’ai beaucoup apprécié.
Est-ce que ça vous a rapprochés ?
Nous étions déjà très proches. Nous revenions tout juste d’une tournée, nous étions tous les jours ensemble dans un tour-bus pendant un mois et demi. Nous étions coincés dans ce petit sous-marin, donc nous avons l’habitude des uns et des autres, et de nous voir chaque jour, chaque matin, chaque soir, chaque moment où nous sommes éveillés.
Il y a treize morceaux dans l’album, mais j’imagine que tu devais en avoir beaucoup plus en tête. Comment t’es-tu décidé pour ces chansons en particulier ?
C’était assez facile. J’ai une sorte de liste de chansons dans ma tête que j’ai toujours voulu reprendre. J’adore la musique et j’en écoute toujours un paquet de différentes sortes. C’est juste l’une des listes que j’avais dans ma tête. Ça devait faire deux ou trois ans que j’avais cette liste en tête, car dès que j’ai pensé à faire un album de reprises, j’ai su presque chaque chanson que je voulais faire. C’est sorti tout seul. J’avais une liste de chansons que je jouais dans les loges avant de monter sur scène tous les soirs, des chansons sur lesquelles je m’échauffais. Une grande partie de ces chansons étaient sur la liste. Je voulais m’assurer que ces chansons n’avaient pas été beaucoup entendues par le public. D’après moi, il y a plusieurs manières de faire un album de reprises. L’une est de reprendre les plus grosses chansons qu’on puisse imaginer, et avec un peu de chance, ça attirera l’attention, genre : « Eh, ils ont repris les Rolling Stones ! Ils ont repris Black Sabbath ! » Mais je voulais faire l’inverse, c’est-à-dire essayer de reprendre des chansons que peu de gens ont entendues, que j’adorais et qui m’ont inspiré à fonder Monster Magnet à l’origine. C’était donc assez facile, j’ai fait une liste de douze chansons, puis c’est passé à treize et il y a eu un changement. A un moment donné, je me suis dit que nous allions reprendre « Paranoid » de Grand Funk Railroad – pas le morceau de Black Sabbath – mais ensuite, j’ai décidé de la changer au profit de « Learning To Die » de Dust. Nous n’avons jamais répété « Paranoid », j’avais pris cette décision avant.
« J’ai regardé deux ou trois live-stream et je les ai trouvés absurdes. J’ai trouvé ça nul. C’est horrible, ce n’est pas du live. […] Je ne vois pas les pauvres Kadavar ou n’importe lequel de ces groupes se faire vraiment beaucoup d’argent grâce à ça. En plus, c’est beaucoup exiger des fans. »
Au final, qu’attends-tu que l’auditeur retire de cet album ? S’agit-il de leur offrir une évasion ou essayes-tu aussi de les instruire, de non seulement leur faire découvrir des groupes et des chansons obscures et oubliées, mais aussi de leur montrer qu’un autre type de monde a existé ?
Bien sûr. Ce qui est bien quand on fait un album de reprises avec des morceaux obscurs, c’est qu’automatiquement, que je le veuille ou non, j’offre une sorte de leçon aux gens qui ne les ont pas entendus. J’offre de la nouvelle musique provenant de plusieurs sources du passé qu’ils n’ont peut-être jamais entendue. C’est un avantage. Mais la raison principale, c’était de faire un super album de Monster Magnet qui soit fidèle à nos racines, enregistré à l’ancienne. Même si ces chansons proviennent de différents groupes, je voulais qu’elles sonnent plus ou moins comme si elles venaient du même groupe, de façon à ce que quand les gens écoutent A Better Dystopia, ils puissent se dire : « Oh, voilà un album de Monster Magnet ! » plutôt que simplement : « Voilà un album de reprises. » Je ne sais pas si j’y suis parvenu, mais pour ce qui est de l’évasion, oui : il s’agit de plonger dans le monde d’A Better Dystopia, il y a un son cohérent et c’est un petit voyage musical de quarante-cinq minutes.
Tu as déclaré que « plutôt que de faire la manche sur internet, vendre des masques à la criée et faire des sessions de répétitions sur Zoom pour quelques dollars, [tu as] suggéré de faire un ‘album-bunker’ ». Ça sonne très amer quant à la manière dont d’autres artistes ont géré la situation…
Déjà, je ne suis pas très fan de faire des concerts live qui ne sont pas vraiment live. On perd la magie quand on regarde ça assis dans son salon. Je n’aime pas regarder ce genre de concert. J’ai regardé deux ou trois live-stream et je les ai trouvés absurdes. J’ai trouvé ça nul. C’est horrible, ce n’est pas du live. Crois-moi, les gens le voulaient, ils étaient là : « Pourquoi vous ne faites pas ça ? » mais je préfère faire un album comme celui-ci, ou peut-être deux albums. Avec un peu de chance, c’est ce que nous ferons, car j’ai terminé celui-ci et maintenant je vais commencer à composer un autre album de chansons originales de Monster Magnet, et peut-être que je pourrais dire que pendant la pandémie, j’aurais fait deux albums. Je trouvais toute cette histoire de live-stream un petit peu angoissante. Le live, c’est très spécial pour moi et ça veut vraiment dire être en live, pas juste être devant une caméra.
De nos jours, les tournées sont devenues très importantes pour les groupes sur le plan financier, alors j’imagine qu’ils ont besoin de combler cette perte financière…
Oui, je suis sûr que c’est la raison pour laquelle ils font ça, mais je ne sais pas combien d’argent ils gagnent grâce aux concerts en ligne. Je doute que quiconque gagne beaucoup d’argent. Peut-être un groupe de K-pop, mais je ne vois pas les pauvres Kadavar ou n’importe lequel de ces groupes se faire vraiment beaucoup d’argent grâce à ça. En plus, c’est beaucoup exiger des fans.
Comment se porte Monster Magnet financièrement en ce moment ?
Nous ne gagnons rien ! Nous vivons très prudemment. Nous attendons et espérons. Certains des gars sont au chômage. J’ai contracté un prêt auprès du gouvernement, que je vais devoir rembourser, en tant que patron d’entreprise, parce que je possède Monster Magnet. Nous attendons en croisant les doigts. Si ça continue comme ça encore deux ans, je vais avoir des problèmes car il n’y a pas d’argent. Je pourrais faire du streaming à compter de maintenant jusqu’à la fin du monde, je ne gagnerais pas suffisamment d’argent.
En 2018, je t’avais posé la question des réseaux sociaux. Dans ta réponse, tu nous avais dit que les gens ne savaient pas comment retrouver la source d’une info, qu’ils ne connaissaient rien au journalisme, qu’ils ne savaient pas comment croiser les sources et qu’ils se faisaient facilement embobiner par des propagandistes malins. Au final, tu as dit qu’à cause de tout ça, les gens « pensent que le monde a plus de problèmes désespérés qu’il n’en a vraiment ». Trois ans plus tard, à la lumière de tout ce qui s’est passé l’an dernier, as-tu toujours le même sentiment ?
Oui, car avec tout le monde qui parle en même temps, on ne peut pas aller à la racine d’un problème, il y a trop de bruit. Est-ce que je pense que le monde a des problèmes ? Oui. Mais il n’a pas plus de problèmes que lors de la Première et la Seconde Guerre mondiale, et c’était il n’y a pas si longtemps que ça. Nous nous portons beaucoup mieux qu’à l’époque. Plus de gens vivent, la science est meilleure, la médecine est meilleure et une personne lambda vit plus longtemps. La seule chose qui semble barrer la route au vrai progrès humain, ce sont les êtres humains eux-mêmes. Arrêtons de nous battre. Tout le monde parle en même temps et tout le monde a un avis sur tout. L’avis des gens est généralement merdique parce qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Quand tu as une jeune fille de Kansas City, un jeune homme de Berlin et un vieux type d’Atlanta, en Géorgie, qui parlent tous sur internet, c’est sympa de pouvoir parler, mais quand on le fait tous en même temps, on n’arrive à rien et c’est fou.
« Est-ce que je pense que le monde a des problèmes ? Oui. Mais il n’a pas plus de problèmes que lors de la Première et la Seconde Guerre mondiale, et c’était il n’y a pas si longtemps que ça. Nous nous portons beaucoup mieux qu’à l’époque. Plus de gens vivent, la science est meilleure, la médecine est meilleure et une personne lambda vit plus longtemps. »
Tu as mentionné la Première et la Seconde Guerre mondiale, ça me fait penser à la couverture du Time Magazine où ils ont titré que 2020 était la pire année de tous les temps…
Oui ! Il n’y a pas si longtemps, des millions gens ont été assassinés. Regarde la Russie durant la révolution russe : on parle de millions de gens. C’est bien de relativiser. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut la fermer et ne jamais donner son avis sur quoi que ce soit, mais je pense que ce serait sympa si les gens pouvaient prendre un peu de recul et dire : « D’accord, voilà où nous en sommes. De quoi a-t-on besoin pour progresser de façon à ce que les gens soient plus heureux qu’avant ? Comment nourrir plus de gens ? Comment régler les problèmes des gens ? Comment nous rassembler pour avancer ? » Malheureusement, je viens de voir dans mon pays un parti politique qui était totalement contre ça. Leur truc était de dire : « Que tous les autres aillent se faire foutre. Comment améliorer notre sort à nous ? » Je n’ai jamais rien vu de tel de toute ma vie en Amérique, un parti politique qui dit simplement : « Les gens craignent. On ne veut pas du moindre immigré. Que les gens aillent se faire foutre. On inventera des trucs au fur et à mesure. » Ils séduisent via internet et via des conneries passéistes. Ils attirent le genre de personne et le type d’émotion chez les gens qui sont les pires : passéistes. Au mieux passéistes et au pire juste méchants. Je pense que si on se retrouve avec ce genre de personne, c’est à cause de toute la confusion dans les médias et avec cette nouvelle technologie. Je pense que ça va se calmer au bout d’un moment, quand on aura commencé à progresser et à apprendre comment se conduire émotionnellement avec cette nouvelle technologie. Les enfants vont devoir comprendre ça, ce n’est pas pour toi et moi, nous avons déjà foiré le truc [rires]. C’est nous qui sommes en train de péter un plomb. Je pense que les générations futures de gosses diront : « D’accord, internet c’est ça, mais ce n’est pas tout ça. »
La dernière fois qu’on s’est parlé, tu as aussi dit qu’« une fois qu’on aura passé tout ce putain de truc insensé de droite, et cette connerie ultra-nationaliste, il va falloir qu’on commence à reconstruire le monde ». Maintenant que Donald Trump a quitté la Maison-Blanche, as-tu l’impression que le peuple américain est prêt à commencer à reconstruire, peut-être pas le monde, mais au moins les Etats-Unis ?
Je pense que ça va prendre un moment, mais certaines personnes le sont. Pas seulement pour reconstruire, mais réinventer le pays. Il y a un paquet de vieilles traditions, expressions et croyances qu’il faut vraiment remettre dans leur contexte historique. L’Amérique a fait plein de grandes choses et aussi plein de mauvaises choses, pas souvent par la faute du peuple. Comme dans n’importe quel pays, on ne peut pas vraiment accuser le peuple, on accuse le gouvernement. Parfois, le monde prend une certaine direction, mais il y a certaines croyances dans ce pays auxquelles il faut enfin mettre un terme. Un tas de gens ne veulent pas croire qu’on a un problème avec le racisme. Ce n’est pas qu’ils soient eux-mêmes racistes, mais simplement ils ne veulent pas croire que ce problème existe. Ce n’est pas un problème difficile à résoudre. Il suffit d’être juste. Si tu es un citoyen de ce pays, tu as les mêmes droits que n’importe qui d’autre, c’est simple. Mais ils ne veulent pas le voir ainsi. Je suppose qu’on nous a appris par l’histoire qu’on a été suffisamment justes et que tout le monde se porte bien, qu’il n’y a rien à faire, juste salue le drapeau et fais ta vie. Parfois, on ne peut pas se contenter de faire ça. Parfois, il faut vraiment réfléchir plus comme un être humain qu’un patriote. Le monde n’est pas en train de s’agrandir, au contraire, il est train de devenir beaucoup plus petit. J’ai toujours pensé que l’avenir du monde serait fait de telle manière que nous ne formerions plus qu’un peuple et qu’il y aurait moins de drapeaux et plus de : « Nous sommes la Terre. » J’aimerais que ça se passe comme ça.
D’un autre côté, Donald Trump a massivement investi dans la recherche vaccinale contre le Covid-19 et un certain nombre d’observateurs aujourd’hui ont tendance à admettre que si on commence à entrevoir le bout du tunnel, c’est en partie grâce à lui. N’y a-t-il pas une forme d’ironie là-dedans ?
Non, parce que Trump n’a rien fait avec les vaccins. C’était juste les gens au gouvernement. Trump n’a fait attention à rien sauf à lui. C’est le système – ce qui restait de notre système gouvernemental – et les institutions scientifiques qui ont fait bouger les choses avec les vaccins, pas lui. Il aimerait dire qu’il a lancé ça mais je pense que le fait de combattre un désastre est l’effet naturel de n’importe quel grand système gouvernemental. La Russie a son vaccin, tout le monde a son vaccin, mais personne ne dit que c’est leur leader qui l’a fait. Donald Trump n’a pas retroussé ses manches et inventé le vaccin. En fait, je pense que si ça avait dépendu de lui, il aurait ignoré tout le truc.
Pour finir, tu as mentionné que tu allais commencer à composer un nouvel album de Monster Magnet…
Oui. Il va falloir que je commence à me poser dessus, donc peut-être que je vais prendre l’été pour le composer.
As-tu déjà des idées ou une direction musicale ?
Non, mais c’est toujours comme ça. On pourrait croire que je m’améliorerais avec le temps, mais pas du tout. Je suis toujours là : « Euh, je me demande bien ce qu’il faudrait que je fasse… » Il y a toujours des idées. Ça peut soit aller plus vers des structures de chansons traditionnelles, soit vers des structures plus libres et longues, avec plus de parties instrumentales – tout en restant des chansons, bien sûr – mais totalement psychédéliques, ou plus hard rock. Je pourrais partir sur de l’acoustique et faire un album super calme, ce que je n’ai jamais fait avant et qui serait sympa. J’en suis à un stade dans ma carrière avec Monster Magnet où il y a certaines attentes quant à ce pour quoi ce groupe est « réputé » et ce que nos fans aiment. Evidemment, à mon sens, par le passé j’ai ratissé une grande partie d’un même terrain, et j’ai toujours envie de m’amuser à écrire et produire. Donc la question est : qu’est-ce que Monster Magnet peut faire qui serait cool, que nous n’avons jamais vraiment fait avant ou qui serait dans ce style mais en étant suffisamment gratifiant ? Je suis toujours partagé avec ça. Je suis sûr que ça arrive à la plupart des groupes qui existent depuis un moment. Tu en arrives à un stade où tu te demandes ce que tu devrais faire. Ce n’est plus les années 70. Dans les années 70, les groupes pouvaient changer assez drastiquement et les fans continuaient à les suivre. Je pense que ce n’est plus pareil maintenant. Si je me mettais à faire un album de musique classique, les gens diraient probablement : « Va te faire foutre ! Où est passé le rock ? », même si je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est qu’auparavant, à chaque fois que j’ai été confronté à ce casse-tête, toutes mes inquiétudes se sont évaporées au moment où j’ai commencé à composer, parce que j’écris avec ce que j’ai à l’intérieur de moi. Si tu laisses ça sortir, on dirait que les problèmes se résolvent tout seuls.
Interview réalisée par téléphone le 20 avril 2021 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Emilie Bardalou.
Traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Jeremy Saffer.
Site officiel de Monster Magnet : www.zodiaclung.com
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