« Ambient doom », « metalgaze », « dreamsludge », « slowcore » : le style des Canadiens de Nadja n’est pas facile à décrire et s’accompagne toujours d’une flopée de néologismes taillés sur mesure, mais il est toujours reconnaissable, ce qui, tout au long de près de vingt ans d’une carrière aussi foisonnante que la leur – le duo est suffisamment productif pour qu’une « discographie sélective » soit fournie avec le dossier de presse –, est une gageure. Changeante mais toujours fondée sur une quantité de vrombissements et de bourdonnements à faire douter de ses enceintes, à la fois expérimentale voire absconse et dotée d’une chaleur assez rare dans le drone, la musique de l’ultra-prolifique Aidan Baker et de Leah Buckareff fusionne extrême lourdeur et ambiance souvent vaporeuse en de longs titres méditatifs voire hypnotiques. Pour leur vingt-septième (!) album, les Berlinois d’adoption ont décidé de lorgner plus franchement que par le passé vers le tournant des années 80-90, l’époque où shoegaze, indus et noise altéraient durablement le paysage musical. Intitulé Luminous Rot (« pourriture lumineuse »), orné d’un rouge éclatant (« rot » en allemand), bien installé dans les paradoxes qui font l’intérêt du groupe et annoncé par un extrait éponyme presque entraînant, ce nouvel effort a de quoi piquer la curiosité au-delà du cercle des aficionados du groupe…
Spectaculairement brève, massive, nimbée de larsen et de fuzz à la fois terrifiant et cotonneux, bruissant de voix fantomatiques – ou peut-être de distorsion aux allures d’échos, le flou des limites entre l’humain et le reste étant au cœur de l’album –, la justement intitulée « Intro » plante un décor familier pour les amateurs de drone et d’obscurité. Après cette démonstration de monumentalité, « Luminous Rot » prend presque de court avec ses vrombissements syncopés : le tempo à la froideur industrielle accélère (on pense aux premiers Godflesh) et se mêle à des voix embrumées à la My Bloody Valentine. L’ensemble garde la même ampleur, la même épaisseur, une infinité de couches superposées jusqu’à se fondre les unes aux autres, un son extrêmement immersif qu’on perçoit de manière quasiment tactile, mais dans l’ensemble, Luminous Rot se fait synthétique. Six morceaux dont un seul dépasse les dix minutes pour quarante-six minutes de musique au total : plus question de longue immersion progressive, cette fois-ci, le groupe exprime son propos de manière beaucoup plus compacte. De manière plus hybride aussi ; ses influences à première vue hétéroclites – ici un riff à la Electric Wizard (« Fruiting Bodies »), là des échos de Sonic Youth – s’épanouissent mêlées les unes aux autres et créent des atmosphères riches et capiteuses, parfois solaires (« Cuts On Your Hands »), parfois angoissées (les murmures râpeux de « Starres »), qui culminent de manière dantesque dans un « Dark Inclusions » qui rappelle ce que le groupe peut faire de plus écrasant.
Le clair-obscur chatoyant de la musique traduit parfaitement l’ambivalence du titre de Luminous Rot et de ses paroles, mélange d’organique et de technique, de délitement et de floraison. En même temps que le rythme froid du post-punk et les murs de guitare du shoegaze se désagrègent dans le bain d’acide – de fuzz et de larsen, en l’occurrence – de Nadja pour un résultat à l’intensité viscérale et à la chaleur narcotique, dans les paroles, des corps en décomposition mutent et grouillent de vie. Les musiciens y rajoutent, à leur habitude, une couche conceptuelle plus ou moins opaque – le duo dit évoquer « des théories astrophysiques, la multidimensionnalité et la géométrie spatiale », et liste parmi ses influences les auteurs de science-fiction Stanislaw Lem, Liu Cixin et Margaret Wertheim – mais malgré tout, la musique du groupe a rarement été aussi accessible. Sorti chez Southern Lord au lieu de leur propre label, produit avec l’aide de David Pajo de Slint – une grande première pour le duo habitué à s’occuper de tout de A à Z –, Luminous Rot est moins autarcique que ses nombreux prédécesseurs, plus ouvert. De quoi, malgré la saturation et le fuzz, laisser passer la lumière…
Album en écoute intégrale :
Clip vidéo de la chanson « Starres » :
Album Luminous Rot, sortie le 21 mai 2021 via Southern Lord Records. Disponible à l’achat ici