La réussite et la renommée croissante de l’œuvre solo de Steven Wilson aujourd’hui ont tendance à faire oublier que ce dernier a été impliqué dans pléthore de projets, parfois enclin à les réactiver en fonction de l’inspiration et de l’emploi du temps. No-Man est l’un des plus anciens, créé à la fin des années 80 en collaboration avec Tim Bowness. No-Man ne s’est pas manifesté depuis onze ans et la sortie du mélancolique Shoolyard Ghosts (2008). Si Love You To Bits opère un retour à l’univers électro-psyché vintage du premier album du duo (on pense aussi souvent au Voyage 34 de Porcupine Tree datant de la même époque, dans le fond comme dans la forme), il n’en profite pas moins de l’expérience accumulée par les deux musiciens au cours de la dernière décennie, allant des atmosphères chiadées prônées par Steven Wilson au goût pour les rythmiques et mélodies simples et entraînantes.
Les deux musiciens, qui ont autoproduit l’opus, ont sollicité pléthore de collaborateurs pour dessiner Love You To Bits, que ce soit Adam Holzer ou Ash Soan ainsi que le Dave Dresmond Brass Quintet. L’écoute répétée de Love You To Bits réussit à convaincre sur le fait que ce n’est pas qu’un énième projet annexe expérimental : l’album répond à un héritage de presque trente ans. Si l’introduction de « Love You To Bits Part 1 » aux samples minimalistes renvoie aux travaux les plus récents de Trent Reznor avec Nine Inch Nails, l’introduction d’une rythmique tout droit sortie de l’univers de la dance music, voire du disco-funk, et qui restera le fil rouge du premier morceau, permet à l’auditeur de faire le lien avec To The Bone (2017) et son « Permanating ». L’aspect volontairement entraînant de la musique de No-Man est très vite mis en contraste avec les atmosphères lugubres et mystérieuses qui se dessinent parfois en arrière-plan. No-Man opère une fusion presque déroutante entre un groove appuyé et des ingrédients plus immersifs, contemplatifs (« Love You To Bits Part 3 »).
C’est principalement cet aspect hybride de la musique de No-Man qui fait mouche : une sorte d’« Abba cérébral » par endroits. No-Man n’en reste pas qu’à un registre rythmique hérité de la musique des années 70-80, il propose l’une de ses réinterprétations les plus contemporaines à travers quelques éléments de synthwave (notamment les mélodies esseulées de « Love You To Bits part 5 », supportées par des cuivres d’une rare discrétion). Derrière une apparence fourre-tout, presque volontaire lorsque No-Man s’adonne à des solos de guitare expérimentaux débridés, Love You To Bits ne donne jamais l’impression d’être désarticulé. L’introduction de « Love You To Pieces Part 1 » crée une passerelle avec la première partie de l’opus, sorte de crescendo angoissant qui prend pour point de départ l’accalmie précédente. Les traits familiers qu’entretient No-Man avec Nine Inch Nails deviennent plus explicites, nuancés par le chant très déclamé et parfois mielleux de Tim Bowness. No-Man se plaît en outre à durcir le ton par endroits (« Love You To Pieces Part 2 »), quitte à emprunter le chemin de l’école Deadmau5 et d’une EDM brute, où les artifices grandiloquents laissent la place à un beat électro constant, agrémenté petit à petit de multiples arrangements qui ne prennent jamais le pas sur ce dernier, avant d’être submergé par un solo de clavier dans la plus pure tradition progressive.
No-Man parvient à mêler grâce, atmosphères immersives, plages addictives et rythmes dansants avec une aisance déconcertante, compte tenu des arrangements parfois improbables que contient l’opus. Il ne faut pas fragmenter l’écoute de Love You To Bits (après tout, le disque n’est constitué que de deux plages de près de 20 minutes chacune), le sens n’intervient que si l’œuvre est appréhendée intégralement. Cette dernière propose une expérience atypique, sorte de fusion de mondes rarement conjugués. Personne ne peut nier ainsi la singularité de No-Man, et ce même lorsqu’on la met en perspective avec la carrière prolifique de Steven Wilson.
Chanson « Love You To Bits – Bit 1 » :
Medley de « Love You To Bits » :
Album Love You To Bits, sorti le 22 novembre 2019 via Caroline. Disponible à l’achat ici