No One Is Innoncent a su s’imposer sur la scène rock française sans pour autant bénéficier de toute la notoriété qu’il mérite. Depuis Propaganda (2015), le groupe a placé la barre à un niveau difficile à atteindre, à tel point que ce septième et nouveau disque intitulé Frankenstein avait fort à faire pour se distinguer. En outre, l’album célèbre les vingt-cinq ans d’existence de la formation. Justement, Frankenstein est un album composé sur le temps long, plus d’un an et demi aux dires de Kemar, moins dans la réaction comme pouvait l’être Propaganda par rapport aux attentats de Charlie Hebdo notamment. Frankenstein est plus réfléchi, plus subtil, plus abouti en somme.
Frankenstein est donc né dans un contexte paisible pour le groupe, ce qui a permis de ciseler la musique et les textes avec une sérénité assez rare dans le monde de la musique. No One Is Innoncent sait parfaitement ce qu’il a à dire, en l’occurrence que nous sommes tous coupables à différents degrés de la création de monstres, que nous sommes tous proches de Victor Frankenstein. No One Is Innocent ne veut pas cette fois déplorer les actes terroristes et les politiques débilitantes, il veut s’atteler à la genèse de ces phénomènes. Sur le seul plan du sens, Frankenstein se veut déjà plus profond que son prédécesseur. Il y a évidemment le dessein de faire correspondre l’intensité de la musique à la narration. Ainsi le riff survitaminé (à l’esprit très Rage Against The Machine) de « Desperado » fait écho à la thématique du burn-out, le « jusqu’ici tout va bien » scandé par Kemar ironise sur le voile que nous impose les pouvoirs en place, quel que soit leur nature. « Hold-Up Au Nom Du Peuple » est une référence directe au slogan de Marine Le Pen, qui n’a d’écho chez les gens que « quand la raison s’endort » pour paraphraser le frontman. Le travail des guitares de Shanka et Poppy une nouvelle fois embelli par le travail de Fred Duquesne à la production (Mass Hysteria) empêche l’album de résonner dans un seul registre. On oscille entre le hard rock burné à l’instar des leads sur « Ali (King Of The Ring) », le passage stoner/space rock d’ « À La Gloire Du Marché » qui rappelle le Dogman’s Tales (2007) de Destruction Incorporated, la wah-wah grungy-bluesy de « Madking », les accents punk de « Teenage Demo » et « What The Fuck » et les rythmiques heavy de « Frankenstein ». No One Is Innocent met un point d’honneur à créer des atmosphères différentes pour renvoyer aux propos du texte, le très mélodique « Nous Sommes La Nuit » est gouverné par le sentiment d’angoisse et de mystère caractérisé par le côté psychédélique du titre.
La recette de No One Is Innocent est toujours la même : des prises de positions renforcées par un art du riff peu commun dans la scène française. Frankenstein gagne en subtilité sans vraiment perdre en échange. Au contraire, l’appréhension des propos de Kemar nécessite davantage d’attention et marque plus durablement l’auditeur. Le délicat « Les Revenants », qui renvoie à la lutte contre ces « loups solitaires, la foi entre les dents » en est l’exemple le plus marquant. No One Is Innocent prend d’ailleurs soin de ne pas se laisser obnubiler par une seule thématique. « A La Gloire Du Marché » se charge de ravager le monde de la finance sans circonvolutions. Il y a néanmoins l’existence d’une synthèse dans ce Frankenstein, « le chef d’œuvre du créateur » décrit dans le titre éponyme : le décalage entre le « bonheur » outrancier des moins nombreux qui se nourrit des maigres ressources du plus grand nombre, jumelée à la passivité consternante vis-à-vis de la violence et de l’absurdité quotidienne. Si Frankenstein est un album qui ne se nourrit pas de l’instant comme son prédécesseur, il n’en reste pas moins concerné. L’album se clôt par une reprise de « Paranoid » de Black Sabbath, titre qui a vu sa pléthore de remaniements par une constellation de groupes. Pourtant, la reprise qu’exécute No One Is Innocent s’extirpe du lot, sans doute grâce à Shanka et Poppy une nouvelle fois, assistés de la justesse de Kemar dans l’intention. Surtout, la réussite de ce « Paranoid » est qu’il conclut véritablement l’album, qu’il n’a rien d’un titre bonus.
Si certains considèrent que la musique rock engagée est (pour une raison quelconque) devenue obsolète, ils devraient se ruer sur Frankenstein pour constater qu’allier propos incisif et science du riff est une démarche qui fonctionne toujours à merveille. No One Is Innocent a une verve musicale et textuelle singulière qu’il serait dommage d’ignorer. Nous accouchons de monstres, et d’autres se chargent d’accoucher de titres pour nous le rappeler sans tergiverser. Ce Frankenstein est une création qui ne se refuse aucunement.
Album Frankenstein, sortie le 30 mars 2018 via VeryCords. Disponible à l’achat ici