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Interview   

Patrice Vigier : l’exception française


Quand on fait des interviews, on a souvent affaire à des musiciens qui parlent de leur passion de jouer de la musique, d’en écrire, et de la jouer devant des gens. On n’a pas beaucoup l’occasion de parler avec des gens qui créent des instruments. Pourtant, l’un ne va pas sans l’autre. Plus qu’un artisanat, la lutherie est tout un art, indissociable de certaines évolutions et innovations dans l’histoire de la musique.

Dans le domaine de la guitare, si les Américains Les Paul ou Leo Fender sont entrés dans la légende, en France on n’a pour autant pas à rougir de notre savoir-faire, comme en atteste le succès de la marque Vigier. Fondée en 1980 par Patrice Vigier, l’entreprise a su se faire un nom parmi les plus grands, étant reconnue pour sa rigueur et son sens de l’innovation.

A l’occasion de la sortie du premier album de Summer Storm, groupe fondé par Patrice Vigier lui-même, nous avons profité de l’avoir sous la main pour lui poser quelques questions sur son activité de luthier.

« J’ai commencé à faire de la lutherie parce qu’à l’époque je m’étais acheté une guitare […]. Je me souviendrai toujours : je la sors du carton et les quarts de rond n’étaient pas réguliers. Et ça m’a choqué ! Pourtant, j’étais gamin. Et après, sur ma guitare, il y avait plein de trucs à faire. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler dessus. Ça vient donc d’une déception, de mécanismes de merde, un manche pas bien réglé, des frettes mal mises, etc. »

Radio Metal : Peux-tu nous parler de ta passion pour le fait de créer des instruments, la lutherie ?

Patrice Vigier : [Réfléchit] Je ne sais pas quoi te répondre parce que ça fait tellement longtemps que je suis dedans qu’elle m’habite complètement ! La passion, je l’ai eue très jeune, j’ai commencé à vingt ans en tant qu’artisan, donc j’ai dû commencer un peu avant à bricoler. Ça m’a plu parce que je savais que je pouvais apporter quelque chose. J’aime travailler de mes mains, j’aime la guitare, j’aime la musique, c’est ça qui m’a conduit. Après, de rencontrer les musiciens qui font prendre vie à ce que tu as fait, c’est le kiff absolu. Surtout que j’ai beaucoup de chance. En France, c’est très compliqué de faire des guitares françaises, et j’ai eu la chance de rencontrer des Français, des Américains, des Anglais, super bons, qui ont fait que je me suis exporté dans le monde entier. Donc c’est le kiff de faire vivre ma passion. J’ai consacré toute ma vie à la musique, faire des guitares et la musique.

As-tu des influences en termes de lutherie, ou d’une manière générale dans l’artisanat, des gens qui t’ont inspiré ?

Les premiers, ce sont les frères Jacobacci. Ma culture est française, en termes de lutherie, c’est sûr. Quand j’étais musicien, tout jeune, je suis allé dans l’atelier des deux frères Jacobacci. Donc ma culture est là. Je ne sais pas si tu connais un peu les instruments, mais nous défendons la frette zéro, nous devons être presque les seuls sur la planète [rires]. J’exagère, mais nous sommes très peu. Mais ça vient de la culture européenne.

En remontant un peu plus loin, comment ta passion pour la guitare t’est venue ?

Ma passion est issue d’une déception. Enfin, tu veux dire pour la guitare ou la fabrication de guitare ?

Pour la guitare.

Je n’en sais rien, j’étais ado ! Pour la musique en général, j’ai un souvenir très précis du premier shoot que j’ai eu. Ma sœur est plus âgée que moi et, à l’époque, elle était directrice de colonie de vacances, et nous étions allés la visiter en Corse. Et ils avaient ce qu’on appelait un foyer, où les jeunes, plus âgés que moi à l’époque, écoutaient de la musique. Je devais avoir douze ans, quelque chose comme ça. Et je me souviens que j’étais allé là, et je m’étais ramassé deux morceaux dans la figure, c’était « Instant Karma » de John Lennon et « Black Night » de Deep Purple. Et ça, c’est ce qui m’a fait rentrer dans la musique, je le sais, parce que ce que j’ai ressenti à ce moment-là, c’est indescriptible. C’est quelque chose qui te marque à vie. Mon chemin vers la musique a commencé là. Et puis ma sœur, encore elle, m’a mis une guitare dans les mains, et après c’était parti [rires].

Avant de répondre, tu as commencé à dire que ta passion est venue d’une déception. Qu’est-ce que tu voulais dire ?

Je parlais de la lutherie. J’ai commencé à faire de la lutherie parce qu’à l’époque je m’étais acheté une guitare, or je n’y connaissais rien et un mec m’avait dit : « Faut acheter celle-là parce qu’il y a tel mec qui joue dessus. » J’ai dit « OK », j’ai acheté celle-là, j’ai craqué deux mille huit cents francs, ou trois mille francs, je ne sais pas, c’est énorme, quand tu as seize ou dix-sept ans. Je me souviendrai toujours : je la sors du carton et les quarts de rond n’étaient pas réguliers. Et ça m’a choqué ! Pourtant, j’étais gamin. Et après, sur ma guitare, il y avait plein de trucs à faire. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler dessus. Ça vient donc d’une déception, de mécanismes de merde, un manche pas bien réglé, des frettes mal mises, etc. Je tairai la marque, mais c’est une marque qui est réputée. Mais voilà, j’ai commencé comme ça.

Dans ce processus artisanal qu’est la lutherie, quelle est la place pour toi de la créativité et de la sensibilité artistique ? Arrives-tu à exprimer de la créativité artistique dans ce processus-là ?

Non. Dans la lutherie, c’est purement technique pour moi. Ce n’est pas là que j’exprime mon côté artistique. Pour moi, la lutherie, c’est de la mécanique, des ondes sonores, etc. Je suis là pour faire un bon outil pour pouvoir faire de la musique. Je suis un serviteur. Pour moi, je ne fais pas d’art dans la lutherie. Ce sont les artistes qui vont faire de l’art avec ces outils-là. Donc il faut qu’il soit le meilleur possible. Avec la manière dont je le fais, je donne un outil qui est très performant, et si l’artiste est très performant, il saura tirer le maximum de ce que j’ai fait. Mais ce n’est pas artistique, c’est mécanique.

Tu as été un des premiers à concevoir et commercialiser des guitares fretless. C’est devenu une de tes particularités. Comment es-tu parvenu à adapter à la guitare ce qui vient originellement de la basse et des instruments classiques comme le violon ?

À l’époque, je ne sais pas, pour moi c’était évident que la guitare fretless était une porte ouverte vers de nouveaux horizons. Le problème qu’il y avait avec la touche en bois, c’est que l’instrument est injouable, ce n’est pas un violon. Au violon, tu entretiens l’énergie de la corde avec l’archer, donc ça sonne, tandis qu’à la guitare, tu donnes l’énergie avec un coup de médiator, et si la note est étouffée, ça fait « poc poc poc », ce n’est pas intéressant. Le défi était d’avoir une touche parfaitement régulière pour que toutes les notes sonnent bien. Donc mon travail a été de résoudre ce problème-là, et je l’ai résolu assez rapidement, même si à l’époque ce n’était pas comme aujourd’hui, on n’avait rien [rires]. Donc on rectifiait le metal à la main, c’était un travail hallucinant. C’était super long et très difficile. Maintenant on sait bien le faire, c’est plus facile depuis bien longtemps. J’ai fait ça en 1980, ça date d’il y a très longtemps. À l’époque, ça n’intéressait vraiment personne ! Quand j’allais voir des guitaristes avec ça, ils n’en avaient rien à faire, ils étaient branchés par le Floyd Rose, et en dix-sept ans, j’en ai vendu une, à Arto Soukiassian, que je connais très bien. Et il a fallu que j’attende Ron Thal pour enfin avoir un artiste qui s’intéresse à ça. Il l’a utilisée sur ses albums et sur Chinese Democracy de Guns N’ Roses. Il y a d’autres artistes, comme Gary Moore, qui ont fait un album avec… Mais c’est vraiment Ron qui a [lancé ça]. Ron est un vrai créatif, il fait des choses avec qui sont juste hallucinantes.

« À l’heure actuelle, la guitare est plutôt dans la régression que dans la progression. […] Je le sais parce que nous avons pas mal de trucs qui sont différents, et on voit bien qu’il n’y a pas beaucoup d’ouverture à essayer autre chose. Tout le monde joue sur les mêmes amplis, les mêmes guitares, depuis des années… »

Comment perçois-tu l’évolution de la lutherie et des guitares et basses en général ? Il y a eu le passage de six à sept, huit cordes, voire plus…

À l’heure actuelle, la guitare est plutôt dans la régression que dans la progression. C’est la demande de la majorité des musiciens, des instruments qui sont le plus vintage possible, donc les industriels s’accordent à ça, ça ne les intéresse pas de faire des nouveautés, parce que les nouveautés n’intéressent pas. Je le sais parce que nous avons pas mal de trucs qui sont différents, et on voit bien qu’il n’y a pas beaucoup d’ouverture à essayer autre chose. Tout le monde joue sur les mêmes amplis, les mêmes guitares, depuis des années… Je ne sais pas, je n’ai pas envie de parler de ça [rires].

Quels seraient tes défis à venir, en tant que luthier ? As-tu déjà des idées innovantes que tu souhaiterais mettre en place ?

Franchement, il y a toujours la possibilité d’améliorer les choses, mais nous avons déjà fait pas mal de chemin. Moi, j’en suis plutôt là à essayer de convaincre que mes solutions sont bonnes. En ce moment, je n’ai pas d’idée révolutionnaire pour mes instruments. Ils fonctionnent très bien, voilà. Il y a quelques trucs que je veux faire… On travaille vraiment sur la qualité de fabrication, c’est vraiment du travail quotidien, ce n’est pas du marketing que de dire ça. Chez nous, tous les jours nous parlons avec les luthiers. A l’atelier des luthiers, ils ont trente ans de carrière, ce sont vraiment de vieux briscards, et nous en parlons tout le temps ; c’est plus ça notre quotidien, je suis plus branché là-dessus, le fait de toujours améliorer la qualité. Techniquement, elles fonctionnent super bien, les grattes [petits rires]. Quand je vois un truc qui me dérange, c’est là que je me mets en branle, et que je me dis qu’il faut que je le résolve. Mais je n’ai pas trop de problèmes là, donc ce n’est pas mon souci.

Par rapport à ta pratique de la guitare, dirais-tu que parce que tu es luthier, tu as tendance, quand tu joues, à chercher le son le plus organique possible ?

Je cherche juste à ce que ça soit harmonieux. Organique, je ne sais pas ce que ça veut dire. Je n’en sais rien, parce que j’utilise beaucoup l’ordinateur. Je cherche des sons qui aillent bien ensemble. C’est très compliqué, ça, par contre. Tu peux passer deux jours, trois jours, sur un son, mais dire qu’il est organique ou pas… Je m’en fous. À la limite, si je jouais dans un téléphone et que ça rend bien dans la musique, ça irait très bien.

Quand tu parles de ta passion pour la lutherie, ton parcours dans l’artisanat est étroitement lié à ta passion pour la musique. T’es-tu déjà posé la question, si jamais tu devais rester dans l’artisanat, mais que tu devais sortir de l’univers de la musique ? Est-ce que ça, c’est quelque chose qui déjà te paraît envisageable ? Et si oui, vers quoi irais-tu ?

Non mais tu rêves ! [Rires] C’est impossible, je sais que c’est ça que je veux faire, j’ai voulu faire et que je ferai jusqu’à ma mort. C’est en moi.

Finalement, tu as vraiment la passion de construire quelque chose. Quelque part, on peut se demander si c’est forcément lié à la musique, ou si c’est une passion que tu as pour le fait de créer et réaliser des choses…

Aussi, oui, ce n’est pas qu’une chose. Je ne suis pas non plus restreint à la musique. Quand je travaille sur un programme de commande numérique pour faire un usinage, ça me branche. J’aime bien aussi. Justement, c’est ça l’intérêt, c’est que je suis dans un domaine qui est très varié, mais la musique, c’est le vecteur principal. La musique, les instruments, parce que ce sont les instruments qui sont les outils de la musique. Je ne ferai pas autre chose, je le sais.

Tu as sorti l’album de Summer Storm sur Vigier Records. Comment passe-t-on de luthier à gérant d’un label ?

[Rires] Ce n’est pas difficile. Comment dire, là il faut faire un peu de politique… [Réfléchit] Déjà, le business, je sais ce que c’est, je ne fais pas que des guitares, je fais aussi distributeur d’instruments de musique avec High Tech Distribution, donc on sait ce que c’est que la distribution, le marketing, ce sont des choses que l’on pratique dans le côté business de l’entreprise, parce que Vigier, ce n’est pas le business, je te le dis tout de suite. Je n’ai pas de maîtresse, mais je fais des guitares, tu vois ce que je veux dire [rires]. On nous a fait des offres qui franchement ne m’ont pas séduit, donc j’ai dit : « Je le fais moi-même. » C’est tout. Maintenant, peut-être qu’un jour, il y a une maison de disques qui viendra nous aborder et qui nous proposera des trucs intéressants, mais là, c’était pas le cas.

Tu construis des instruments via ton activité de lutherie, tu joues dessus vu que tu fais des disques, et en plus, tu promeus des disques via un label. Finalement, tu as toutes les casquettes. Dirais-tu que de porter ces trois casquettes-là est un avantage pour la compréhension du business de la musique et dans ton dialogue avec tes interlocuteurs ?

Déjà, mon activité, c’est plein de choses différentes, donc j’ai l’habitude. Mais non, ça ne m’apporte rien, parce que c’est vraiment un autre milieu. Mon expérience, tout ce que j’ai fait dans le passé, ça m’aide, évidemment, mais c’est très différent.

Le fait de changer de costume d’une telle manière, jouer, faire des guitares, gérer un label… Est-ce que ça n’est pas épuisant pour le mental ? Ou est-ce que ça te fait du bien ?

Non, j’ai l’habitude. Dans l’entreprise, je fais de l’informatique, c’est moi qui m’occupe de tous les serveurs, j’ai fait du développement, je m’occupe des machines à commande numérique, je construis les guitares, je commande le papier toilette, je fais de la gestion… C’est une entreprise à taille humaine, et on est obligés – quand je dis « on », c’est parce qu’il y a toute ma famille qui est dedans. On est obligés d’être multitâches, ce n’est pas une multinationale. Donc j’ai un peu l’habitude. Le costume, c’est plus délicat par rapport à l’image qu’on donne de soi. Pour tout le monde, moi y compris, l’image est souvent très importante, et avoir l’image d’un chef d’entreprise et l’image d’un rock’n’roller, c’est difficilement compatible pour les deux. Soit tu es rock’n’roller et tu n’as pas le look pour être chef d’entreprise, soit tu as le look du chef d’entreprise et tu n’as pas le look pour être rock’n’roller.

Penses-tu avoir réussi à t’imposer en tant que chef d’entreprise-rocker ?

Je n’en sais rien. Tu regardes « Whoever You Are », le premier clip de Summer Storm, j’ai les fesses assises entre les deux. Les autres clips, je m’en fous, je fais ma musique, et fuck le reste ! [Rires]

Interview réalisée par téléphone le 23 novembre 2018 par Philippe Sliwa.
Introduction : Nicolas Gricourt.
Retranscription : Robin Collas.

Site officiel de Vigier : www.vigier.fr



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