Au-delà des expérimentations stylistiques et des évolutions musicales, la scène black metal a rapidement su intégrer de nombreuses réflexions, qu’elles soient philosophiques, métaphysiques ou encore poétiques. Sous bien des aspects, Decline of the I incarne avec force cette propension à utiliser la trame philosophique et artistique, dans un jeu de références réflectives et d’affects réfléchis, pour conjurer un creuset de noirceurs musicales. Une intention qui a permis au projet d’imposer son black metal torturé et tortueux avec un premier triptyque d’albums articulé autour de la pensée du médecin philosophe Henri Laborit et sous laquelle sinuait déjà un rapport singulier au religieux.
Aussi, jamais saillants et toujours latents, ces rapports qui alimentent et ont en partie motivé la nouvelle trilogie amorcée avec Johannes appelaient une nouvelle plongée dans la pensée de son géniteur, A.K. Dans une démarche toujours imprégnée de philosophie et irrémédiablement captivée par l’existentialisme chrétien, nous explorons ainsi le rapport particulier de ce nouveau cycle avec la philosophie de Kierkegaard sans pour autant jamais perdre de vue la source première – la musique – qui continue de dire autant, peut-être même parfois davantage, que les discours qui l’inspirent.
« J’aime me retrouver au contact de ceux qui croient, d’ailleurs. Je me disais que je n’arrive pas à croire en Dieu, mais que je crois assez aux gens qui croient en Dieu. J’ai besoin d’une sorte de médium. »
Radio Metal : Musicalement, ce nouvel album semble s’inscrire dans un tournant plus mélodique. On peut y percevoir une volonté de présenter une musique un peu plus vaste, avec des ambiances plus amplifiées. Est-ce que c’est ainsi que tu perçois cet album, qui succède à une trilogie pour en commencer une autre ?
A.K. (chant, guitare, claviers) : C’est avec le recul et les retours que je me suis vraiment rendu compte de ça, mais il n’y a pas une volonté si claire de faire quelque chose de plus mélodique. Mais c’est vrai que c’est un album qui a été écrit sur plusieurs années, donc maintenant que j’ai un peu tout rassemblé et que j’ai le résultat final devant moi, je peux vraiment me rendre compte de ça. Maintenant, c’est bien d’avoir une sorte de travail de fond un peu inconscient là-dessus. La trilogie parlera des concepts du philosophe danois Søren Kierkegaard qui explore trois stades de l’existence, à savoir le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux. Ce premier volet est le stade éthique, donc c’est un peu la figure du héros dandy qui vit dans l’instant, pour le plaisir, la beauté, etc. Donc ça me va qu’il y ait quelque chose de plus mélodique, de plus aéré, qui ressorte des précédents albums. Ce n’est pas absolument conscient, mais c’est cohérent.
Est-ce que tu expliques aussi cela par le choix de Xort au mix et aussi de Déhà au mastering qui est assez connu pour ce rendu épuré dans tous ces travaux extrêmes ?
Le choix de Xort pour le coup, c’est que j’avais déjà bossé avec lui sur d’autres projets, mais notamment, dans Decline Of The I, il avait déjà masterisé le deuxième album, Rebellion. Et là, tout simplement, j’ai eu plus de budget de la part du label Agonia Records, donc j’ai pu enfin retourner faire un mix complet avec Xort, et je pense qu’effectivement, c’est ça qui a donné ce caractère plus ouvert, doublé au mastering de Déhà, qui a vraiment réussi à se mettre au service du mix, tout en ajoutant une touche un peu plus moderne, non pas au sens « inhumain » du terme, mais tout simplement un peu plus puissant. Du coup, on a vraiment la rencontre de deux types d’ingénieurs du son. On a Xort, quelqu’un de très traditionnel, qui ne bosse qu’en analogique, et Déhà, qui est plus « nouvelle école », avec du plugin, etc. Je n’ai pas de jugement, je ne vais pas dire : « C’est forcément mieux parce qu’il y a de vrais transistors » mais là, ça me permet de faire une synthèse des deux et d’avoir vraiment des artistes en soi qui sont ingénieurs du son. C’est-à-dire qu’en bossant avec des gens comme ça, tu as l’impression d’avoir des membres en plus dans ton groupe. Tu n’es pas juste en face de pousseurs de boutons ou de mecs qui peuvent avoir de bonnes idées mais qui ont des moyens limités. Là, il y a vraiment tout qui est réuni et ça fait vraiment une équipe au top.
Ce ne sont pas que des techniciens…
Exactement, ils sont vraiment au service de la musique. Ce sont des gars avec qui, avant même de bosser avec eux… Par exemple, avec Xort, six mois avant d’arriver au studio, nous avons passé une heure ou deux au téléphone juste pour discuter de l’esprit du projet, de ce que j’avais en tête, avec ce fameux casse-tête pour les ingénieurs du son quand tu as un musicien qui arrive avec des termes pas du tout techniques pour parler de sa musique, comme quand tu dis : « Je veux un truc plus aéré, plus éthéré… » et que lui doit se dire : « OK, je vais transformer cela techniquement, c’est ça que je dois faire. » Il a vraiment ce sixième sens pour capter l’essence d’un truc. Il prend le temps, et ça permet d’avoir un son assez singulier pour chaque projet auquel il se consacre.
Par rapport à la construction du projet en lui-même, tu commences un nouveau cycle, une nouvelle trilogie basée sur Kierkegaard. Mais après la trilogie précédente, tu avais dit que tu n’étais pas sûr de continuer sous la forme Decline Of The I. Pourquoi as-tu finalement choisi de le faire ?
Ça va paraître un peu métaphysique, mais je n’ai pas tout à fait choisi. C’est-à-dire qu’en 2018, Escape n’était pas encore sorti – il ne sortait que quelques mois après, mais il était complètement terminé – et j’étais parti tout seul, pendant huit jours, dans une maison de campagne dans le Charolais, avec juste mon ordinateur et ma guitare. J’avais l’intention de faire de la musique, mais je ne savais pas du tout ce qui allait en sortir. J’étais sur d’autres idées de projets. Comme j’ai pas mal de trucs potentiels, ça pouvait être du Waiting For My End, du Neo Inferno ou complètement autre chose. J’ai commencé à composer sans a priori, sans me donner de ligne directrice. Dès le deuxième matin, quand je réécoute, je me dis : « Bah en fait, je suis en train de faire du Decline Of The I » et ça s’est vraiment imposé à moi de continuer. Je me suis dit : « Allons-y pour une nouvelle étape », sans savoir encore que j’allais faire une trilogie, mais tant qu’à faire, je me suis dit que j’aimais assez cette espèce de contrainte qui donne en même temps des frontières pour établir une œuvre. C’est assez vite que je me suis dit que j’allais refaire une trilogie. Il y avait vraiment la sensation d’être arrivé quelque part, sans savoir si ça allait être une fin. Finalement, ça n’en était pas une.
« Pour moi, la vie ici-bas, c’est tout ce que j’aurai, alors que pour les chrétiens, c’est l’apéro ! Je suis un peu jaloux de ça, car j’ai un peu plus de mal à donner du sens à ma mort. »
Le fait de créer un nouveau cycle sur Kierkegaard, c’est quelque chose qui est venu après les premiers jets musicaux ?
Oui, c’est venu après. Il y a vraiment eu les premiers jets musicaux et l’idée m’est venue quelques mois plus tard. J’étais parti sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, je marchais toute la journée et je réfléchissais, je laissais mon esprit vagabonder. A un moment ça m’a frappé, du genre : « Eurêka, je vais faire la prochaine trilogie sur Kierkegaard. » C’était peut-être l’ambiance, le feeling religieux des chemins qui m’ont guidé vers un philosophe chrétien, mais toujours est-il que ça m’est venu d’un coup. Il y avait déjà une bonne partie de l’album qui était composée, mais je pense que la suite a été assez empreinte de ça. Surtout, une fois que tout est composé, je repasse sur tous les morceaux pour un peu de cohérence, pour revoir des arrangements, et je pense qu’il y a un peu cette empreinte qui s’est rajoutée, même après coup. Ça fait que ça reste assez unifié, même s’il y a eu plusieurs époques de composition, avec un début de composition sans savoir que ça allait être rattaché à ce type de concept. Ça a été en deux temps.
Justement, tu parles aussi du religieux chez Kierkegaard. La question de la foi est cruciale chez lui. La dernière fois, tu nous disais que ton athéisme, ton manque de foi, c’était quelque chose qui te pesait. Du coup, comment te places-tu par rapport à cette question du religieux ?
En fait, j’en suis toujours au même point sur cette question-là. Je reprends toujours l’expression de Cioran d’une « mystique sans Dieu ». Je sens comme un vide quelque part à combler, et je pense que la musique le comble en partie, d’ailleurs, mais pas tout à fait. J’aime me retrouver au contact de ceux qui croient, d’ailleurs. Je me disais que je n’arrive pas à croire en Dieu, mais que je crois assez aux gens qui croient en Dieu. J’ai besoin d’une sorte de médium. Là où il y a un peu une mise en abyme, c’est que dans les différents stades de Kierkegaard, il y a aussi une sorte de cheminement vers la foi. Ce n’est pas forcément que je sois en train de l’entreprendre, mais ça pose ces questions-là. C’est-à-dire que ce n’est pas du tout quelque chose de donné, ce n’est pas forcément une sorte de révélation, c’est presque un travail.
Ça me rappelle une discussion du bouquin de Romaric Sangars qui s’appelle Conversion, et qui raconte sa conversion au christianisme : ce n’est pas juste en se réveillant un matin qu’il est devenu chrétien. Il y a aussi quelque chose de l’ordre du travail, du passage, et on retrouve cela chez Kierkegaard. Peut-être que je fais une sorte non pas de parodie, mais de mimesis ou de réinterprétation de ces genres de passages, où je me retrouve en athée sur les chemins de Compostelle, entouré de gens qui sont hyper croyants, avec qui je discute pendant des heures, où je me dis que ça a l’air vraiment cool de se dire que tout ce qu’on vit ici, c’est juste le début de quelque chose, alors que pour moi, c’est vraiment tout ce qu’il y a. Comme j’avais dit une fois, pour moi, la vie ici-bas, c’est tout ce que j’aurai, alors que pour les chrétiens, c’est l’apéro ! Je suis un peu jaloux de ça, car j’ai un peu plus de mal à donner du sens à ma mort que quelqu’un qui a inséré son système de croyance dans quelque chose qui dépasse ce moment-là. En gros, j’en suis un peu au même point !
Finalement, tu transposes dans la musique un travail que tu ne pourrais pas faire spirituellement, et c’est finalement ce qui remplit le vide que tu évoques. C’est peut-être aussi une solution pour trouver la paix du questionnement sur ce qu’il y a après la mort ?
Oui, c’est ça. C’est très galvaudé comme terme, mais je dirais aussi que c’est très cathartique. Dans Decline Of The I, ça a toujours été une sorte d’autobiographie, de mise en abyme… Il y a toujours plein d’éléments personnels plus ou moins voilés dans ce projet-là. Donc ce questionnement-là est une couche ou une enveloppe de plus, tout à fait.
Du côté musical, ce côté spirituel, ce cheminement religieux semble assez proéminent au sein des mélodies du nouvel album, notamment grâce à la présence des chœurs. C’était ta manière de le traduire musicalement ?
Je n’essaye pas de traduire. Je pense que ça ne fonctionne pas comme ça. Je dirais plutôt que j’essaye de machiner. C’est-à-dire qu’il y a des choses qui m’arrivent, qui peuvent être des pensées, des sentiments, des questionnements existentiels, et je ne vais pas me dire : « Tiens, je vais faire des riffs dessus. » Après, il y a un moment où je vais commencer à faire de la musique et il va se passer quelque chose. Il y a forcément quelque chose qui va être produit, des mélodies, des arrangements, du chant, etc. Je ne me dis pas : « Tiens, je vais essayer de traduire telle ou telle chose. » C’est-à-dire qu’au fond, si j’ai vraiment envie d’exprimer des trucs clairs avec des messages clairs, j’écris un bouquin. Ce n’est pas ce que je fais, parce que j’essaye plutôt de faire passer quelque chose qui n’est pas de l’ordre du discours, mais plutôt de la sensation, de l’émotion, qui est le langage même de la musique. C’est juste qu’il y a tout ce qui m’arrive me nourrit et que je choisis d’ingérer dans le processus créatif, et en sortie, il se passe ce qu’il se passe. Effectivement, on peut se dire qu’on voit la logique, mais on peut aussi ne pas la voir. Quelque chose se produit forcément, mais la musique n’est pas la métaphore de quelque chose d’existant. Il y a une nourriture et après on en sort de la musique.
« Si j’ai vraiment envie d’exprimer des trucs clairs avec des messages clairs, j’écris un bouquin. Ce n’est pas ce que je fais, parce que j’essaye plutôt de faire passer quelque chose qui n’est pas de l’ordre du discours, mais plutôt de la sensation, de l’émotion, qui est le langage même de la musique. »
Tu as présenté la structure de cette nouvelle trilogie et ces trois stades. On imagine que la majorité de nos lecteurs ne sont pas forcément familiers avec la philosophie de Kierkegaard. Comment pourrais-tu décrire, selon tes propres mots, ces trois stades ?
Déjà, ce qui est important à comprendre, c’est que ces trois stades, ce n’est ni chronologique ni hiérarchique. Ça part du principe que l’on a potentiellement tous ces aspects en nous, ces enveloppes. Sur tel ou tel point de notre existence, on est plus esthétiques, là où d’autres sont plus éthiques, on peut faire des allers-retours… Ce n’est pas juste une ascension et il n’y a pas de jugement. On ne dit pas par exemple que le stade esthétique n’est pas top et que le stade religieux est génial. Pour autant, il y a un peu cette trinité en nous, que je redécoupe dans la trilogie de Decline Of The I. Le stade esthétique, on va dire que c’est le stade du moment présent, le stade du dandy qui vit dans le présent, sur le plaisir, avec la nuit, le vin, le côté dionysiaque. C’est quelque chose de très individualiste aussi. Dans les essais de Kierkegaard, il y a notamment Le Journal Du Séducteur, qui est un peu l’ouvrage qui représente ce stade esthétique et dont le personnage principal s’appelle Johannes.
Le stade éthique, c’est le stade adulte, de la maturité, où on commence à faire les choses non pas parce que ça nous fait plaisir, mais parce qu’on pense qu’on a le devoir de le faire. Il y a vraiment une dimension morale qui commence à intervenir. C’est la figure du juge Wilhelm. Le troisième stade, c’est le stade religieux, une sorte de sphère un peu coupée des autres, avec une communication un peu plus directe avec Dieu, qui s’incarne dans la figure d’Abraham, dont il parle dans son ouvrage Les Miettes Philosophiques, où il y a une sorte de métamorale, qui n’est pas exactement la morale chrétienne, car le religieux est au-delà de ça. Il prend l’exemple d’Abraham parce que c’est celui qui s’apprête à faire un geste réprimé par la simple morale, à savoir le fait d’aller tuer son fils, parce que cette intimité toute-puissante de Dieu devient un commandement plus fort que celui de la morale, du stade éthique. Voilà pour ces trois aspects.
Puisque tu as parlé du Journal Du Séducteur, dont Johannes est le personnage principal, et qui incarne ce stade esthétique, comment as-tu retranscrit ce personnage dans l’album ? Est-ce que c’est son parcours que l’on peut comprend en filigrane ? As-tu fait un parallèle entre le parcours de Johannes et le tien propre ?
Avec le mien non, car ça reste une figure. Après, oui, sur quelque chose de plus général, sur l’amour de la beauté, du plaisir, certainement. Je ne m’y intéresse pas biographiquement au premier degré, en tout cas. C’est un peu comme je disais tout à l’heure, je ne fais pas la bande originale d’un livre. On va dire, plus prosaïquement, que c’est à travers les paroles que je suis plus allé chercher cette idée de retranscription et de parcours, où, au début de l’album, on sent l’entité qui s’exprime, qui est vraiment l’être de la nuit, du plaisir du vin, des femmes, qui se délecte de ça et qui méprise un peu la populace. Pour arriver à la fin, où l’angoisse monte – c’est un concept central dans la philosophie de Kierkegaard, l’angoisse qui est une sorte d’ouverture vers d’autres stades. Donc à la fin, l’entité commence à se rendre compte que tout ceci peut être parfois un peu vain, le fait de toujours être dans le plaisir, la jouissance, la consommation… C’est un peu ça que je raconte dans l’album. C’est le côté plus premier degré du rapport à l’œuvre. Ce n’est pas du tout un résumé du Journal Du Séducteur, ni même une évocation. Ça raconte juste l’histoire d’un dandy qui se rend compte que sa vie est finalement un peu vide.
L’album Johannes commence comme Inhibition par une chanson qui tourne autour d’un sample du film Le Feu Follet, de Louis Malle. C’était important pour toi de garder ce film comme une sorte de fil rouge ?
Oui, c’est bien vu d’avoir capté le lien ! Je fais beaucoup de clins d’œil dans mes différents albums. Des fois, je me fais presque des private jokes pour moi-même, et ça me fait presque rire à moi tout seul. En fait, il y en a plein. Par exemple, Decline Of The I, c’était un titre de mon projet solo précédent qui s’appelait Love Lies Bleeding. Et là, c’était aussi pour faire un clin d’œil de continuité. Ça reste le même projet, même si c’est une nouvelle étape. D’ailleurs, ce sample qu’on entend sur le premier titre, je l’avais utilisé dans Love Lies Bleeding. J’aime bien ce côté « ritournelle », si on regarde un peu de loin certaines matières que j’utilise. C’est-à-dire que, par l’acte même du sampling, à savoir décontextualiser quelque chose et lui redonner une nouvelle utilité, un nouveau jaillissement, là, c’est une sorte de double sampling. C’est-à-dire que je sample le sample d’un de mes albums précédents. J’aime bien ces jeux baroques de mise en abyme sur plusieurs niveaux. Je n’ai aucun problème avec la reprise, tant que ce n’est pas de la redite.
« C’est un peu notre drame et notre damnation de ne pas nous contenter de vivre, d’avoir toujours besoin de faire plus que ce qui nous est donné, alors qu’on pourrait dire que c’est déjà miraculeux de vivre, mais pas du tout. C’est plutôt un cadeau empoisonné qu’on passe son temps à essayer de submerger, d’oublier. »
Ce qui est intéressant chez Kierkegaard, c’est qu’il a toujours travaillé sous toutes sortes de pseudos, notamment Johannes Climacus. Est-ce que c’est quelque chose qui te parle, cette espèce d’identité créatrice, multiple, ou fracturée ?
Oui. En plus, sans que ça renvoie directement à Kierkegaard, c’est quelque chose d’assez fréquent dans le metal, et je dirais même plutôt dans le metal extrême, voire plus strictement dans le black metal, où on a toujours tous évolué sous pseudonyme, sous une entité autre, et parfois même – c’était un peu mon cas aussi – avec plusieurs pseudonymes. On joue à ça parce qu’il y a ce côté de mettre en avant quelque chose d’autre que notre individu, notre pedigree. Il ne s’agissait pas de mettre en avant qui je suis, mon identité officielle, mais avant tout une vision, et de ne pas être biaisé par : « Ah bah super, il s’appelle Jean-Pierre. » Du coup, il y a ce truc-là qui m’a séduit dans l’approche de Kierkegaard, et aussi pour d’autres raisons. Pour la petite histoire et pour continuer dans les clins d’œil de clins d’œil, il se trouve que Johannes Climacus était moi-même mon pseudo sur les réseaux sociaux depuis plus d’une dizaine d’années. Ça m’amusait d’avoir un pseudonyme comme pseudonyme, parce que je ne voulais déjà pas mettre ma vraie identité sur les réseaux sociaux… Et donc, d’avoir maintenant en plus un album qui s’appelle Johannes – il y a même des gens qui m’appellent Johannes sur les réseaux sociaux – on peut dire que c’est un ego-trip. Il y a cette réflexion sur ma place dans tout ça, sur mon personnage, sans tout dévoiler complètement.
Avec ce projet, Decline Of The I, ça peut paraître assez symbolique, mais notamment en live, tu n’as pas de corpse paint, tu apparais comme tel – on avait pu te voir aux Feux de Beltane, notamment. Est-ce que, là-dessus, il y a vraiment une volonté de personnifier davantage ce projet, qui, comme tu l’as dit, était assez biographique ?
C’était toute la question d’en faire une identité live. Nous avons beaucoup réfléchi à comment nous allions nous montrer. Nous n’avons pas pensé au corpse paint directement, mais à des maquillages, des masques, etc. Nous nous sommes dit que déjà, tout le monde était saoulé de voir des gens avec juste un foulard sur la gueule, donc nous ne voulions pas verser là-dedans. Nous y sommes allés assez sobrement. La question se situait même encore avant, c’était : quel est finalement l’intérêt – car des groupes live, j’en ai pas mal d’autres – de faire Decline Of The I en concert ? C’était quelque chose que j’avais en tête depuis assez longtemps, et puis j’ai passé le pas. Ça s’est fait un peu tout seul, au détour d’une rupture amoureuse qui m’avait un peu laissé sur le carreau. Je me disais qu’il ne fallait pas rester trop longtemps sur le carreau et relancer des dynamiques. Cette idée que j’avais toujours en tête a été assez salutaire pour renouer avec quelque chose d’un peu plus lumineux. Ça a aussi été une belle rencontre avec les gens du groupe. C’étaient des gens que je connaissais plus ou moins, et ça a été l’occasion de remonter une équipe, ce qui était quelque chose que je n’avais pas fait depuis très longtemps, finalement, le fait de monter un groupe à partir de zéro.
Effectivement, nous ne sommes pas cachés, mais nous avons voulu aussi qu’il n’y ait pas que nous sur scène. À Beltane, c’était la seule fois où c’était un peu particulier, nous ne pouvions pas vraiment projeter sur grand écran car ils n’en avaient pas. C’était sur leur télé, derrière, et ça faisait moins l’effet que nous essayons de rendre. En plus, c’était plutôt en journée. Les lives que nous faisons d’habitude sont assez épurés et plutôt sombres, plutôt bleu foncé, avec une vidéo qui a quand même son importance et qui n’est pas là juste pour décorer. En plus, nous avons déjà, par deux fois, fait venir des danseurs et danseuses pour performer sur scène, pour arriver avec une expérience un peu, pompeusement, « art total » – c’est un peu grandiloquent de dire ça, mais c’est pour dire que ça reste au service d’une expérience globale, ce n’est pas juste pour nous voir.
Le côté un peu cinématographique de cette performance à Beltane était, malgré les conditions techniques, assez réussi, car ça nous avait interpellés. Quand les concerts reprendront, c’est donc quelque chose que tu vas entretenir et que tu souhaites creuser davantage ?
Oui. Creuser davantage, je ne sais pas exactement dans quel sens, mais en tout cas, ça va perdurer, c’est sûr. Dans ce format, il n’y a absolument aucun blanc dans nos concerts. C’est une longue piste de quarante ou cinquante minutes, où il n’y a jamais de silence, où nous ne faisons pas forcément les morceaux tels qu’ils sont sur les albums, parfois il y a des breaks qui sont complètement refaits parce que nous trouvons que ça se prête mieux de cette façon-là sur scène. Donc oui, il y a cette volonté de joindre d’autres artifices que seulement la musique. Ce n’est pas forcément valable pour tous les groupes, mais j’avais le sentiment que l’expérience était déjà suffisante, musicalement, avec nos albums. Du coup, pour les gens qui allaient venir nous voir sur scène, j’avais envie de présenter plus.
Est-ce que le live est quelque chose que tu penses à part ou est-ce que tu dirais que d’avoir passé Decline Of The I avec un line-up live et d’avoir fait des concerts, ça a influencé ton rapport avec le projet et ta manière d’écrire ?
Oui, il y a une sorte de boucle de rétroaction. C’est-à-dire que là, sur la toute fin de la composition de l’album, nous avions déjà fait pas mal de concerts qui s’étaient très bien passés. Sans faire un plan de route ou me dire : « Je vais faire une chanson avec un refrain où tout le monde chantera à Wacken », il y a quand même un moment où je m’imaginais déjà faire tel morceau sur scène, ce qui n’avait jamais été le cas avant. Il y a quand même une influence. En l’état, il y a à peu près les trois quarts de l’album qui sont infaisables sur scène, mais il y a des choses à faire et pendant que je composais je me le suis dit.
« L’art est un moyen assez ultime, avec la drogue, le suicide, la folie… Ce sont ces choses-là que Cioran décrit comme une échappatoire. Pour l’instant, après avoir fait pas mal de réflexion sur ces différents artifices pour sortir de la vie, je pense que c’est la musique qui me fait le moins de mal. »
Concernant le line-up, c’est le même que celui que tu avais en live pour l’album studio ?
Exactement. J’avais déjà des musiciens en studio précédemment. C’était le même batteur, mais le chanteur a changé, et la bassiste est arrivée. Typiquement, la question s’était posée pour la basse que j’avais composée, et que j’étais en capacité de jouer, contrairement à la batterie que j’avais composée mais que je ne saurais pas jouer. Au début, nous ne nous posions pas trop la question, car il était question que je l’enregistre, puis finalement, très naturellement, nous nous sommes dit qu’il valait mieux que la bassiste enregistre. Ces enregistrements ont été réalisés autour du premier confinement, donc nous avions déjà tous nos concerts derrière nous, et c’est vrai qu’il y a vraiment eu une autre approche en studio pour cet album-là, parce que même si j’avais tout composé, il y avait vraiment plus un rapport de groupe, ne serait-ce que par le fait d’avoir plus de retours, plus d’échanges, etc. Les autres n’ont pas composé, mais je pense qu’il y a eu des retours qui ont fait que je suis arrivé à des dilemmes et c’était bien d’avoir les autres membres pour m’aider à trancher. Il y a eu d’intéressantes critiques. Ça a un peu nourri le projet, c’est sûr.
On a très peu d’informations sur le chanteur S.I., on ne sait pas vraiment comment il t’accompagne sur cet album. Qui est-ce exactement ? Est-ce que c’est quelqu’un qui vient d’une autre formation que tu connais ?
Pour préciser, sur les autres albums, je n’ai jamais été le chanteur lead. Sur les deux précédents, c’était Vestal de Merrimack, et avant c’était le premier chanteur de Vorkreist notamment. S.I. est le chanteur d’un projet qui vient de sortir, qui était dans les cartons d’un ami depuis des lustres et qui s’appelle Thagirion. L’ironie du sort, c’est que ce projet est dans les cartons de mon ami Vagus Nox qui a joué notamment dans Mayhem, Satyricon, etc. C’était un peu sisyphéen dans l’accouchement du truc, mais c’est en train de sortir, et ils ont dévoilé la musique de leur EP le même jour où nous avons dévoilé le deuxième extrait de Johannes, « Dieu Vide ». S.I. a eu des projets il y a dix ans, mais n’avait pas eu des masses d’actualités ces dix dernières années, et là il se retrouve à avoir ces deux projets qui réémergent en même temps. Suivez Thagirion, ça vaut vraiment le coup.
L’artwork a été réalisé par Dehn Sora. Quelle consigne lui as-tu donnée ? Qu’est-ce que tu imaginais pour la pochette ?
Je ne suis pas très fort pour visualiser les artworks en général, c’est pour ça que je lui faisais entièrement confiance. Je lui ai simplement énoncé le principe de la trilogie, je lui ai parlé de Kierkegaard, et il est venu avec cette idée du visage d’un personnage que j’imaginais dandy, justement, avec un regard un peu provocant, et qui se retrouve avec des mains autour de lui, qui sont à la fois caressantes, aimantes – cette idée du plaisir, de la chair – et en même temps un peu angoissantes. Il y a ce basculement entre vivre dans le plaisir le plus extrême et se rendre compte que ça peut être autodestructeur. Par contre, contrairement aux albums précédents, nous avons déjà réfléchi à l’artwork de toute la trilogie, pour qu’il y ait vraiment un fil directeur. Là, tout n’est pas encore posé, mais je sais déjà que je continuerai à travailler avec lui sur les prochains. Nous allons essayer de faire quelque chose où il y ait vraiment une cohérence musicale et visuelle plus grande, pour vraiment faire un bloc.
Cet album nous a semblé un peu moins froid, moins urbain que la précédente trilogie. Est-ce que c’est parce que l’apport trip-hop que tu revendiquais, les samples, sont plus distillés et plus discrets ? Est-ce que pour toi, c’est l’évolution naturelle de Decline Of The I ?
Je ne pose pas souvent d’intention hyper précise dans mes modalités de composition, parce que j’aime bien me laisser le champ très libre, mais là, c’était volontaire de ne pas recourir aux boîtes à rythmes ou à des éléments de musique électronique – même s’il y a des samples – parce que j’avais l’impression qu’en mettant des éléments un peu froids et décharnés on perdrait ce côté du dandy qui se vautre dans la chair. Je pensais que ça casserait la cohérence de l’ensemble. C’est vraiment la seule intention précise que j’ai posée, parce que je ne voulais pas partir dans cette direction-là. Je ne me l’étais pas dit sur le moment, mais c’est vrai que vous n’êtes pas les premiers à me dire qu’il y a ce côté moins froid, moins grouillant, plus lumineux, et je ne pensais pas que ça transparaîtrait à ce point-là. Je me demandais même si on me ferait la réflexion comme quoi il n’y aurait plus de boîte à rythmes, et en fait, si. C’est quelque chose qui finalement brille par son absence, mais c’est bien, parce que justement, ça brille.
« Nous sommes sur scène, nous sommes dans des endroits relativement safe, nous allons jouer à distiller des ambiances sombres qui peuvent vraiment créer des choses, mais ça ne restera pas directement la vie. C’est comme pour cette histoire de stade esthétique, ce n’est pas parce qu’il y a une sorte de décalage avec le réel que c’est forcément quelque chose à mépriser. »
Tu parlais tout à l’heure des samples et de ce matériau musical que tu aimais bien redistiller, ré-apporter dans tes œuvres. Tu parlais aussi de la réutilisation du pseudonyme. Ça me fait penser que sur le Bandcamp du groupe, il y a une citation de Guy Debord : « Le vrai est un moment du faux », qui est détourné de la formule hégélienne qui dit que « le faux est un moment du vrai ». Est-ce que ça participe aussi de ta poétique, ce rapprochement avec Guy Debord qui était beaucoup dans le détournement, cette réutilisation artistique de matériau littéraire – en l’occurrence pour lui – mais que toi, tu appliquerais à différentes échelles ?
C’est très pertinent, c’est exactement ça. D’ailleurs, l’ouverture de tous nos concerts se fait avec cette phrase, écrite en lettres blanches, très arides, avant que nous arrivions sur scène. Avec ce côté ironique de commencer un spectacle par la phrase de quelqu’un qui a été le premier à critiquer le spectacle. C’est une sorte de clin d’œil de dire que nous savons aussi que nous allons jouer un rôle. Ça ne veut pas dire que c’est moins important, mais ça veut dire qu’il y a déjà une notion de jeu. Nous sommes sur scène, nous sommes dans des endroits relativement safe, nous allons jouer à distiller des ambiances sombres qui peuvent vraiment créer des choses, mais ça ne restera pas directement la vie. C’est comme pour cette histoire de stade esthétique, ce n’est pas parce qu’il y a une sorte de décalage avec le réel que c’est forcément quelque chose à mépriser. Pour autant, je pense que c’est intéressant d’en avoir conscience. Quoi qu’il arrive, on pourra le dire dans tous les sens, quand nous montons sur scène, il y a un pas en arrière face à la vie à nu.
Ça fait d’ailleurs écho à une phrase que nous utilisons souvent aussi, qui est que la vie ne suffit pas. La vie ne suffit jamais, sinon nous n’aurions pas besoin d’art, d’alcool, etc. C’est un peu notre drame et notre damnation de ne pas nous contenter de vivre, d’avoir toujours besoin de faire plus que ce qui nous est donné, alors qu’on pourrait dire que c’est déjà miraculeux de vivre, mais pas du tout. C’est plutôt un cadeau empoisonné qu’on passe son temps à essayer de submerger, d’oublier, et justement, l’art est un moyen assez ultime, avec la drogue, le suicide, la folie… Ce sont ces choses-là que Cioran décrit comme une échappatoire. Pour l’instant, après avoir fait pas mal de réflexion sur ces différents artifices pour sortir de la vie, je pense que c’est la musique qui me fait le moins de mal. « Le vrai est un moment du faux », c’est une sorte de côté face / côté pile de la dialectique hégélienne, qui au contraire, prométhéennement, se prétend décrire la vie comme elle est. J’exagère un peu, mais c’est l’hybris des philosophies totalisantes, systémiques et analytiques.
Il y a quelques années, avec ton autre projet Waiting For My End, tu avais sorti un album inspiré d’un bouquin de Stig Dagerman, qui s’appelle Notre Besoin De Consolation Est Impossible À Rassasier. Ça reprend ce que tu viens de nous dire. Comment, conceptuellement et philosophiquement, tu différencies un Decline Of The I et ce projet-là ? On a l’impression que la philosophie derrière est plus ou moins la même, et que ça se chevauche…
Oui, conceptuellement, il n’y a pas une énorme différence. Disons qu’il y avait ce côté-là, un peu plus adolescent et direct du bouquin de Dagerman, qui est tout petit, et qui se suicide après avoir écrit ça… De la même façon que la musique de Waiting For My End était vraiment une sorte d’hommage. Quelques semaines après, ça a été un fiasco de production pour la sortie. L’idée était que j’avais tout composé en un mois et demi, quelque chose comme ça, et que ça sorte dans la foulée. Il se trouve que c’est sorti un an après. La base, c’était de faire quelque chose d’assez direct. Je ne revendique pas d’originalité dans la manière de composer les riffs. C’était vraiment un hommage à ce qui m’a fait vibrer quand j’ai découvert le black metal. C’était très Burzum, Xasthur, ce genre de projet qui a un rapport à la souffrance et à la vie qui est un peu plus direct, avec moins de faux-semblants, moins d’intellectualisme derrière, etc. Ça raconte un peu la même chose, mais de façon un peu plus adolescente – sans dire que ça soit quelque chose de moins bien –, de plus franc, de moins alambiqué comme je peux l’être dans Decline Of The I. C’était vraiment une soupape à un moment où j’avais envie de faire un truc où je faisais vraiment tout, c’est-à-dire même la production, le mix, le mastering, la sortie, etc. C’est pareil, je n’ai pas tergiversé très longtemps pour choisir l’idée du livre de Dagerman, et puis c’était parti.
Un petit mot sur tes autres projets pour terminer, notamment Merrimack, The Order Of Apollyon et Vorkreist. Y a-t-il des sorties de prévues prochainement ? Où en êtes-vous ?
Je ne sais pas si nous avions fait une annonce officielle, mais je ne suis plus dans The Order Of Apollyon depuis un an et demi, mais ils n’ont dû faire qu’un ou deux concerts depuis que je ne suis plus dans le groupe. Quant à Vorkreist, on va dire que c’est en coma depuis des années. Nous n’avons jamais officiellement arrêté, rien n’est impossible, nous ne nous sommes jamais dit que nous arrêtions non plus, mais tout le monde est vraiment occupé dans ses projets, et nous n’habitons pas du tout au même endroit maintenant… Et pour Merrimack, par contre, nous sommes en train de composer un nouvel album, ça avance. À l’allure de Merrimack, mais ça avance.
Interview réalisée par téléphone le 17 mars 2021 par Jean-Florian Garel & Eric Melkhian.
Fiche de questions : Chloé Perrin, Jean-Florian Garel & Eric Melkiahn
Retranscription : Robin Collas.
Photos : David Fitt.