Trois ans après la sortie de Grand Guignol Orchestra, Pensées Nocturnes vient faire valdinguer les étagères des vieux bistrots parisiens à coups de valses incontrôlables et ronflements d’accordéons avec son nouvel album Douce Fange, ravivant ainsi la flamme de plus d’une lampe à huile poussiéreuse. Délaissant les clowns rabougris et la folie hurlante des cirques de l’opus précédent, c’est avec toujours autant de décadence et d’expérimentation farfelue que Pensées Nocturnes s’attelle aux piliers du patrimoine français et de la ruralité profonde de jadis. Un album qui donne à voir en spectacle le grotesque de la vie d’antan, l’aridité des gosiers biberonnés au vin rouge, l’enthousiasme excessif des bagarres aux abords des rues et son propre reflet dans l’éclatante brillance des caniveaux aspergés par le résultat d’une ivresse invétérée.
Comme à son habitude, Léon Harcore, maître d’œuvre derrière Pensées Nocturnes, engloutit son auditeur – ou plutôt son spectateur – sous une masse visqueuse mais non moins minutieusement réfléchie, pleine de sens et de non-sens ! Au cœur de cet entretien, Léon nous guide dans les coulisses de Pensées Nocturnes, où chacun des nombreux intervenants a un rôle aussi précis que libre dans l’interprétation, où le processus complexe de composition s’accompagne d’un travail quotidien pour entretenir l’art du jeu de mots que Léon manie avec toujours plus d’aisance et dont l’inventivité délirante s’inspire des plus grandes œuvres populaires des années passées.
« La musique de Pensées Nocturnes est très codée, c’est assez opaque à déchiffrer, ça demande énormément de temps et de réflexion et on n’a pas forcément toutes les clés parce que je ne facilite pas la chose, et ce n’est pas du tout l’idée. »
Radio Metal : Est-ce qu’aujourd’hui tu composes toujours entièrement seul ou le fait d’avoir un line-up live fait que tu as une approche plus collégiale et que tu es ouvert aux propositions de tes collègues ?
Léon Harcore (chant & instruments) : En termes de composition on peut dire que je garde la main, mais la particularité pour Douce Fange est que j’ai pas mal sous-traité les enregistrements. Ils m’en veulent un peu d’ailleurs parce que Pensées Nocturnes n’est jamais très rigolo à enregistrer, si on veut le faire de manière scolaire, suivant ce qui a été composé. Mais nous ne sommes pas du tout dans le scolaire, et toute la liberté est donnée, enfin toute proportion gardée. Suffisamment de liberté est laissée aux interprètes pour personnaliser les enregistrements, que ce soit au niveau des guitares, des basses et des autres instruments derrière, parce que j’en joue pas mal, mais il y a pas mal de « guests » sur cet album, au niveau du saxophone, par exemple, de l’accordéon, etc. En résumé, je dirais que pour la composition je garde principalement la main, mais il n’y a pas du tout de rigidité extrême exacerbée sur l’interprétation. Au contraire, je suis ouvert à toutes les idées, et ça ne marche pas trop mal à ce niveau-là.
En janvier 2020 tu avais demandé à ton public quelles références ou influences il voudrait entendre sur le nouveau Pensées Nocturnes (en jazz, en tango, en musique traditionnelle, etc.) Qu’est-ce que tu as retenu de ce qui t’a été proposé au final ? Avais-tu déjà ta vision de l’album à ce moment-là, celle de partir sur la thématique « vieille France » ?
C’est encore plus véridique sur le dernier album, mais de façon générale j’aime bien incorporer pas mal d’éléments extérieurs dans Pensées Nocturnes. Que ce soit au niveau des textes ou surtout de la mélodie : soit des références, soit clairement l’incorporation d’une mélodie triturée façon Pensées Nocturnes. Pendant la composition de Douce Fange j’avais effectivement fait une sorte de sondage, ou fait appel au public sur des éventuelles idées ou quelques propositions. C’est un peu un challenge de prendre des morceaux qui n’ont rien à voir avec du black metal ou du Pensées Nocturnes et de se dire : « Comment est-ce que je vais pouvoir m’en sortir avec ça pour que ça fonctionne ? » Parce que l’idée n’est pas juste de faire du collage et de dire : « Vous avez vu j’ai fait de l’expérimentation », mais vraiment de s’approprier le truc. Ça m’embêterait de donner les noms tout de suite car nous avions dans l’idée, avec les Acteurs De L’Ombre, lors de la sortie de l’album et lorsque le streaming serait en totalité, de faire une sorte de petit concours sur le fait d’être capable de reconnaître ou non les morceaux, ou plutôt de trouver les références à droite à gauche, parce qu’elles sont vraiment multiples. Je ne pouvais pas tout incorporer parce qu’il y a vraiment beaucoup de monde qui a répondu, c’était assez sympa, mais il y en a cinq ou six que nous avons dû retenir et qui sont incorporées dans l’album, en étant plus ou moins mises en valeur.
C’est comme une sorte de jeu de piste. Ce concours, vous l’aviez déjà en tête ou est-ce que ça s’est fait vraiment spontanément ?
Nous n’avons pas composé pour le concours [rires], c’est plutôt un hommage, en soi. Faire des références et faire des petits clins d’œil comme ça, que ce soit au niveau de la musique ou au niveau des textes, ça se fait énormément dans le jazz. De façon plus générale, la musique de Pensées Nocturnes est très codée, c’est assez opaque à déchiffrer, ça demande énormément de temps et de réflexion et on n’a pas forcément toutes les clés parce que je ne facilite pas la chose, et ce n’est pas du tout l’idée. Ce n’est pas très sympa, mais je trouve qu’il n’y a rien de plus glorifiant que d’arriver à reconnaître ou d’avoir quelque chose qui fait tilt ou même, après coup, de se dire : « Putain, mais c’est ça qu’il a voulu dire », ou d’échanger. Donc, oui, ce côté « jeu de piste », je trouve qu’il est important, que ce soit dans la musique ou dans l’artwork, dans les graphismes qu’il y a derrière. Il y a des références et des jeux de mots de partout. Il y en a qui sont évidents, d’autres beaucoup moins, et je pense que c’est assez intéressant d’arriver à essayer de déchiffrer tout ça et de s’approprier ces éléments.
Est-ce que c’est une manière de dire à ses auditeurs que s’ils veulent comprendre l’univers de Pensées Nocturnes, il faut qu’ils le réécoutent, qu’ils le déchiffrent, qu’ils le dissèquent ?
Je ne dirais pas que c’est une obligation, c’est plutôt une opportunité laissée. J’ai toujours apprécié d’avoir quelque chose avec beaucoup de couches, une sorte d’oignon auquel on enlève toutes les couches et qu’il y en a toujours en dessous à mesure que tu réécoutes, que ce soit dans le classique ou dans d’autres éléments beaucoup plus complets. Mais ce n’est pas une obligation, on peut aussi écouter du Pensées Nocturnes sans en avoir compris les moindres détails. Je pense que c’est plutôt une opportunité laissée d’avoir, écoute après écoute, toujours des choses nouvelles qui ressortent. Ce n’est pas indispensable, à mon sens, chacun se l’approprie comme il le souhaite. Néanmoins, beaucoup sont rebutés par ce côté « hyper-consistant », c’est un peu dommage, mais chacun en tire son épingle du jeu.
« Il n’y a pas vraiment de règle. […] La seule manière de fonctionner, c’est de tester. Nous testons, essayons, arrangeons, remodelons, réessayons, jusqu’à obtenir un truc qui fonctionne. »
L’évolution avec Douce Fange c’est aussi peut-être le retrait des musiques savantes, même si on peut encore entendre des références de musique dites « classiques », pour mettre davantage l’accent sur des musiques populaires comme le jazz, le blues, etc. Est-ce une nouvelle ligne directrice que tu vas poursuivre par la suite ou est-ce qu’au final chaque album de Pensées Nocturnes doit avoir son propre horizon ?
Je pense que là c’est plutôt lié au fait que dans le concept général de l’album nous cherchions à nous détourner du cirque qui était le thème principal de Grand Guignol Orchestra, le disque précédent. Tous ces thèmes-là ont toujours été des parties intégrantes de Pensées Nocturnes, que ce soit la vieille France, le cirque, les références au classique, le jazz, etc. Mais je dirais qu’à mesure des albums, un élément prend le pas par rapport aux autres. Sur celui-là c’était plutôt des références à la vieille France, sans forcément avoir d’enveloppe temporelle bien définie. Nous ne cherchions pas à nous inscrire dans une temporalité précise et à respecter tous les codes ou les faits historiques. L’idée était plutôt de faire référence aux bals musettes, à la variété française, il y a un chant révolutionnaire… Plutôt que la différenciation sociale, c’est le thème de l’album qui nous a amenés à utiliser ces morceaux-là. Ce n’était pas vraiment pour laisser de côté le côté élitiste et avoir des thèmes populaires.
Tu proposes beaucoup de réadaptations de chansons du patrimoine culturel. Est-ce que tu les greffes d’abord à la composition que tu as écrite ou est-ce qu’au contraire, la composition d’un morceau est influencée par ces réadaptations ?
Il n’y a pas vraiment de règle. Il y a des habitudes de travail mais pas de chose écrite, de méthode qui fonctionne à tous les coups. Ça peut être l’un ou l’autre. En général, il y a quand même un thème global qui est défini, qui est réfléchi, une direction donnée. Ensuite, que ce soit au niveau du texte ou de la composition, nous tâtonnons, nous avançons pour nous inscrire dans ce thème directif là. La plupart du temps nous arrivons à nous y tenir, mais il arrive quand même que nous nous en détournions complètement pour finalement aborder un autre sujet, ou un autre thème, ou parce que dans le texte nous faisons les choses différemment, ou qu’il y a une autre mélodie qui fonctionne. Il n’y a vraiment pas de règle là-dessus, ce qui prédomine, ce sur quoi nous nous basons, c’est le résultat final. Nous sommes dans une démarche d’innovation… c’est un peu moche à dire comme cela… « expérimentale » disons plutôt. Donc la seule manière de fonctionner, c’est de tester. Nous testons, essayons, arrangeons, remodelons, réessayons, jusqu’à obtenir un truc qui fonctionne. C’est difficile de dire avant de démarrer ce que nous allons obtenir.
Tu pars d’abord de tes textes pour élaborer tes chansons ou est-ce que tu as d’abord l’univers musical avant d’avoir les mots ?
C’est pareil, il n’y a pas de règle, cela dépend. Comment dire ça… la « recherche documentaire », c’est n’est pas le bon terme, mais ce que nous avons à mettre dans les morceaux, que ce soit les jeux de mots, les textes, les idées, les concepts, les compositions, les mélodies… Tout cela est un référencement qui se fait quotidiennement. Ce sont des choses que je note, des idées. Au niveau du graphisme aussi. Tous ces éléments-là qui font au final un morceau de Pensée Nocturnes, je les rassemble au fur et à mesure, et c’est en revenant dessus, en feuilletant toutes ces notes-là, toutes ces idées, toutes ces choses que j’ai plus ou moins avancées, que je monte un morceau. Le point de départ peut être un texte, une mélodie ou même une image où je me dis : « Tiens, on va mettre ça dans le layout ». Voilà, le point de départ : il n’y a pas de règle.
Comment choisis-tu et mesures-tu ce que tu vas chanter en chant hurlé ou en chant « lyrique » ? En fonction des sonorités et de la « mélodie des mots » elles-mêmes, si l’on peut dire ? Ou est-ce qu’au final c’est plus instinctif que réfléchi ?
Le texte est défini avant la façon dont il va être chanté. Le placement est défini lors de l’écriture, mais la façon dont il est chanté, que ce soit hurlé ou lyrique ou que ce soit quelqu’un d’autre – parce que je ne sais pas combien nous sommes de personnes à chanter dans l’album mais c’est quand même assez important –, tout ça se fait, encore une fois, suivant le feeling, suivant le ressenti, il y a très peu de règles, nous essayons et réessayons. Effectivement, il y a des chants qui se répètent à mesure que les albums avancent, il y a des répétitions avec le chant lyrique, etc. mais je suis en permanence en train de chercher de nouveaux sons, des formes de chants différentes, des accents, des degrés dans l’agressivité du chant, c’est en perpétuel changement aussi. Ce n’est pas défini par le texte en lui-même.
C’est vrai que même accompagné des textes, on a du mal à distinguer clairement les paroles, ce qui donne un côté cauchemardesque et un peu « délire d’ivresse ». As-tu cette intention de rendre certaines choses inintelligibles ou incompréhensibles, ou est-ce que c’est indépendant de ta volonté ? Auquel cas cette question te ferait peut-être offense…
[Rires] Non pas du tout. Ce ne sont pas des morceaux que tu vas chanter en écoutant la radio, ce n’est pas ça du Pensées Nocturnes, et je n’ai pas nécessité à ce que des gens comprennent immédiatement le texte. Donc ce n’est pas une contrainte qui est incluse dans l’élaboration des morceaux. J’en suis conscient, c’est clair que des fois même moi je me dis : « Putain, je sais plus où j’en suis » [rires]. Quand nous faisons un album nous passons des centaines d’heures dessus, une fois que c’est fini nous sommes contents, nous fermons la page et passons à autre chose. Nous ressortons les morceaux quand nous les bossons pour les adapter en live, et des fois… ce n’est pas immédiat [rires], je me trompe moi-même. Donc non, ça ne me fait pas offense, ce n’est pas une contrainte que nous nous imposons.
« Profiter du peu qu’on a, ça peut être aussi tourner la vie en dérision, en rire, en profiter, se foutre de la gueule de tout ce qui nous entoure. […] Ce regard moqueur envers les gens qui sont emplis de certitudes sur tout ce qui nous entoure est un régal pour moi. »
Dans Douce Fange, là où tu as encore franchi une étape à notre sens, c’est sur les textes et sur les très nombreux jeux de mots. C’est un art qu’aujourd’hui tu maîtrises parfaitement. Est-ce que c’est purement intuitif, ça te vient naturellement, ou est-ce que ça te demande encore beaucoup de travail ?
Ça demande effectivement du travail, par contre c’est vrai que c’est facilité par le fait que ce soit fait quotidiennement. C’est idiot mais c’est une espèce de gymnastique du cerveau qui se développe et dans une conversation ou dans un truc que tu entends à la radio, ça fait tilt dans ton cerveau et ce sont des choses que je note. Lorsque j’écris les textes, je gagne du temps. Après, c’est un travail de regrouper les choses qui se ressemblent et qui pourraient être ensemble, qui sonnent pareil, pour en faire des textes au final. Quand tu pars d’une feuille blanche, c’est très compliqué, c’est très long, quand tu démarres avec un boulot que tu as déjà fait quotidiennement et une base déjà fournie, ça facilite le travail. Mais ça ne sort pas non plus comme ça, ce n’est pas inné [rires], je n’écris pas trois textes par jour, je n’en suis pas là.
C’est aussi le fruit de nombreux repas de famille où il y avait des blagues avec des jeux de mots ? [Rires]
Par exemple, ce n’est pas la source principale, mais oui ça peut [rires].
On a l’impression qu’un des fils rouges de tous les albums de Pensées Nocturnes, à l’exception de Vacuum, ça reste le spectacle, dans le sens où même les scènes pittoresques du quotidien et les plus déprimantes sont tournées au grotesque. Est-ce que la vision de Pensées Nocturnes est de regarder la vie comme un spectacle pathétique ?
C’est vrai que c’est une vision tragique de notre condition humaine, ni dépressive, ni enjouée à outrance. C’est vraiment se dire : « Bon, c’est la merde, on va tous mourir, il y a le Covid, on a des vies vraiment pourries, qu’est-ce qu’on fait de ça ? Est-ce qu’on passe notre temps à déprimer, à écrire des insultes sur internet et à attendre la fin ou est-ce qu’on profite du peu qu’on a ? » Profiter du peu qu’on a, ça peut être aussi tourner la vie en dérision, en rire, en profiter, se foutre de la gueule de tout ce qui nous entoure. Ce regard moqueur fait partie du fonds de commerce de Pensées Nocturnes. Ce n’est pas forcément la règle donnée mais c’est un des biais par lesquels on peut le prendre : « Comment tirer à profit ce qui nous est donné ? » Aujourd’hui le parti pris par Pensées Nocturnes est de tourner le monde en dérision. J’aime bien donner cette image – il me semble que c’est Baudelaire qui l’a traduit dans un de ses poèmes – qui est de boire sa coupe de champagne au bord du gouffre, c’est le dandy qui profite du peu de plaisir qu’il a dans ce monde, avec le monde qui s’écroule autour de lui. Je pense que ça représente bien Pensées Nocturnes. Plutôt que de s’éterniser à geindre sur notre condition, profitons de cela, et ce regard moqueur envers les gens qui sont emplis de certitudes sur tout ce qui nous entoure est un régal pour moi.
Nous avons remarqué, et c’est assez nouveau chez Pensées Nocturnes, que tu as dans Douce Fange une approche bien plus offensive, un esprit de confrontation et d’appel à la bagarre, mais qui est souvent tourné au grotesque – notamment dans « PN Mais Costaud ». Est-ce que c’est pour mettre en dérision cette tendance de « retour au virilisme » que certains groupes, notamment dans le metal extrême, brandissent ?
On m’a déjà posé la question dans le sens : « Est-ce que c’était lié à la période difficile que nous vivons avec la frustration d’être enfermés en confinement, et la nécessité de libérer ses pulsions ? » Je n’ai pas de réponse à ça, est-ce que c’est la difficulté du moment ? Ou est-ce que c’est la volonté de tourner en dérision la haine qui peut se dégager de la scène ?
D’un autre côté, le culte de la bagarre dans la chanson, ça fait presque partie du patrimoine français aussi…
C’est évident que de la façon dont nous le tournons dans Pensées Nocturnes, avec le vocabulaire employé, le côté grivois, paillard, il est plutôt abordé dans un sens « rigolo » – pour infantiliser le truc –, nous ne sommes pas là pour sortir les kalash, ce n’est pas le but. Maintenant, ça en a toujours fait partie : voir un match de rugby, se foutre un peu sur la gueule, ça fait partie du folklore. De moins en moins, mais ça en fait partie, c’est clair. Donc oui, mais de là à dire que c’est pour avoir un regard moqueur sur ce qu’il se passe dans la scène aujourd’hui, non, ce n’était pas vraiment l’idée de base.
Nous avons les références que nous avons, mais par exemple Kamini à l’époque avait écrit une chanson « La Bagarre » où il répétait « moi j’aime bien la bagarre » en mettant aussi en scène ce côté rural puisqu’il vient de Marly Gomont. Nous avons pensé à une démarche un peu similaire dans l’album [rires].
[Rires] De la façon dont tu le dis, ça fait plutôt penser à Astérix, en fait. Si tu veux, il y a un texte qui est basé sur un texte de Boris Vian et qui parle de ça justement : foutons-nous des claques entre nous. Je ne l’ai pas repris texto mais c’est ouvertement inspiré de ce texte-là. Finalement, même des bouts du patrimoine français partagés par tout le monde révèlent cette violence-là, de façon banale, et c’est ça qui m’intéresse : ce côté de rendre banal le moche, le violent. Je pense qu’on pourrait réduire la démarche de Pensées Nocturnes à cela : mélanger les choses du quotidien, de la vie de tous les jours, avec le noir, le malade, le moche, le violent. Je pense que ça extrapole l’impact, ça le multiplie de façon exponentielle.
« Je pense qu’on pourrait réduire la démarche de Pensées Nocturnes à cela : mélanger les choses du quotidien, de la vie de tous les jours, avec le noir, le malade, le moche, le violent. »
Dans « PN Mais Costaud », tu as évoqué un sujet qu’on pourrait presque qualifier de glissant en les temps qui courent, puisque tu parles des multiples comparaisons faites par des auditeurs ou des chroniqueurs entre Pensées Nocturnes et Peste Noire. Dans ce texte-là tu démontres à ta manière que, malgré les corrélations en termes de son ou sur le sujet de la ruralité et de l’ivresse particulièrement, la démarche n’est absolument pas la même. Pourquoi as-tu voulu t’exprimer sur ce sujet-là ?
À titre personnel, je dirais que je partage la créativité artistique de Peste Noire. J’ai toujours admiré l’autodérision, la capacité à être ridicule, à assumer le fait d’être complètement à côté de la plaque. Donc je peux comprendre qu’on nous rapproche sur cela. Après, il y a la mise en avant assumée du « PN », et nous avions tourné cela en dérision en mettant « Cirk PN » dans un patch, en référence à « KPN » pour Peste Noire. Et j’avoue que le jeu de mots avec « Piste Noire » fonctionnait pas mal avec « Neige » [rires]. C’était un jeu d’écriture assez sympa. J’aime bien ce personnage de Famine, en ce sens qu’il m’amuse. Il y a quand même pas mal d’albums que je trouve géniaux, qui font partie, pour moi, du socle du black metal français. Pas tout, clairement les derniers albums je les trouve à chier. Donc forcément quand je m’exprime là-dessus, je mets à part le côté idéologique et politique sur lequel beaucoup s’interdisent de discuter. Je n’ai jamais inscrit Pensées Nocturnes là-dedans et je n’ai pas envie de l’y inscrire du tout. C’était peut-être un peu l’objectif aussi de ce texte-là, peut-être inconscient mais pas vraiment. Aujourd’hui, on ne nous a jamais reproché d’être assimilés à Peste Noire pour les idéologies, donc ce n’était pas du tout pour se défendre là-dessus, ce n’était pas du tout le cas, jusqu’à maintenant on n’a pas du tout été mis au pilori pour ce sujet, donc c’était un peu l’ensemble de tout ça.
Est-ce que c’est aussi pour dire que ça t’amuse beaucoup, tout le battage qu’il y a aujourd’hui autour de Peste Noire, que même cette situation te fait marrer quelque part ?
Ça me gêne moins vis-à-vis de Peste Noire dans le sens où, lui, c’est assumé, il assume cette position. Il l’a peut-être un petit peu insinué avant, mais aujourd’hui c’est clair, il l’a ouvertement dit. Après, il a fait ses choix, il assume, et je n’ai pas de souci avec ça. Ce qui me fait marrer et ce que j’aime beaucoup tourner en dérision, c’est les gens qui sont pleins de certitudes, qui sont sûrs d’eux. C’est ce qui m’intéresse, et me fait marrer. Pour n’importe quelle cause que ce soit. Donc forcément ce spectacle-là m’intéresse, m’amuse et m’interpelle plus que les conséquences ne m’inquiètent. Je ne suis pas inquiet des conséquences aujourd’hui. C’est tellement débile ce qu’il se passe dans la scène, on a l’impression d’avoir tous attrapé un virus autre que le Covid-19, parce qu’on a échangé une bière avec un mec qui avait connu la grand-mère de machin du groupe… Donc ça, ça me fait marrer. Vis-à-vis de Peste Noire je ne vois pas de nécessité à le défendre ou à le protéger parce que de toute façon c’est clairement assumé. Il vit sa vie en fonction des choix qu’il fait. Mais le spectacle de tout ça m’amuse, effectivement.
Tu utilises pas mal d’icônes et de personnalités comme Maïté, Coluche, Rimbaud qui ont ou avaient tous pour trait commun d’avoir un langage assez cru, qui ne font pas dans la dentelle ou qui ne passent pas par des subtilités ou des tournures très complexes dans leur propos. D’une certaine manière, ce sont des personnes qui parlent au peuple, et qu’on peut facilement opposer à l’élégance ou au chic à la française, qui font véritablement contrepoids. Là aussi, ce choix n’est pas anodin et sert toujours ton propos axé sur la ruralité.
Je suis d’accord avec toi. J’aime beaucoup travailler sur la dualité, quelle qu’elle soit, que ce soit le rire et le pleur, le jour et la nuit, le violent et le calme, et mettre le côté élégant, travaillé en face du vulgaire et du facile, ça m’amuse énormément. On parle de Maïté, elle se suffit à elle-même [rires]. C’est tellement facile et ça parle tellement à tout le monde que ça me semblait une évidence et je ne sais pas comment je n’ai pas pu en mettre avant. Il y en a même deux extraits, qui sont aussi horribles l’un que l’autre [rires]. Ce sont des vidéos cultes de la télévision française, même si je pense qu’on nous les ressort peut-être encore un peu trop souvent à la télé. C’est assez incroyable de se dire qu’il y a trente ans on mangeait en face de ça [rires]. Mais pour en revenir à ta question, j’ai envie de dire que ça s’est fait de façon naturelle de travailler ce côté « bas peuple » ou juste grivois. Ce n’est pas forcément volontaire. Notamment au niveau des textes, très souvent ça se fait avec un petit rire au coin des lèvres.
Musicalement, Pensées Nocturnes c’est très complexe mais absolument pas dans un esprit de démonstration. Je fais le parallèle avec un autre groupe français, Plebeain Grandstand, que nous avons récemment eu en interview, où l’un des compositeurs avait l’impression de s’ennuyer dans ce qu’il écoutait au quotidien et donc il ne voulait pas ennuyer son auditorat. Est-ce que toi aussi derrière cette densité musicale, il y a cette volonté de fuir l’ennui quelque part ?
Clairement, oui. Mais que ce soit au niveau de la densité qu’au niveau des ruptures – il n’y a pas que la densité qui permet d’éviter l’ennui. Aujourd’hui il faut éviter la linéarité, la répétition ; surprendre ! La surprise c’est indispensable, à mon sens, pour éviter l’ennui. C’est intéressant que tu parles de Plebeain Grandstand parce que ça fait partie des rares formations françaises que j’apprécie beaucoup, que je suis. C’est lié au fait que je fasse du black metal, même si j’écoute énormément de styles musicaux différents, mais quand j’écoute du black metal je pense qu’inconsciemment je me pose la question : « Qu’est-ce qu’ils vont m’apporter ? Qu’est-ce qu’ils auront à m’apprendre ? Qu’est-ce qu’ils vont me montrer auquel je n’ai pas pensé ou qui va me faire dire : ‘Putain, j’aurais dû faire ça avant eux !’ ? » Inconsciemment, je suis relativement exigeant à ce niveau-là quand j’écoute du black metal, et ça fait partie des groupes qui rentrent dans cette démarche et que j’arrive à suivre – il y en a vraiment très peu. J’ai beaucoup moins de difficultés à écouter d’autres styles musicaux, même si les démarches musicales sont beaucoup moins complexes. Donc pour revenir à ta question, éviter l’ennui, clairement. L’objectif est d’éviter de m’ennuyer moi, et j’ai une réelle difficulté à simplifier les morceaux, je n’y arrive pas. Nous avons eu des longues discussions là-dessus au sein du groupe, justement, parce qu’ils aimeraient bien que ce soit un peu plus simple [rires] pour appréhender les morceaux et pour les retranscrire. C’est un blocage chez moi, je suis incapable de faire quelque chose qui se répète et de beaucoup trop simple. Ce n’est pas une volonté forcément appuyée, ça se fait vraiment naturellement. En bien ou en mal, parce que du coup ça implique une complexité à amener les gens à comprendre ce que nous allons vouloir transcrire.
« J’aime beaucoup travailler sur la dualité, quelle qu’elle soit, que ce soit le rire et le pleur, le jour et la nuit, le violent et le calme, et mettre le côté élégant, travaillé en face du vulgaire et du facile, ça m’amuse énormément. »
Tu as de nouveau fait appel à Alasdair Dunn d’Ashenspire pour chanter sur ce nouvel opus. On imagine que la première collaboration sur Grand Guignol Orchestra l’a convaincu de réitérer l’expérience. Qu’est-ce que tu lui as fait chanter spécifiquement ? Est-ce que c’est lui qui a choisi les parties qu’il voulait chanter en fonction du texte ?
Cette collaboration, c’est vraiment le pur hasard. Nous avions échangé via internet. Je pense qu’il avait acheté un truc sur le Bandcamp, il m’avait envoyé un message et j’avais écouté ce qu’il faisait. J’avais trouvé ça hyper intéressant et le chant m’avait interpellé. Lors de la première collaboration, j’étais hyper étonné de la facilité d’incorporer son chant dans Pensées Nocturnes, ça collait vraiment. En tout cas, il a su adapter son chant aux passages sur lesquels je l’avais fait participer. C’était tellement simple que j’avais juste à coller et ça fonctionnait. Il paraissait évident de refaire appel à lui et il était vraiment hyper ravi de recollaborer avec nous. Il n’y a pas trop de liberté là-dessus, par contre. J’adore le faire chanter en français, c’est vraiment très rigolo parce qu’il a beaucoup de difficultés avec son accent écossais appuyé, donc c’est aussi un petit jeu de ma part parce que je pense qu’il ne doit pas comprendre grand-chose à ce qu’il raconte [rires]. Mais tout ça c’est plutôt défini, c’est assez encadré, après il a quand même réussi à pas mal s’approprier le truc, et à faire quelques variantes. Ça rentre dans la même démarche que pour les autres interprètes, qu’on a développée tout à l’heure : c’est assez encadré mais ça reste quand même un peu ouvert.
Tu as souvent été critique sur tes précédentes œuvres, notamment sur certaines transitions et d’autres subtilités que tu trouvais non maîtrisées avec le recul. Sachant que Grand Guignol Orchestra était déjà dans un nouveau « cycle » en termes d’écriture et de composition, quel recul as-tu sur cet album-là qui est sorti il y a trois ans ? Est-ce que tu as enfin trouvé satisfaction à ta recette ?
C’est un peu trop tôt [rires], je pense que ça demande beaucoup de recul, et très souvent – j’en parlais tout à l’heure – quand nous sommes en phase de finalisation d’un album, nous ne pouvons plus l’encadrer. Nous l’avons écouté des centaines de fois, que ce soit pour la composition, le mixage, le tri des pistes pour le mastering, et là c’est encore un peu tôt pour moi. Très souvent, je suis hyper satisfait des albums quand ils sortent, et ils sont toujours tous meilleurs que les précédents, et quand je les réécoute trois ou quatre mois après, c’est là que ça coince un peu. Des fois on se dit : « Putain, j’abuse un peu là, j’aurais dû passer un peu plus de temps là-dessus. » Donc je n’ai pas forcément ce regard-là sur Grand Guignol Orchestra, je pense que ça reste encore un bon album. Au final, avec le recul, à part Nom D’Une Pipe qui était vraiment un peu trop poussé, un peu moins maîtrisé dans l’expérimentation – parce que l’idée ce n’est pas de faire de l’expérimentation pour de l’expérimentation, c’est vraiment d’avoir quelque chose qui sonne, qui fonctionne, qui paraisse normal, il faut que ça glisse facilement –, je pense que tous les albums sont un peu meilleurs que les précédents. C’est relativement naturel dans le sens où, à mesure que tu avances, tu maîtrises de mieux en mieux l’expérimentation et tous les processus. Au final, nous gardons ce qui fonctionne puis nous retravaillons et réinventons les choses qui nécessitaient d’être améliorées. Je suis très content de cet album, je n’ai pas encore eu de choses qui m’ont interpellé outre mesure après la réécoute, mais je pense que c’est encore trop frais, dans cinq ou six mois je le ressortirai de son coffre et j’y rejetterai une oreille. C’est d’autant plus vrai avec les morceaux que nous jouons en live. C’est très compliqué de réécouter un morceau que nous avons joué, épuré et adapté pour jouer en live, que nous jouons depuis six mois et que nous réécoutons en version studio sans l’avoir sorti depuis des mois, des fois c’est un peu compliqué.
Pour l’artwork très référencé, qu’est-ce que tu as exigé à Cäme Roy de Rat ? Est-ce que tu lui as laissé une liberté artistique totale ou est-ce qu’il y avait quand même des lignes directrices ?
C’est le quatrième album que nous faisons ensemble, donc il fait vraiment partie intégrante du projet, même s’il ne vient qu’une fois tous les trois ans ; c’est vraiment un pilier de l’édifice à chaque fois. Au bout de quatre collaborations, nous avons vraiment une routine qui s’installe, nous nous connaissons par cœur, nous savons comment nous fonctionnons. En général, c’est un jeu de ping-pong. Je lui donne mes directives, mes idées, mes références, soit la ligne directrice générale, soit vraiment des détails qui paraissent anodins mais qui sont importants pour moi à faire apparaître dans l’artwork. Ensuite, il triture tout ça, il fait des recherches documentaires, il fait sa tambouille, il me renvoie les choses, je remets des couches dessus, j’adapte, je mets des jeux de mots, il en rajoute derrière et puis quand il n’y a plus de place, c’est que nous avons fini. Ça se fait un peu comme ça. C’est un jeu hyper plaisant, très rigolo, et des fois il me surpasse dans la démarche ; il se l’est appropriée et il la dépasse. Je pense que le résultat est vraiment un plus à la musique, c’est un réel intérêt d’avoir un livret qui sert la musique et à la comprendre, ou pas [rires].
Concernant le projet Way To End, qui est un projet terminé maintenant, vous avez sorti quand même un EP « posthume » en 2020 avec des morceaux qui dataient de 2010 et qui étaient prévus pour un split jamais sorti. Est-ce que c’était pour donner un dernier petit quelque chose aux fans ou est-ce c’est un signe qu’il y aura peut-être un retour possible ?
Je ne veux pas décevoir la galerie mais ce n’est pas prévu de recomposer et de réenregistrer. C’était un truc qui était resté chez nous pendant trop longtemps, parce que c’était un split qui ne s’était pas fait et nous trouvions ça dommage de le garder pour nous. Nous avons énormément de compositions qui sont ouvertes chez Way To End, c’est délirant le nombre de morceaux qui sont commencés et qui ne sont pas terminés. Nous nous étions motivés à un moment à nous dire : « Allez, on les enregistre vite fait juste pour les partager, et, de toute façon, même s’il n’y a pas beaucoup de monde qui les écoute, ça permettra de les inscrire dans le patrimoine. » Mais aujourd’hui le fait est que des contraintes géographiques se sont instaurées et que nous avons des difficultés à nous croiser et à échanger, donc ça va être compliqué de donner suite à cet EP. Nous n’avons pas rouvert un autre opus dans la bibliothèque de Way To End, ce n’est pas dans les clous.
Interview réalisée par téléphone le 11 janvier 2022 par Aurélie Chappaz & Jean-Florian Garel.
Retranscription : Aurélie Chappaz.
Photos : Jean Michel Monin (1).
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