Il n’y a pas qu’une manière de vivre de la musique, on peut monter son groupe, être musicien de session, journaliste, démonstrateur… Philippe Jeoffroy, après (et avant, même) l’obtention du prix de percussion du conservatoire de Dijon et de Boulogne-Billancourt, a cumulé les expériences. Il est parti vivre aux Etats-Unis afin de se perfectionner aux côtés du batteur de jazz Joe Porcaro et de son fils Jeff – le célèbre batteur de Toto, reconnu pour son fameux shuffle -, a tourné avec des artistes de renommée internationale, a joué du tambour en tant que militaire, réalisé des démonstrations de matériel de musique, joué pour du théâtre…
Mais l’activité principale qu’il a choisi d’exercer est liée à ce qui compte le plus pour lui dans la musique : le partage, l’humilité et l’envie d’apprendre tout au long de sa vie. C’est pourquoi il a ouvert il y a près de vingt ans la Progressive Drum School, école de batterie dont on trouve désormais des antennes à Lyon, Belfort, Clermont-Ferrand, Dijon et Genève, pour enseigner à des débutants comme à des musiciens expérimentés désireux de se professionnaliser.
Nous sommes revenus avec lui sur ce parcours complet et atypique et notamment sur cette expérience américaine qui l’a énormément marqué et influencé pour la suite de sa carrière et dans sa manière de voir le rôle de la batterie. Cela a été également l’occasion d’en savoir plus sur le relation à la musique qu’a Florent Malouda, illustre joueur de football français, qui prend des cours auprès de lui.
Photo : Joe Porcaro & Philippe Jeoffroy
« Joe [Porcaro] trouvait mon jeu, mon son et mon approche globale de l’instrument trop carrés. Il voulait quelque chose de très propre mais avec une certaine approximation, un groove. »
Radio Metal : Tout d’abord et afin de retracer ta carrière, peux-tu nous dire comment et pourquoi après le conservatoire tu as décidé de partir aux Etats-Unis où tu as notamment étudié avec Joe et Jeff Porcaro ?
Philippe Jeoffroy : Pendant ma formation classique je faisais déjà beaucoup de batterie et je côtoyais déjà Joe Porcaro. Ma décision était d’aller jusqu’au bout de mon cursus classique et, une fois cela fini, partir aux Etats-Unis pour faire uniquement de la batterie car je ne voulais faire que ça. Un de mes profs au conservatoire m’a dit d’y aller à fond si c’était ce que je voulais faire. Il voulait même que j’arrête le cursus classique en route. Mais vis-à-vis de mes parents, et parce que j’avais pris un engagement, j’ai décidé d’aller jusqu’au bout, même si on savait que j’irai aux Etats-Unis pour me lancer dans la batterie car pour moi c’était vraiment le pays pour la batterie. En France ça bougeait déjà mais ça restait très fermé pour le boulot. Je connaissais aussi Robin Dimaggio depuis très longtemps, depuis que je suis gamin car on est du même âge, sa mère est française donc quand il venait en France on se voyait régulièrement. Lui bossait déjà avec Joe Porcaro et un jour je lui ai dit que j’avais envie de me payer un stage de batterie dans une grande école, on en a parlé et avant de partir il m’a laissé un numéro de téléphone en me disant : « Laisse moi rentrer, je vais parler à un mec que je connais aux Etat-Unis. » Il a pris mon agenda, il a écrit un numéro de téléphone et il l’a refermé. Je n’ai pas trop fais gaffe sur le moment, je n’avais pas regardé le numéro de qui il m’avait donné. Et en rentrant chez moi, j’ai regardé dans mon calepin et là j’ai vu que c’était marqué Joe Porcaro avec son numéro… Deux jours plus tard Robin me rappelle et me dit que Joe est d’accord pour me donner des cours particuliers. C’est parti d’une histoire d’amitié et d’une relation de confiance des deux côtés, de la part de Robin Dimaggio qui m’a donné son numéro et de la part de Joe qui a dit à Robin : « Ecoute, ouais, si c’est un bon pote à toi, dis lui de venir et on va trouver une solution pour bosser la batterie. »
Combien de temps a duré cette formation avec Joe Porcaro ?
Plusieurs années, avant que je n’y reste plus longuement, pendant les vacances scolaires, une semaine ou deux semaines à chaque fois. Je faisais des cachetons, je mettais des sous de côté et avec je me payais un billet d’avion pour aller aux Etats-Unis. Ensuite j’y suis resté pratiquement trois ans à bosser avec Joe et Vinnie Colaiuta.
Comment s’est passée cette rencontre ?
Il était curieux de voir mon niveau mais le deuxième jour je me suis pris un coup de batte de base-ball phénoménal. Il m’a dit que je jouais super bien mais comme un batteur européen, qu’aux Etats-Unis la batterie ce n’était pas ça, que si je voulais bosser avec lui, il faudrait revoir, améliorer et changer beaucoup de choses.
Quelles sont justement les différences entre les batteurs américains et européens ?
C’est par rapport au son, au toucher sur la batterie. En Europe on a un toucher très bien et très particulier que les Américains aiment chez nous, mais eux ont un toucher plus dans la frappe et la profondeur de l’instrument. Les Européens restent dans la finesse, la subtilité, la petite décoration tandis qu’eux sont dans le gros son, la pulsation et la puissance. On pourrait faire le parallèle en architecture : nous on aurait l’architecture, genre italienne, avec des décorations de partout et puis eux ça serait le gros bloc de béton américain. Joe trouvait mon jeu, mon son et mon approche globale de l’instrument trop carrés. Il voulait quelque chose de très propre mais avec une certaine approximation, un groove.
Te sens-tu plus proche du feeling américain ou européen ?
Définitivement américain. De toute façon c’est un instrument qui vient de là-bas, je ne dis pas qu’en France on est incapable de le faire, au contraire, on est très capable de le faire mais avec une couleur différente, et je pense que la richesse vient du fait de prendre ce qu’on peut des deux côtés.
Tu as du coup notamment pu côtoyer Jeff Porcaro, et il était un peu comme toi, il étudiait la batterie…
Oui, il jouait déjà beaucoup, il bossait beaucoup, et c’était un mec assez exceptionnel. Il avait toujours des conseils à donner. J’ai toujours été surpris par la grandeur musicale du personnage. Tout le monde l’appelait, et à-côté de ça quand tu parlais avec lui c’était un peu comme être avec ton grand frère. Il le faisait pour nourrir ses enfants, il était passionné de batterie mais ne se prenait pas pour un extraterrestre ou un mec hors du commun. Il avait une culture jazz monstrueuse, c’était un gros fan de Miles Davis même si on le connait surtout pour ce qu’il a fait en variété et rock.
Comment était-il par rapport au travail de l’instrument ?
Il ne lâchait rien, il frappait avec une puissance qui était phénoménale, c’était vraiment ahurissant. Je crois que c’est le premier mec que j’ai vu de près taper aussi fort sur une batterie. Il était grand et assez balèze, il avait toujours des santiags et quand il se mettait derrière une batterie, tu te disais : « C’est pas possible, il y un bout qui va péter au bout d’un moment! » Et en fait non. C’était toujours prendre un rythme et ne jamais le lâcher.
Philippe Jeoffroy avec Manu Katché, Florent Malouda, Nicolas Filiatreau et Loïc Pontieux
« Tout ce qui se passe en France avec plein de groupes qui cassent le peu de boulot qu’on a, jouer dans des bars et ne pas être payé, etc. ce n’est juste pas possible aux États-Unis. »
Tu as dit un jour que tu étais passé devant sa salle de répétition, qu’il était en train de bosser sur le rythme du morceau « Africa » et que deux heures plus tard il y était encore…
Ouais, je pense qu’il n’a pas arrêté pendant deux heures. D’ailleurs il avait tout un tas d’exercices qui se faisaient sur la longueur, avec ou sans clic. Quand il faisait un truc, il le faisait jusqu’au bout, il ne lâchait rien.
Jeff est décédé en 1992, tu es le seul français à avoir assisté à son enterrement, peux-tu nous en dire plus ?
C’était éprouvant et impressionnant, il y avait beaucoup de batteurs. J’ai eu du mal à imaginer le truc, entre le moment où je l’ai appris et le moment où je suis arrivé, j’avais l’impression de vivre hors du temps. Un jour pour le National Day, son père Joe m’a emmené devant sa tombe au National Cemetery à Los Angeles. Je suis resté un quart d’heure devant cette plaque sur la pelouse où il y avait ce petit drapeau américain réservé aux personnalités nationales, et même maintenant je me dis que ça ne fait pas partie de la réalité. Et pourtant la réalité elle est là, t’es devant une plaque où c’est marqué Jeffrey Thomas Porcaro, il y a la date de naissance, la date de mort, et tu te dis que malheureusement c’est vrai…
Y a t-il eu quelque chose d’organisé avec les batteurs durant la cérémonie ?
Il y a eu une grosse cérémonie avec plein de tambours et de marches de caisses claires mais c’est tout.
Vu la proximité que tu avais développé avec la famille Porcaro, avec Jeff…
Avec Mike aussi, avec Steve, le clavier, même avec Joleen, la fille de Joe…
Du coup, as-tu envisagé à un moment de rejoindre Toto ?
Non, jamais. J’ai eu l’occasion de les voir plein de fois en répète, de boeuffer avec eux, de me taper des délires monstrueux mais l’idée ne m’est même pas passée par la tête. De base, c’est une bande de potes du collège et du lycée. Quand Jeff est décédé ils ont pris Simon Phillips parce que c’était un super pote de longue date de Steve Lukather, il n’y a même pas eu d’audition. Bon après lui il a été malade et ils ont pris Greg Bissonette, mais parce que c’était aussi un pote… Je ne sais même pas s’il est possible de rentrer dans un groupe comme ça en n’étant pas américain ou au moins anglo-saxon. Il reste une sorte de clivage, pas méchant mais naturel. Ils sont super protectionnistes. Ils doivent connaitre deux batteurs français : Manu Katché et André Ceccarelli. Point. Il y avait le côté pote avec Joe qui fait que ce n’était même pas envisageable, je pense.
Tu as donc vécu à la fois en France et aux Etats-Unis, quelles différences as-tu constatées concernant le marché de l’emploi de la musique ?
C’est diamétralement opposé, dans du bon et du mauvais. Là-bas il y a un syndicat des musiciens qui protège leur métier, c’est-à-dire que tout ce qui se passe en France avec plein de groupes qui cassent le peu de boulot qu’on a, jouer dans des bars et ne pas être payé, etc. ce n’est juste pas possible aux États-Unis. Alors qu’en France c’est un peu le jeu national, faut jouer dans les bars pour vendre la bière et au final tu ne te fais pas payer… Là-bas c’est un métier, ici c’est un statut. Un musicien est intermittent du spectacle, donc tu t’inscris à l’assedic, et donc tu es chômeur. Ce n’est pas un métier : tu est chômeur et à-côté tu es musicien. Le point négatif c’est que c’est super dur de percer là-bas, quoique quand tu connais un peu de monde c’est accessible. Le point positif en France est de pouvoir donner leur chance à plein de gens qui peut-être pourraient percer. Après, il a des gens en France qui sont professionnels et qui en vivent alors qu’ils ne le mériteraient pas et pour d’autres c’est l’inverse parce que la place est déjà prise ou parce que c’est compliqué par rapport à plein de choses. En France tout est étiqueté, soit tu fais du jazz, soit tu fais du rock… Creuser son trou n’est pas impossible mais c’est de plus en plus dur.
Tu me disais avoir vu Chick Corea jouer dans un bar devant dix personnes…
Oui, car il y a un tarif minimum pour jouer en studio ou en concert. Tu ne peux pas jouer dans un bar et ne pas être payé à la fin. Ce type de musiciens joue tout le temps, il y a plein d’endroits connus pour leur programmation et où il y a des tueurs qui jouent. Comme si on avait pu voir, à l’époque où il était en vie, Michel Petrucciani jouer une fois par mois à la Brasserie George ou voir Johnny Halliday au Café des Négociants dès qu’il n’a pas de date. Je me suis retrouvé à voir Tower Of Power dans un restaurant français car ils avaient un album à rôder. Mais c’est organisé, il y a deux services, tu ne peux pas être dans le restaurant et ne pas consommer, il faut mettre au minimum dix dollars, comme ça les mecs sont sûrs d’être payés. Ils ont un cachet minimum mais ça joue. En France c’est quelque chose qui n’existe pas du tout. Donc oui, j’ai vu Chick Corea jouer dans un endroit où c’était comme si j’étais entré dans un bar Rue De La Charité… A l’époque ce n’était pas Dave Weckl à la batterie mais Gary Novak, un batteur un peu extraterrestre. Tu rentres, tu t’assieds, tu prends un coca, tu payes dix dollars et tu vois des tueurs.
« Quand j’ai fini mes études au conservatoire, j’ai eu mon diplôme, et je me souviendrai toujours de mon prof qui m’a dit : ‘C’est super, maintenant tu connais tout à la technique, il ne te reste plus qu’à apprendre la musique !' »
Tu as fait l’armée en tant que musicien, peux-tu nous en dire plus sur cette expérience ?
Déjà ça m’a plu car si je n’avais pas fait ça je me serais retrouvé au fin fond de l’Allemagne à graisser des roues de chars d’assauts. Après je n’y suis pas allé super heureux, ça me prenait dix mois de ma vie, tu te dis que même si tu vas pouvoir faire autre chose, il va falloir y aller tous les jours. Mais ça a été une super expérience, j’ai rencontré des mecs très marrants, des militaires dans le statut mais pas du tout dans leur tête. Ça m’a fait bosser beaucoup de caisse claire, beaucoup de marche de tambour et ça m’a ouvert les yeux par rapport aux racines de la batterie. Ça m’a fait voyager et jouer d’autres styles, avec une autre rigueur : de la musique où il faut défiler, de la musique plus harmonique où il faut jouer en orchestre. On jouait pour des prises d’armes, des réunions d’hommes politiques importants, des commémorations.
Il y a une pression particulière dans ce type événements très sérieux ?
La pression n’est pas dans la musique mais dans le côté très disciplinaire, tu as un ordre de cérémonie à respecter. Malheureusement tu as un commandant qui te dis : « C’est comme ça et pas autrement. » Après ça a du bon et du pas bon. Des fois on est un peu rebelle et ça apprend un peu à la fermer. Le côté pas marrant c’est quand tu te retrouves par -20° dehors et tu attends au garde-à-vous que le premier ministre arrive, donc tu peux attendre dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure, trois quart d’heure… Tu es obligé d’être là prêt à jouer. Humainement c’est des super souvenirs, sur le moment ça fait un peu flic mais en même temps j’ai rencontré des mecs qui étaient vraiment de très bons musiciens et ça m’a permis d’apprendre d’autres choses, de bosser un répertoire plus musique classique et musique de défilé. Je me rappelle, à l’époque, il y avait un batteur et il n’était pas bon du tout. Le mec me voyait jouer de la batterie, vu que je bossais la batterie dans la pièce, par contre, au moment des répétitions, il n’y avait pas moyen que je passe derrière la batterie pour jouer : c’était lui qui faisait les parties de batteries. Bon, il y a deux ou trois fois où je l’ai remplacé parce que soit il était malade, soit il était juste absent, mais c’était vraiment le batteur attitré, qui n’était pas très, très bon mais il faisait le boulot, en somme. C’était ce côté de la société : « C’est ma place et tu ne me la prendra pas. » Ça m’a aussi ouvert les yeux là-dessus : des fois tu peux arriver, tu sais que tu joues mieux que le mec mais par contre, la place, tu ne l’auras pas, c’est lui qui était là avant, le fauteuil est pris.
Pourquoi ensuite avoir pris la voie de l’enseignement ?
Parce que j’adore enseigner. Pour moi c’est super important de partager mon savoir, ce que j’ai appris et travaillé. Il y a une espèce de remise en question quotidienne. Avec un élève il peut toujours y avoir une question qui n’a jamais été posée et donc trouver une nouvelle façon d’expliquer. Je peux avoir cinq ou six façons d’expliquer la même chose, et là il faut que je trouve une sixième ou septième façon de l’expliquer. Il faut puiser dans le savoir et l’expérience pour expliquer de différentes manières car les élèves sont en droit de comprendre et de savoir. La musique c’est ça au départ, un partage.
A la Progressive Drum School de Lyon il y a un programme intensif qui est une formation pro destinée à former les professionnels de la musique, où au final il y a beaucoup d’autogestion de la part des élèves. Est-ce important pour toi de les laisser ainsi se prendre en main, leur laisser le temps de jouer seul pour trouver leur propre jeu ?
Complètement. Les élèves qui passent dans cette formation… Enfin, je ne devrais même pas dire des élèves parce que pour moi ce sont déjà des musiciens, en fait, qui viennent. Enfin, ce sont des élèves dans une relation de cours profs-élèves mais comme c’est une formation professionnelle, ce ne sont plus des élèves mais déjà des musiciens. Et c’est indispensable car après, dans le métier, ce n’est plus que ça : il n’y a que des remises en question, des solutions à trouver tout seul, une organisation à avoir, etc. En France on est beaucoup trop assisté dans plein de choses. S’il y a bien des métiers où il n’existe rien, c’est tout ce qui est lié à l’art : le monde de la peinture, de l’écriture, de la musique… Il faut prendre le couteau à pleines dents, se prendre la tête et trouver des solutions.
Dans une interview l’acteur/réalisateur Alexandre Astier a dit il y a quelques années qu’après avoir lu la méthode d’écriture Vogler il n’a plus réussi à écrire pendant un moment, qu’il a fallu du temps pour que ça revienne. Penses-tu que dans l’apprentissage d’un instrument c’est un peu la même chose, qu’il faut parfois faire table rase sur ce que l’on sait pour avancer ?
C’est complètement ça. C’est une espèce de temps de digestion et réflexion. Quand j’ai fini mes études au conservatoire, j’ai eu mon diplôme, et je me souviendrai toujours de mon prof qui m’a dit : « C’est super, maintenant tu connais tout à la technique, il ne te reste plus qu’à apprendre la musique ! » Et sur le moment, j’étais là : « Mais qu’est-ce qu’il me dit ? » Je l’ai compris quelques temps après : « Ok, tu as bossé les accessoires et tout ce qui va avec mais tu n’es pas encore musicien. » Mais c’est valable pour tout, il y a toujours un temps de prise de recul.
On peut constater que tu ne t’énerves pas lorsqu’un élève n’est pas assez rapide mais lorsqu’il n’est pas assez précis. Trouves-tu qu’aujourd’hui les batteurs ont tendance à privilégier la rapidité sur la pulsation, la précision, le son, etc. ?
Cette question elle est parfaite, parce que c’est la première chose que l’on a abordé avec Joe Porcaro lorsque l’on a commencé à travailler ensemble. Il m’a pris la tête avec ça. Il m’a dit que je jouais super vite, super classe, mais que ça ne sonnait pas du tout. Il m’a dit de bosser lentement, de faire sonner, et qu’ensuite la vitesse viendrait toute seule. C’est un peu le problème de notre société maintenant : il faut aller très vite, réussir tout très rapidement et forcément cela fait passer à côté de plein de choses. Pour moi, un batteur, ce n’est pas quelqu’un qui va en mettre des tonnes mais qui va jouer pur et où ça va sonner, ça va être très simple, ça va être oxygéné, ça va respirer… Les élèves se rendent vite compte que faire sonner un groove le plus lentement possible, c’est dix fois plus dur que de faire un exercice avec une double pédale juste pour aller très vite et où au bout d’un moment on se dit : « Ouais, ben bof… »
Philippe Jeoffroy et l’équipe de France de football
« Pour moi, un batteur, ce n’est pas quelqu’un qui va en mettre des tonnes mais qui va jouer pur et où ça va sonner, ça va être très simple, ça va être oxygéné, ça va respirer… »
Dans le cadre de cette formation, tu proposes à tes élèves d’être suivis par Philippe Durel, un coach professionnel, afin de les encadrer et les aider à monter un projet autour de la musique. Comment as tu eu cette idée, au départ ?
L’idée m’est venue car je m’étais rendu compte, au bout de dix ans de programme intensif, que les élèves traversaient toujours à un moment donné une phase de questionnement, de manque de confiance et de repères. Pas par rapport à la formation professionnelle, mais par rapport aux projets qui allaient suivre. Et ce manque de confiance par rapport à l’avenir se répercutait dans la manière de bosser. Il se trouve que Philippe Durel, un ami de longue date, s’était lancé dans une formation de coaching quelques années auparavant. On en a parlé et je me suis dit « pourquoi ne pas intégrer le coaching ? » pour grossir la formation et intégrer ce suivi, parallèle au contenu pédagogique. Un suivi qui serait plus un suivi de gestion de carrière et du futur.
Il y a surtout des professeurs pour apprendre comment jouer de la musique. Du coup, penses tu qu’il n’y a pas assez de profs pour te conseiller sur comment trouver du boulot dans la musique ?
Oui, complètement. Mais ce n’est pas que dans les cours, il y a un manque au niveau des groupes, de la musique, de la formation. Ce genre de suivi, c’est quelque chose que le sport a intégré depuis longtemps.
Peut-on dire que dans cette formation, tu apprends à tes élèves à faire le boulot de batteur et que Philippe Durel leur apprend à en trouver ?
C’est un peu raccourci. Je dirai plutôt que c’est savoir se fixer des objectifs et les atteindre ou cibler des lignes directrices par rapport au boulot. Ce qui se passe [après le programme] peut être vague, ça se comprend, et c’est bien d’essayer de jalonner un peu le futur.
Quelle est la leçon que tu essayes le plus d’inculquer à tes élèves, que ce soit en formation professionnelle ou en cours hebdomadaire ?
La notion de tempo et de groove, avoir l’horloge interne. Et la notion d’écoute musicale pour être musicien et pas uniquement batteur.
Que penses tu d’artistes comme Ringo Starr ou Stewart Copeland qui sont connus pour ne pas avoir travaillé la batterie de manière très académique, mais qui du coup ont un toucher à eux ?
Ce côté très unique vient du fait qu’avant il y avait moins de batteurs célèbres que maintenant. Ce qu’ils ont amené, ce n’est pas uniquement quelque chose par rapport à la batterie, mais à la musique. Comme je l’expliquais plus tôt, il faut être bon musicien. Même s’ils n’ont pas été de très bons batteurs techniquement, ils l’ont été par leur musique. Et du coup, leur jeu ressort parce qu’il est très atypique par rapport à l’époque, au contexte musical, par rapport à la nouveauté. Dans les années soixante, tu avais plus de chance d’être nouveau et original qu’en 2015.
Mais du coup, comment faire pour devenir bon musicien, plus que bon batteur ? Comment peut-on travailler ça ?
En jouant différents styles avec différents groupes, en étant ouvert à tous les styles, en allant à des concerts, en allant rencontrer de musiciens. Et en étant très humble. Toujours. Et ça vaut pour n’importe quel instrument. Il faut se dire qu’on a toujours des conseils à recevoir de plein de gens. Quand on est face à des personnes qui jouent de la musique qu’on ne connaît pas, on a à apprendre, au lieu de se renfermer. Mieux vaut ouvrir ses oreilles et se dire qu’on va essayer de prendre, ne serait-ce qu’une petite chose que l’on aime pour enrichir la musique que l’on veut faire.
Comment peut-on coupler cette humilité avec l’ambition nécessaire pour faire carrière dans la musique ?
L’ego, c’est quelque chose de personnel. Cela pousse à vouloir aller loin et à faire de belles choses. Après, il faut réussir à se dire que même si l’on est très bon, il y en a sûrement des meilleurs et que l’on peut continuer à apprendre en permanence.
Tu donnes des cours au célèbre joueur de football français Florent Malouda. Peux-tu nous dire comment est née cette relation ?
Je l’ai rencontré par hasard lorsque l’équipe de France était à Lyon pour un match. Le staff organisait plusieurs événements pour que les joueurs ne s’ennuient pas en dehors des entraînements car ils restaient cinq jours sur place. Un événement s’était annulé et comme j’étais ami avec le préparateur physique, il m’a appelé en me disant : « Est-ce que tu es d’accord pour faire une démo de batterie à leur hôtel ? Et on peut pousser un peu plus, amener plusieurs batteries pour faire une initiation à chacun d’ente eux. » J’ai dit « banco » et deux jours plus tard j’étais en face de l’équipe de France. Je leur ai fait une démo de batterie, puis je les ai eu en cours individuellement, puis sur des ateliers. Trois ou quatre mois plus tard Florent Malouda m’a appelé. Il avait kiffé, il s’était débrouillé pour avoir mon numéro de téléphone et il a souhaité prendre des cours.
Philippe Jeoffroy & Florent Malouda
« Il y a un état d’esprit que je respecte énormément dans [le metal], c’est qu’il y a une sorte de non-violence humaine autour de cette musique qui parait pourtant violente. »
A part lui, d’autres joueurs t’ont paru réceptifs ?
Oui, il y en a qui étaient vraiment bien et pour d’autres, ce n’était vraiment pas possible, je tairai les noms [rires]. Mais de toute façon, tu te rends compte en discutant qu’il y en a qui sont plus intelligents que d’autres, et ceux-là ont un truc en plus qui fait qu’ils ne s’intéressent pas qu’au ballon.
Peux-tu nous parler de la relation de Florent Malouda à la musique ? Comment il joue ?
Il bosse comme un malade et il progresse. Il joue très bien. Comme il a été sportif de haut niveau, il sait ce que c’est que bosser, ce que c’est que l’exigence. C’est quelqu’un qui est passionné de musique et qui a une culture musicale monstrueuse. Il voyage toujours en fonction de musiciens. Il est parti en Jamaïque car il adore Bob Marley, il est parti aux Etats-Unis car il aimait bien un bluesman… Dès qu’il part en vacances, c’est lié à de la musique, à un musicien, pour aller voir les racines. Il a même monté un studio à Londres pour enregistrer.
Est-ce que tu écoutes du metal ? Qu’est-ce que tu aimes et/ou n’aimes pas dans ce style ?
J’aime beaucoup, c’est un style que j’ai joué quand j’étais jeune et dans différents groupes pour m’éclater avec des potes. Je n’aime pas tout mais il y a vraiment des groupes qui sont très bons. C’est un style que je respecte, qui ne m’intéresse plus dans le sens où je m’intéresse à beaucoup d’autres choses, et on ne peut pas tout suivre. Pour la performance, pour le côté énergique, pour le côté engagement, je trouve que c’est vraiment une super musique. J’en réécoute pour le fun, ça met un coup de pied aux fesses. On a des fois tendance à trop intellectualiser plein de choses dans la musique. Et il y a un état d’esprit que je respecte énormément dans ce style, c’est qu’il y a une sorte de non-violence humaine autour de cette musique qui parait pourtant violente. J’adore ce décalage entre des mecs super noirs, gothiques, violents alors qu’ils ne feraient pas de mal à une mouche, alors que pour d’autres musiques, ça peut être un peut camouflé, mais si on écoute bien les texte, il y a un peu de haine raciale, de violence urbaine ou morale… J’ai eu des périodes où j’adorais King’s X. Je suis un grand fan d’Incubus ou Rage Against The Machine, même si je ne sais pas si on peut mettre ça dans le metal. Par contre je n’ai jamais été très fan des effets de mode dans le metal. Moi ce que j’aime, c’est écouter du metal, que ça me mette la banane et je me dise : « Ouais, c’était une journée où ça m’a fait du bien d’écouter cette musique ! »
Quel est le plus grand rythme de batterie de tous les temps ?
Putain, il y en a plein ! « Rosanna » et « Africa » de Toto, des morceaux de Steely Dan avec Steve Gadd à la batterie, certains d’Elvis Presley où les grooves de batterie second line sont des tueries, des vieux Dire Straits où je trouve qu’il y a de bonnes tourneries aussi, « Killing In The Name » de Rage Against The Machine qui sublime plein de choses… S’il n’y en avait qu’un seul à faire ressortir là maintenant, je ne sais pas… [il hésite] Je dirais « Wild Ones » de Charlie Winston, de son album Running Still.
Et le plus grand break de batterie ?
Les albums de Michel Camilo avec Horacio « El Negro » Hernandez à la batterie, ce ne sont que des breaks où tu te prends un coup de batte de base-ball à fois. En plus, non seulement ces breaks sont monstrueux, mais en plus c’est dans le bon esprit, dans le bon style et ça sonne. Ce n’est pas juste un break mis là pour dire : « Je vais mettre un break qui tue. »
Pour finir, je souhaiterai que tu réagisses à des propos de deux artistes que nous avons interviewé il y a quelques temps. Le premier, c’est Devin Townsend qui disait : « J’aime l’idée de travailler avec des gens qui ont le potentiel de faire tout ce qu’ils veulent mais choisissent de ne pas le faire. »
[Longue hésitation] C’est bien balèze, ça… Je pense qu’il a tout résumé : être toujours au service de la musique et se demander si l’on n’est pas trop bavard avec son instrument, si on laisse la place à la musique.
Le deuxième, c’est Gavin Harrison, qui a dit : « Lorsque j’entends quelque chose qui m’impressionne, c’est vraiment l’idée qui m’impressionne, pas la technique. »
Cela se recoupe avec la première citation. Cela me rappelle un prof que j’ai eu aux Etats-Unis qui disait qu’il ne fallait pas copier, mais s’influencer d’artistes pour se nourrir afin de créer un mélange personnel. L’idée, c’est d’écouter beaucoup de musique et se questionner sur comment être original par rapport à cette mise en place, cette musique, cette basse…
Interview réalisée en face à face le 30 septembre 2014 et le 22 avril 2015 par Philippe Sliwa.
Retranscription : Alexandre Covalciuc & Philippe Sliwa.
Site officiel de la Progressive Drum School: www.progdrum.net.