Qui a dit que le death metal était une musique de brutes ? Certainement pas David Davidson. En tout cas, pas plus que le jazz, pourtant souvent considéré par les profanes comme de la musique d’ascenseur, tandis que Davidson y voit tout autant une forme d’agressivité artistique, car pour lui, tout est une affaire de tension. Car si avec le nouvel album de Revocation, intitulé The Outer Ones, le guitariste-chanteur s’est surtout attelé à créer un album death metal sombre et tranchant, il n’en est pas moins fasciné par « la langue du jazz » qu’il étudie régulièrement et qui se fraye un chemin jusque dans ses morceaux, à l’instant d’une variété de styles de musique.
Mais au-delà de ces considérations purement musicales, qu’il évoque avec beaucoup de pertinence, The Outer Ones est avant tout un hommage à la littérature de science-fiction et d’horreur, en particulier H.P. Lovecraft (le chouchou des groupes de metal), dont il utilise les histoires comme base pour ses chansons. Mais pas uniquement, puisqu’il s’est aussi lui-même prêté à l’exercice le temps d’un morceau. Voici en substance les sujets dont nous discutons ci-après avec David Davidson.
« J’étais au musée Guggenheim à New York, et il y avait une exposition sur le futurisme italien et le manifeste du futurisme était écrit sur le mur […] : ‘Aucune œuvre qui manque d’agressivité ne peut réellement être considérée comme une œuvre d’art.’ Ça m’a vraiment parlé. »
Radio Metal : Comme tu l’as toi-même dit, ce nouvel album est probablement votre disque le plus sombre et death metal, et tu as déclaré que « parfois, quand des groupes de death metal vont vers un style plus prog, ils perdent un peu de leur tranchant, mais [tu voulais] conserver l’agressivité au cœur de ce que [vous faites] tout en repoussant encore [vos] limites ». Comment as-tu fait pour atteindre cet équilibre ?
David Davidson : Je pense que c’est simplement parce que nous l’avons fait tellement de fois, pour ce qui est d’écrire des albums. Cet album sera notre septième, donc forcément tu apprends de nouvelles choses et tu améliores les choses avec chaque album. Je pense que cela vient avec beaucoup de pratique et de dévouement.
Pourquoi était-ce si important pour toi de garder l’agressivité au cœur de la musique ?
Nous avons essayé de le faire sur chaque album, mais cet album était un peu notre ode à Lovecraft et ce type d’atmosphère, et je pense que ça se marie bien avec le death metal. Nous avons insisté là-dessus. Avec l’album Great Is Our Sin, c’était peut-être… Nous avons fait ressortir d’autres éléments plus progressifs de notre musique, nous n’avions jamais eu autant de chant clair sur un album. Je pense que parfois, la tendance chez les groupes est de continuer dans cette direction, mais nous voulions faire le contraire, comme je l’ai dit, nous avons mis les bouchées doubles en ce qui concerne les éléments death metal pour que ça corresponde à l’esthétique générale. Ces dernières années, nous avons tourné avec Cannibal Corpse, Suffocation, Morbid Angel, Black Dahlia Murder, tous ces groupes très agressifs et violents, donc ça a probablement déteint sur nous, et c’est aussi un style de musique qui vient naturellement quand il s’agit de ce que nous écoutons. Et il n’y a pas forcément que les groupes avec lesquels nous sommes partis en tournée ; je sais que j’ai tendance à plus écouter du death metal et du black metal, même si c’est vrai que certains groupes de thrash metal évoluent vers un style plus heavy… Quand j’écoute de la musique récente, j’ai tendance à plutôt écouter du death metal. Donc, c’est venu naturellement. Je sais qu’avec chaque album nous voulons forcément avoir un son typique de Revocation, mais en même temps, nous voulons diversifier notre son de différentes façons.
Tu as déclaré que « étant donné la direction sombre que [vous vouliez] prendre avec cet album, il paraissait logique d’explorer des harmonies et textures plus agressives ». Est-ce que tu peux nous parler des techniques que tu as utilisées pour suivre cette direction ?
J’étudie beaucoup le jazz quand j’ai du temps libre, quand je m’entraîne, et j’ai aussi tendance à enseigner ça quand je travaille avec des élèves. Le fait de travailler sur de nouveaux phrasés et ce genre de choses, tout ça commence à s’insinuer dans mon jeu. Je peux être en train de travailler sur un solo de jazz ou quelque chose du genre et ce type de phrasé peut se retrouver dedans. Ou alors je suis en train de travailler sur une mélodie par-dessus des accords de jazz et certains des choix de notes peuvent être absorbés dans mon jeu. Ça revient un peu à ne jamais être satisfait et toujours être à la recherche de nouveaux sons qui mènent à ces différentes techniques sur un album. Je n’ai pas un angle unique d’approche de la guitare, je pourrais faire des allers-retours, ou je pourrais faire du sweeping ou de l’economy picking… Je ne suis pas sûr que ce soit intéressant pour qui que ce soit, mais je suppose que ça fait partie de mon apprentissage de la guitare, je veux être capable de faire plus qu’une seule chose. Je veux faire de mon mieux pour avoir différents outils à ma disposition pour que je puisse jouer ce que j’entends. Quand on joue de la guitare, les notes sont importantes mais le rythme et la texture de ces notes le sont tout autant. Donc en fonction de comment je joue une partition, le son peut légèrement varier. Tout ça, ce sont des petits choix artistiques que tu dois faire en tant que musicien qui, quand tu les additionnes, peuvent véritablement refléter un style personnel. Marty Friedman par exemple a beaucoup de légères nuances dans son jeu. C’est un musicien très technique mais certaines de mes lignes préférées parmi celles de Marty sont plus lyriques, quand il se contente de faire des bends. D’ailleurs Marty Friedman a une façon bien particulière de tirer une note, qui fait que tu peux immédiatement entendre que c’est lui qui joue. Toute sa classe et sa personnalité sont parfois représentées par de simples notes. J’essaye de prendre en compte tout ça quand je pense à la technique, quand j’essaye de trouver ce qui conviendrait le mieux pour une chanson et comment parvenir à obtenir le son que j’ai en tête.
On retrouve une influence jazz très présente sur cet album. Le jazz n’a pas la réputation d’être un style de musique très agressif. Est-ce que tu penses qu’il s’agit d’une idée fausse, que le jazz peut en fait être très agressif avec des dissonances par exemple ?
Je pense que ça dépend à qui tu parles. Les gens qui ne sont pas familiers avec le jazz ont tendance à penser à de la musique d’ascenseur, mais pour moi, le jazz a toujours été une musique plutôt agressive, un peu comme de la musique de contestation. C’était très lié au mouvement des droits civils, ils repoussaient les limites du tempo, de la vitesse, et la technique, bien avant que le metal ne soit un style de musique. Et puis dans les harmonies et les mélodies, si tu penses à un artiste comme John Coltrane, il avait un style bee-bop, ou un style hard-bop, et ensuite il s’est lancé dans le free jazz. Si tu écoutes son album Live In Japan, tu ne peux pas faire beaucoup plus abrasif que ça. Il laisse sortir les démons de son saxophone sur cet album, et tu peux l’entendre, c’est assez effrayant à écouter ! Donc que ce soit du jazz, ou de la musique classique, ou du metal, je pense que tous ces styles de musique ont ce côté agressif. A vrai dire – ce que je vais te dire s’est passé il y a quelque temps mais ça a vraiment fait écho en moi – j’étais au musée Guggenheim à New York, et il y avait une exposition sur le futurisme italien et le manifeste du futurisme était écrit sur le mur. Avant qu’on puisse vraiment voir l’exposition, ils ont projeté le manifeste en gros sur le mur et ça disait : « Aucune œuvre qui manque d’agressivité ne peut réellement être considérée comme une œuvre d’art. » Ça m’a vraiment parlé. Je suppose que les futuristes avaient compris quelque chose à l’époque.
« Même dans les contes les plus cosmiques de Lovecraft, il y a parfois une leçon à tirer. Un personnage humain se confronte à des forces au-delà de son contrôle, […] dans cette poursuite aveugle d’un gain personnel, il finit par libérer des forces qu’il ne peut absolument pas contrôler. Je pense que c’est définitivement une métaphore intéressante de l’expérience humaine. »
Est-ce que tu es d’accord avec le fait que l’agressivité ne se trouve pas toujours dans ce que les gens considèrent comme étant agressif, comme les trémolos rapides de guitare ou le blast beat ?
Oui, je pense que lorsque les gens parlent d’agressivité, même de manière vague… Parfois il s’agit juste de tension. Même une belle mélodie peut contenir de l’agressivité parce qu’elle peut créer une friction particulière avec les accords. Quand je parle d’agressivité, je la couple avec cette tension. Est-ce que l’auditeur est confronté à quoi que ce soit ? Une musique peut être très douce et pourtant avoir une nature agressive, parce qu’elle te confronte à quelque chose, comme lorsque tu écoutes la bande-son d’un film d’horreur et que tu entends les violons avec ces mélodies très dissonantes à bas volume qui vibrent en arrière-plan. Ce n’est pas le son qui est mis en avant quand le tueur marche le long du couloir, mais l’ambiance, l’atmosphère qui est en arrière-plan. Tu n’es peut-être pas psychologiquement conscient que ça se passe, mais ça instaure l’atmosphère. Donc oui, je pense qu’il y a des idées complètement fausses sur ce que l’agressivité peut être ou non : par exemple, est-ce que ça te confronte ou est-ce que ça te met mal à l’aise ?
D’après la bio promotionnelle, quand tu n’es pas occupé avec Revocation, tu « dévoues une grande partie de ton temps à l’apprentissage de la langue du jazz ». Qu’est-ce qui te fascine tant dans cette langue ?
Beaucoup de choses. C’est la virtuosité pure des musiciens, c’est l’histoire de ce style de musique, c’est la nature improvisée de cette musique, j’aime vraiment ça. Et, encore une fois, c’est de la musique de contestation, qui comporte de l’agressivité, et tu peux l’entendre sur les enregistrements, et plus particulièrement quand tu vas voir du jazz en concert ; j’ai vécu les expériences les plus émouvantes… Il y a quelque chose d’émouvant à écouter ces albums, c’est vrai, ces albums géniaux, mais quand tu le vis en direct, ça te prend vraiment aux tripes, d’autant plus parce que c’est de l’improvisation. A notre époque où tout est programmé et catalogué et préservé pour toujours, c’est plutôt sympa d’assister à un concert de jazz : personne n’a son téléphone à la main, tout le monde profite du moment. Oui, ils vont peut-être jouer une chanson qui a déjà été jouée des milliers de fois, comme « Autumn Leaves », mais ils le font à leur manière, ils ajoutent leurs propres solos, et ce moment ne se reproduira jamais et c’est ce que je trouve cool. Quand tu fais du metal, que ce soit mon groupe ou n’importe quel groupe, c’est plus comparable à de la musique classique : tu essayes de reproduire la même chose tous les soirs, tu essayes de jouer les morceaux aussi fidèlement que possible, avec peut-être quelques mineures variations de ci et de là, comme dans un roulement de batterie, ou peut-être que tu ne joueras pas le solo de façon parfaitement fidèle, mais ce sera reproduit à quatre-vingt-quinze pour cent. Alors qu’avec le jazz, le but est de constamment repousser les limites, chaque soir. Si tu vas voir un concert de jazz, si un artiste est en résidence dans un club de jazz, il se peut qu’il joue la même musique tous les soirs, mais ce sera à chaque fois différent.
Une autre chose : dans le monde du metal, ce qui est cool, c’est que tu as les membres d’un groupe, comme une sorte d’unité qui a sorti des albums tout au long de sa carrière, comme Slayer ou Morbid Angel. Tandis que dans le milieu du jazz, ils ont plus tendance à se croiser. Enfin, certains musiciens avaient des groupes avec un line-up qui restait le même, comme Miles Davis, mais il y avait beaucoup de changements : untel était sur un album, et untel sur un autre album. Peut-être qu’un pianiste ou saxophoniste a sorti son premier album, mais il a participé à dix autres albums, ce qui fait que quand tu regardes sa discographie complète, il a joué sur une centaine d’albums différents, avec à chaque fois des configurations différentes, des gens et des musiciens différents, et peut-être que son son est un peu différent selon le contexte, ou peut-être que son son est très différent selon la configuration du groupe. C’est une autre chose que je trouve intéressante, comment ces musiciens jouent au caméléon et s’adaptent, peu importe leur environnement.
Est-ce que le metal et le jazz se mélangent facilement, malgré ces philosophies si différentes ?
Non, je ne dirais pas que les deux styles se mélangent facilement. Le jazz demande énormément de dévouement, et si tu veux jouer du metal plus technique, là aussi ça va te demander beaucoup de dévouement. Si tu veux essayer de faire les deux et les synthétiser, ça exige de toi un entraînement constant. Et puis le vocabulaire n’est pas le même. Pense à la manière dont tu ressens le rythme dans le jazz : dans le jazz, on a tendance à faire swinguer les croches, alors qu’avec le metal, les croches paraissent plus rigides. Ce sont deux ressentis fondamentalement différents du temps. C’est complexe. Je le fais un petit peu, ici et là, mais tu ne penserais pas que nous sommes un groupe de jazz en écoutant notre album. Nous sommes un groupe de death metal ; tu peux possiblement relever certaines influences légères, par exemple dans le timing, la syncope, certaines suites d’accords ou choix de notes, ou nous entendre emprunter un peu de ce langage, mais c’est compliqué à synthétiser.
Tu as dit que vous n’avez « jamais fait autant de changements de riffs et de structures dans les chansons que sur cet album ». Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous a poussés à être si méticuleux sur cet album ? Ne risquiez-vous pas de perdre la spontanéité et le côté instinctif qui sont souvent bénéfiques à la musique ?
Pour moi, il s’agissait plutôt de savoir: « Comment est-ce que je peux créer la meilleure version de ces chansons ? » Et plus je vieillis, plus je… Je ne dirais pas que je suis plus critique envers moi-même, mais je veux peaufiner les choses. Au début, quand tu écris de la musique, tout est tellement nouveau et frais, les chansons viennent toutes seules et je suppose que tu n’y réfléchis pas trop parce qu’il y a une telle abondance de matière. Je me rappelle, au tout début, nous avions tellement de matière avec laquelle travailler, et maintenant nous en sommes à notre septième album et je n’écris plus autant que je le faisais ; à la place, je passe plus de temps à travailler certaines choses comme le jazz ou certaines techniques ou concepts théoriques qui, avec un peu de chance, profiteront au processus d’écriture quand l’inspiration viendra. Je pense que la principale raison est que je ne veux pas me répéter après six albums. Tu veux essayer d’apporter quelque chose de nouveau, donc je pense qu’il est naturel de davantage affiner ta musique. Et puis, simplement en tant que musicien, j’ai l’impression que ma personnalité musicale a changé et évolué au fil des années. Je pense que ce que je joue maintenant est plus intéressant et plus réfléchi. Donc je veux garder ça en tête, cette espèce d’élément critique, « Ok, est-ce que je peux améliorer ça ? Est-ce que je peux faire les choses différemment ? », pour éviter de tomber dans le piège et avoir le même son que sur l’album précédent. Et ça reste spontané. Je veux dire, les riffs me viennent spontanément, je ne me force pas à m’asseoir avec un stylo et du papier, je compose en improvisant en quelque sorte. Mais j’essaye de plus me concentrer sur mon art.
« Quand j’étais à Berkeley, j’ai étudié la musique intensivement, j’avais tous ces professeurs et j’apprenais des tas de théories différentes, on avait des devoirs à faire, ou peu importe, pour intégrer toutes ces connaissances, mais la blague est que quand tu quittes Berkeley, ils te disent : ‘Oublie tout ce qu’on t’a appris et va faire de la musique !’ »
Le titre et la pochette de l’album sont des références explicites à H.P. Lovecraft. Est-ce que tu vois des similitudes ou des parallèles entre son travail et son approche et ta musique, les deux étant extrêmement sombres, violents mais pour autant très complexes et sophistiqués ?
Je pense que oui. Il y a certainement des parallèles qui peuvent être faits. Le death metal et la science-fiction d‘horreur s’accordent aussi bien que le beurre de cacahuète et la confiture. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce concept pour l’album, je trouvais que ça allait bien ensemble. Je n’étais pas du tout en train d’essayer d’enfoncer un carré dans un trou rond. Tout est venu naturellement, l’écriture des paroles s’est faite très facilement pour moi, tout le concept dans son ensemble correspondait bien à la musique. Je pense que c’était un bon mariage ou en tout cas une bonne rencontre entre les deux mondes.
Contrairement à Great Is Our Sin, qui était basé sur des thèmes historiques et sociaux, cet album est influencé par la fiction, plus précisément par les auteurs de science-fiction et d’horreur. Dans quelle mesure est-ce que ce sur quoi tu as écrit sur cet album est en fait un commentaire ou un reflet déguisé du monde réel ?
Je pense que dans chaque allégorie se cache un reflet de la société, même dans les contes les plus cosmiques de Lovecraft, il y a parfois une leçon à tirer. Un personnage humain se confronte à des forces au-delà de son contrôle, parce que la personne veut gagner en richesse, en pouvoir ou en sagesse et, dans cette poursuite aveugle d’un gain personnel, elle finit par libérer des forces qu’elle ne peut absolument pas contrôler. Je pense que c’est définitivement une métaphore intéressante de l’expérience humaine. Avec la fiction, tu peux dresser des parallèles avec le monde réel.
Est-ce que tu penses que les grands auteurs ont parfois réussi à parler du monde avec plus de justesse en utilisant des allégories et métaphores dans leurs histoires de fiction ?
Oui, c’est ce que je pense. Une bonne histoire parle aux gens. Ça ne doit pas nécessairement être vrai pour parler aux gens, et on peut apprendre quelque chose de plus profond. Ça a déjà été dit par des psychologues et autres personnes qui étudient ce genre de choses : les statistiques et autres nombres ne touchent pas vraiment les gens, ce sont les histoires qui le font. Prends le réchauffement climatique : les chiffres montrent que la planète se réchauffe et que ça va être néfaste pour la société, les gens s’en fichent des chiffres, mais si une énorme vague détruit complètement une ville côtière et que tu entends parler de la terrible et tragique histoire de ces gens qui se retrouvent évacués, ça touche un peu plus ta corde sensible et tu peux enfin comprendre l’impact du phénomène. Ça c’est un exemple réel, mais on peut très bien écrire quelque chose de fictionnel mais qui touche quand même le cœur des gens, ce sera sûrement plus émouvant que de simplement leur montrer une feuille avec des chiffres ou un graphique qui montrent le réchauffement de la planète.
Lovecraft est connu pour ces créatures et éléments inimaginables. Dans « La Couleur tombée du ciel », par exemple, Lovecraft essaye de décrire une couleur indéfinissable. Est-ce que tu penses que la musique est parfois capable de donner un meilleur aperçu d’un élément qui serait très difficilement définissable avec des mots ou images ?
Bien sûr, c’est l’un des attributs les plus merveilleux de la musique, essayer de conjurer l’indicible, quelque chose que tu ne peux décrire. C’est un langage que tout le monde peut comprendre d’une façon assez étrange. Tu n’as pas besoin de savoir parler anglais pour comprendre ce qu’est une cadence ou ce qu’exprime un accord mineur en opposition à un accord majeur. C’est assez cool. Ça fait partie de ces choses innées qui parlent aux gens. Ça peut être descriptif, avec des paroles ou je ne sais quoi, ou alors tu peux rendre ça intentionnellement vague, ou encore ça peut être de la musique instrumentale : toutes ces musiques peuvent parler aux gens de manières différentes. C’est l’une des plus belles choses dans la musique, c’est assez difficile de mettre des mots dessus.
Ces histoires comportent un élément de physique théorique auquel tu t’intéresses au lieu de te contenter de l’aspect science-fiction/horreur. A quel point est-ce que la physique, les mathématiques et la science en général t’intéressent ?
Je trouve ça très intéressant, en particulier la physique théorique, les choses dont on ne peut pas prouver la véracité, on ne peut que déduire et c’est la meilleure théorie dont on dispose. Je pense que tout le monde devrait s’intéresser à la science ; c’est ce qui maintient notre société en fonctionnement. Que ce soit l’électricité ou la médecine, tout est né du processus scientifique. Donc c’est évidemment très intéressant.
Est-ce que tu crois que la musique est en partie faite de science et mathématiques ?
Tu peux analyser les choses de cette façon, oui. Mais là encore, c’est un des aspects intéressants de la musique : ça pourrait être un processus scientifique et théorique que tu utilises pour décrire des choses, mais je pense qu’en fin de compte, tu ne devrais pas t’attarder sur ce genre de chose protocolaire. Sinon tu ne ferais pas de la musique parce que… Ça doit venir d’un endroit qui touche à l’émotionnel ou l’inconscient. La musique te vient naturellement. Tu peux apprendre tout ça. Quand j’étais à Berkeley, j’ai étudié la musique intensivement, j’avais tous ces professeurs et j’apprenais des tas de théories différentes, on avait des devoirs à faire, ou peu importe, pour intégrer toutes ces connaissances, mais la blague est que quand tu quittes Berkeley, ils te disent : « Oublie tout ce qu’on t’a appris et va faire de la musique ! » Donc tout est là, quelque part dans mon esprit, je peux analyser les choses si j’en ai besoin, mais quand je compose de la musique, je ne sais pas d’où viennent les riffs, ils viennent, c’est tout. Je ne m’assieds pas avec une craie et un tableau ou un bout de papier pour écrire des trucs, des notes par exemple. Ce n’est pas ma façon de composer. Certaines personnes procèdent comme ça, mais ça ne marche pas pour moi. J’ai besoin de cette connexion avec la guitare pour composer.
Est-ce que tu penses que le fait que ces auteurs utilisent ces entités et situations inimaginables comme métaphores et images dans leurs histoires aide à mieux saisir les concepts scientifiques qui se trouvent à la limite de notre compréhension ?
Oui, c’est possible. Je sais que Lovecraft voulait être chimiste avant qu’il ne commence à écrire, c’est évident qu’il était très intéressé par la science et ça se sent dans son écriture, on le retrouve dans différents laboratoires et autres, ou ça peut servir de cadre à une histoire spécifique. Je pense que ça peut au minimum inspirer un esprit scientifique.
« En tant qu’artistes, nous avons la possibilité d’aborder des idées très abstraites ou des problèmes très pertinents auxquels l’humanité fait face. Nous sommes possiblement capables de le faire mieux que beaucoup de politiciens ne le font aujourd’hui. »
Justement, est-ce que tu penses que ce genre de littérature et d’art en général, y compris ta musique, a un rôle dans le façonnement de notre pensée et par conséquent nous permet de pousser notre réflexion plus loin ?
Bien sûr. Comme on dit, l’art est un miroir qui reflète la société, n’est-ce pas ? Personnellement, je préfère la citation de Bertolt Brecht. Il dit : « L’art n’est pas un miroir reflétant la société ; mais un marteau avec lequel on la façonne. » En tant qu’artistes, nous avons la possibilité d’aborder des idées très abstraites ou des problèmes très pertinents auxquels l’humanité fait face. Nous sommes possiblement capables de le faire mieux que beaucoup de politiciens ne le font aujourd’hui.
« Fathomless Catacombs » est un récit que tu as créé de toutes pièces. Est-ce que tu aurais aimé être un auteur ?
Quelqu’un d’autre m’a posé cette question. Je ne prévois pas de le devenir, mais c’est vrai que je me suis beaucoup amusé à écrire cette chanson, c’était sympa de porter une autre casquette, si je puis dire, et d’écrire ce récit. Je raisonne forcément comme un parolier, je me demande comment les paroles vont avec la chanson, mais c’était vraiment une histoire avec un vrai début, un milieu et une fin. J’ai essayé d’utiliser un peu de préfiguration ici et là, j’ai essayé d’être poétique dans le déroulement de l’histoire plutôt que de dire « ceci est arrivé, et puis ceci est arrivé… » C’est compliqué mais c’était un défi sympa à relever, j’ai vraiment pris du plaisir à écrire cette chanson. Je crois que c’est la chanson avec le plus de paroles. C’est même probablement la chanson pour laquelle j’ai écrit le plus de paroles de toute ma carrière. Il s’y passe beaucoup de choses.
L’album se termine sur la chanson épique « A Starless Darkness », pour laquelle tu as évoqué des influences très variées : Gorguts, Morbid Angel, Ihsahn et Megadeth. Est-ce que c’est important pour toi de te sentir à l’aise avec tes influences ? Certains artistes, comme Patrick Mameli du groupe Pestilence, rejettent complètement toute influence extérieure. Il prétend même ne pas écouter de musique pour ne pas être influencé…
Je dirais que c’est tout le contraire pour moi. Je suis un fan de musique, j’aime écouter différents styles, ça m’aide à tenir la journée. C’est une source d’inspiration pour moi plutôt qu’une source de confinement. Plus j’écoute de musique, et plus mes oreilles s’ouvrent à différentes idées. Je pense que si tu écoutes toujours la même chose, ça peut être néfaste parce que tu prends le risque de copier ce que tu écoutes non intentionnellement. Je ne veux pas plagier quoi que ce soit. Mais encore une fois, j’ai des goûts tellement hétéroclites en matière de musique que, comme tu l’as dit, je fais référence à quatre groupes rien que pour une chanson, et je pourrais évoquer d’autres groupes pour d’autres chansons. Donc je pense que ça peut être bénéfique d’écouter différents styles de musique. Alors que si tu n’écoutes que deux ou trois groupes différents, tu peux courir le risque de les plagier sans faire exprès.
Est-ce que ça t’est déjà arrivé malgré tout ?
[Réfléchit] Je ne crois pas… Quand je pense à « Beloved Horrifier », ça me rappelle un peu Judas Priest. Les choix d’accords ne sont pas les mêmes mais ça me rappelle un peu « Electric Eye ». Mais les accords sont différents. Je pense aussi qu’il y a des façons intelligentes de rendre hommage, sans copier une chanson ou un groupe. Si tu le fais bien, c’est un clin d’œil sincère à quelque chose tout en faisant quelque chose de différent.
Les quatre membres de Revocation vivent aux quatre coins de l’Amérique du Nord, ce qui vous empêche de vous voir pour jammer. Ça ne te manque pas trop de ne pas avoir une connexion plus physique avec le groupe ?
C’est vrai, mais nous nous regroupons et nous répétons avant de partir en tournée, et c’est pendant ces sessions que nous jouons la nouvelle musique sur laquelle nous travaillons. Nous allons bientôt nous réunir pour répéter pour la tournée, et j’ai déjà quelques trucs d’écrits pour le prochain album. Pas énormément, mais il se pourrait que je joue un riff ou deux, histoire de les présenter aux gars et pour voir ce que nous en pensons. Je crois que c’est la même chose pour Dan [Gargiulo] : je veux d’abord écrire la chanson, l’imaginer et la matérialiser, et ensuite je la montre aux gars. Ça m’arrive de leur parler d’un riff que j’ai en tête, et que nous le jouions ensemble, mais pour ce qui est de vraiment présenter une chanson, je refuse de montrer quelque chose qui ne serait qu’à moitié fait au groupe. Je veux que la chanson soit plus étoffée.
Interview réalisée par téléphone le 17 août 2018 par Nicolas Gricourt.
Transcription : Julien Morel.
Traduction : Lison Carlier.
Photos : Alex Morgan.
Site officiel de Revocation : www.revocationband.com
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