Un an après la levée des restrictions imposées par la pandémie de Covid-19, ses répercussions sur le monde de la musique n’ont pas fini de se faire sentir : scène déstabilisée et saturée, frais élevés et coûts prohibitifs… Au point de forcer une institution aussi installée que le Roadburn à se redéfinir plus drastiquement que jamais. Si, comme nous le confiait Becky Laverty l’année dernière, sa volonté d’ouverture était déjà manifeste par le passé voire dans son ADN depuis ses premières éditions, cette fois-ci, l’équipe a dû composer avec un contexte particulièrement difficile. Walter Hoeijmakers (fondateur et directeur artistique du festival) lui-même l’avouait lors d’une discussion avec les festivaliers : l’édition 2023 a failli ne pas avoir lieu.
Entre l’instabilité de la situation mondiale, l’indisponibilité de nombreux groupes et des cachets multipliés par cinq (!) en raison des circonstances, il a fallu faire preuve de créativité, et plus encore que par le passé, le Roadburn a fait le pari de la diversité et du soutien de sa communauté. Résultat : du 20 au 23 avril, c’est un line-up plus varié que jamais qui s’est produit à Tilbourg aux Pays-Bas, mais aussi plus horizontal, sans véritable tête d’affiche qui domine la programmation ni grand nom à la curation. De quoi inquiéter une partie de la fanbase historique du festival dont les plaintes se sont multipliées sur les réseaux sociaux : il est vrai que pour la première fois de son histoire, le stoner/doom qui était la marque de fabrique du Roadburn était pratiquement absent…
Evénement : Roadburn
Dates : 20-23 avril 2023
Ville : Tilbourg [Pays-Bas]
Pourtant, dès la première journée, les amateurs de metal ont été servis. Body Void, qui devait participer à l’édition annulée de 2020, a permis au public de faire le plein de longs morceaux lents, parfois presque drone, ponctués de hurlements à glacer le sang. Les Belges de Predatory Void ont présenté leur premier album, Seven Keys To The Discomfort Of Being : bien qu’un peu convenue, surtout dans ce contexte, leur manière très post-metal d’aborder le death s’est révélée efficace, et a permis à ces habitués du festival (le groupe compte des membres d’Amenra et Oathbreaker) de faire leurs débuts en grande pompe. De la même manière, leurs camarades de Wiegedood présentaient Crouch : leur sludge éléphantesque et agressif joué avec une conviction implacable s’est montré aussi sombre que ce à quoi on pouvait s’attendre de leur part. Cerise sur le gâteau : une reprise du légendaire « No Surrender » de Kickback qui a placé d’entrée de jeu la barre très haut en termes de fiel et de puissance.
Comme c’est le cas depuis quelques années, le festival a proposé des sets inédits où les groupes ont pu jouer des albums dans leur intégralité. Bell Witch par exemple, annoncé quelques jours à peine avant le début des festivités, a joué son nouvel album qui sortait le jour même : Future’s Shadow Part 1: The Clandestine Gate. Fidèles à eux-mêmes, les Américains ont présenté leur musique minimaliste – une batterie et une basse, une poignée d’accords et beaucoup d’espace – devant un écran projetant des images poétiques, assurant une expérience méditative au public assemblé nombreux devant la Main Stage. Tout comme Deafheaven, Cave In en a même joué deux, Interstellar Mixtape et Heavy Pendulum. Dans une édition où l’expérimentation avait la part belle, le groupe s’est distingué par le dynamisme et le côté direct de sa musique, et par l’enthousiasme contagieux de ses musiciens : lors du set du dimanche, le guitariste Adam McGrath a même eu droit à un « Happy birthday to you ! » chanté par tout le public.
Mais ce sont de nouveaux venus qui ont rassemblé le plus de suffrages dans une Main Stage qu’on a rarement vue aussi pleine : les Américains de Chat Pile, que des chanceux avaient pu voir la veille à l’occasion d’un set secret annoncé au dernier moment par l’organisation. Formé en 2019, le groupe a rapidement attiré l’attention du public et de la presse pendant le confinement, et faisait au Roadburn ses premières dates européennes. Attendu au tournant, il n’a pas déçu, bien au contraire : à la fois intense et désinvolte – mention spéciale au charismatique Raygun Busch qui surjoue le redneck dans une chanson et recommande Beloved de Toni Morrison dans la foulée –, avec ses refrains imparables (« Why ? »), sa guitare acérée à la Big Black et une section rythmique dont la lourdeur n’a rien à envier à Godflesh, il a prouvé que la hype était amplement méritée.
Il est vrai que c’est au-delà du metal que nous ont menés une grande partie des artistes invités, que ce soit lors de collaborations inédites – celle qui a donné lieu à la rencontre entre l’univers sombre, abrasif et survolté des Kényans de Duma et les expérimentations et les percussions des Brésiliens de Deafkids, notamment, le temps d’un set tout en obscurité lancinante et en coups d’éclats, qui a manifestement fait frôler la transe à de nombreux festivaliers – ou seuls sur scène. Et en effet, l’émotion suscitée par des musiciens aussi divers que Mütterlein, David Eugene Edwards ou Backxwash était inversement proportionnelle à la simplicité de leur présentation. Avec son iconique cercle de faucilles, Mütterlein a fait frissonner le Hall of Fame ; sobrement assis avec ses guitares devant son drapeau américain (!) sur la vaste Main Stage, David Eugene Edwards (Wovenhand, 16 Horsepower) a fait résonner son americana aride et habitée devant un public captivé ; et Backxwash enfin, qui n’avait pas pu participer à l’édition 2022 du festival, est venue cette fois-ci avec deux sets. Lors de celui qui s’intitulait Nine Hells, la hiératique Zambo-Canadienne présentait la facette la plus inquiétante de sa musique : instrus aux teintes industrielles, projections horrifiques et samples de Black Sabbath offraient la toile de fond idéale aux imprécations furieuses de la rappeuse.
Les amateurs de darkwave et de post-punk ont aussi pu trouver de quoi les satisfaire : vestiges de l’édition annulée de 2020 où James Kent de Perturbator était curateur, The Soft Moon et Boy Harsher ont enfin pu se produire au festival. Avec un nouvel album, Exister, fraîchement sorti en 2022, The Soft Moon nous avait promis un set où il serait joué dans son intégralité, mais à la surprise de l’organisation comme du public, c’est un best-of qu’on a entendu. On serait bien en mal de s’en plaindre : la présence de classiques du projet de Luis Vasquez (« Burn », « Circles », « Far ») et l’énergie des musiciens – tantôt passant d’un instrument à l’autre, tantôt frappant une poubelle, Vasquez semblait avoir le don d’ubiquité – comme l’utilisation ingénieuse des jeux de lumière ont largement compensé. Et Boy Harsher a réussi le pari de faire danser en toute fin de soirée un public qui avait déjà trois jours de festival dans les jambes, dans une Main Stage encore bien pleine avec sa darkwave minimaliste : même le plus introverti des metalleux ne peut résister au tubesque « Pain ».
Les queues interminables pour accéder à la Hall of Fame ont peut-être été le principal revers du week-end avec les intempéries, mais pour Spirit Possession, on a anticipé et on s’est armé de patience : impossible de rater leur première date en Europe, quelques semaines seulement après la sortie de leur second album, l’explosif Of The Sign… Corpse paint millésime 1991, black‘n’roll à la Aura Noir ponctué de riffs et de grognements à la Celtic Frost et chaos à la Katharsis : le duo opère en terrain familier mais en propose une mouture atypique et rafraîchissante. Le lendemain, il devait cumuler les problèmes techniques dans le bar du Cul-de-Sac où des concerts étaient proposés gratuitement aux festivaliers comme aux locaux, démarche qui nous a permis de ne pas rater Antichrist Siege Machine. Pas de fioritures ou d’expérimentations ici : les Américains prennent le plus agressif du black et du death metal, le saupoudrent de grindcore, et en font un mélange redoutable d’efficacité qui les place du côté de Revenge et Blasphemy. Metal extrême et extrémité metal du festival : c’est là que la concentration de cheveux longs, de ceintures cloutées et de patchs Sadistik Execution est la plus élevée de tout le week-end, et l’exiguïté du lieu n’empêche pas un mosh pit de se former pratiquement instantanément. Car si le doom et le stoner se sont faits rares cette année, ce n’est pas le cas du black, qui a été représenté dans toute sa diversité tout au long du festival. Ainsi, de l’autre côté du spectre, les Français de Decline Of The I ont proposé un set à la fois intense et introspectif : devant une sélection de citations – phrases ou films, du Sang d’un poète de Cocteau à la Jeanne d’Arc de Dreyer –, ils ont retracé en une poignée de morceaux les différentes périodes du projet, avant de quitter la scène sur « Le Bal Des Laze » de Polnareff, une première au Roadburn à n’en pas douter ! C’est enfin aux Danois d’Afsky qu’a incombé la tâche de fermer la Koepelhal : ils ont pu y offrir leur black atmosphérique mélancolique et léché à un public manifestement réticent à l’idée de quitter les lieux…
Cette année plus encore que par le passé, il y a eu un Roadburn par festivalier, et ce sont des pans entiers de la musique contemporaine qui ont dû être sacrifiés à d’autres performances (ou au sommeil), de la collaboration avec le théâtre local le temps d’un spectacle de danse (Dance Of The Seven Veils) aux nombreux groupes explorant les versants les plus contemporains de la folk, ou les plus expérimentaux du post-rock ou du jazz. À l’image du festival, son public a changé : à la marée de spectateurs habillés en noir, aux barbus à vestes à patch se mêle désormais une nouvelle génération plus colorée venant d’univers variés – on a même entendu un festivalier avouer ne pas aimer le metal… Si pour la première fois depuis bien longtemps, le Roadburn n’a pas été sold-out, le public présent s’est montré enthousiaste et réceptif à ce qui lui a été proposé : de quoi augurer le meilleur pour l’avenir. Autre première : les places pour l’année prochaine sont déjà en vente, bien avant l’annonce de la programmation. Rendez-vous du 18 au 21 avril prochain !
Photos : Paul Verhagen.