Après deux ans de pause forcée, Covid-19 oblige, le Roadburn a, pour bien des metalleux et des mélomanes en général, réouvert la saison des festivals. C’était donc nombreux et particulièrement enthousiastes qu’ils se sont pressés à Tilbourg aux Pays-Bas du 21 au 24 avril dernier. En près de vingt-cinq ans d’existence, l’institution hollandaise qui a commencé en tant que festival de stoner s’est imposée sur la scène internationale comme singulière, innovante et label de qualité. Après avoir dû annuler sa prometteuse édition 2020 en raison des restrictions imposées par la pandémie, son équipe, menée par Frens Frijns, Becky Laverty, et surtout son iconique directeur artistique Walter Hoeijmakers, avait concocté en 2021 un festival d’un nouveau genre, Roadburn Redux, entièrement en ligne, qui proposait en accès libre le temps d’un long week-end une série d’avant-premières, de performances inédites et de live-streams de qualité soigneusement sélectionnés. Et si la réception de l’événement avait été enthousiaste, c’est avec un mélange de joie et de soulagement que les festivaliers ont retrouvé l’événement en chair et en os cette année.
Toutes les restrictions étant levées aux Pays-Bas, c’est donc un festival « comme avant » qui a eu lieu, malgré les quelques annulations de dernière minute inévitables dans de telles circonstances. Et pour se montrer à la hauteur de l’occasion, l’équipe avait préparé quelques aménagements logistiques et une programmation particulièrement large et variée. De quoi accomplir avec panache l’objectif revendiqué de l’événement : « Redefining Heaviness », ou redéfinir la lourdeur…
Evénement : Roadburn
Dates : 21-24 avril 2021
Ville : Tilbourg [Pays-Bas]
Du lourd au délicat
Car si le Roadburn est à l’origine un festival de doom et de stoner, il a au fil des années élargi sa programmation à d’autres formes de metal extrême, puis au-delà même du genre, incluant post-rock, jazz et musiques électroniques à son affiche. Car si la lourdeur peut prendre la forme de riffs écrasants, on la retrouve aussi dans l’intensité émotionnelle du post-rock ou du shoegaze, ce qu’illustrent parfaitement les Canadiens de Big Brave qui ouvrent le festival. Le trio propose en effet un mélange de post-rock méditatif presque drone et de riffs à faire trembler les murs, le tout accompagné des vocalises habitées de Robin Wattie. À ce même point d’équilibre, on retrouve un autre trio, les Berlinois de Trialogos, dont le premier set live avait été proposé lors du Roadburn Redux. Leur mélange de krautrock hypnotique, de neue deutsche welle accrocheuse et de basse assourdissante a fait danser une Next Stage bien remplie.
Même si le festival a pris un peu de distance avec ses origines, ce sont bien les légendes du doom de Warhorse qui incarnent le mieux la polarité « lourde » du programme. Ayant marqué le tournant des années 90-2000 avec le pachydermique As Heaven Turns To Ash, leur unique album, les Américains se sont reformés récemment en hommage à leur défunt guitariste Todd Laskowski et ont offert aux festivaliers une véritable leçon de doom avec déluge de fuzz, groove, riffs imparables et paroles maussades à l’avenant. Dans le genre « bloc de noirceur », le black metal des Belges de Wiegedood mérite lui aussi une mention : jouant l’intégralité de leur dernier album There’s Always Blood at the End of the Road, ils ont laissé la Main Stage pratiquement tétanisée après une performance sans fioritures toute en violence et en tension.
À l’autre extrémité du spectre, on trouve évidemment les pontes du post-metal (et habitués du festival) Russian Circles, qui ont livré une performance riche en nuances malgré une sonorisation un peu défaillante – l’un des rares couacs, le son ayant été remarquable tout le week-end, notamment dans les salles de l’013 – mais aussi la singulière Lili Refrain et son monde onirique et inquiétant créé en mélangeant sonorités synthétiques et atmosphère presque tribale, et enfin le trio islandais Kælan Mikla, qui jouait en intégralité son dernier album Undir Köldum Norðurljósum, apparition de Neige d’Alcest en guest incluse. Avec leurs allures de sorcières modernes et leur darkwave à la fois très 80s et rafraîchissante, dansante et éthérée, les musiciennes ont hypnotisé les spectateurs de l’Engine Room.
Du punk au classique
De la sophistication la plus pointue à l’attitude la plus punk, le festival explore là aussi les extrêmes. L’une des conférences faisant partie de la programmation était d’ailleurs intitulée « Classical to Contemporary », et des artistes aussi diverses que Kristin Hayter (Lingua Ignota), Karin Park et Hunter Hunt-Hendrix (Liturgy) y parlaient de l’utilisation de leur bagage classique dans leur musique résolument contemporaine. Pour la partie pratique, Liturgy, jamais avare en concepts alambiqués, s’est donné les moyens de ses ambitions en interprétant son album Origin of the Alimonies comme un opéra avec les renforts d’un orchestre de chambre lors d’un set hybride et immersif. Jo Quail quant à elle, une autre habituée du festival qu’on avait entendue en guest lors des sets d’At The Gates, MONO et Myrkur il y a quelques années, a donné une performance unique de son album The Cartographer avec son violoncelle et un collectif de trombones en renfort.
Mais les amateurs de rock’n’roll qui prend aux tripes n’ont pas été en reste, du power trio de Maggot Heart qui, après un tour de chauffe le mercredi, a gratifié le public de son rock incisif lors d’un concert surprise dans le skate park (à la sonorisation hélas parfois aléatoire) à un autre trio, les blackeux à l’attitude anarchopunk de Dawn Ray’d, là aussi à l’occasion d’un set surprise de black metal corrosif ponctué de violon et d’exhortations politiques. C’est cependant un groupe local fraîchement formé et inconnu au bataillon qui remporte la palme en la matière, Ordigort. Pour la deuxième performance live de sa carrière (!), il a mis la tente Hall Of Fame en ébullition : son agressivité punk, ses hurlements bilieux et son tremolo picking black metal ont fait exulter un public de plus en plus nombreux tout au long de son set. De quoi faire attendre avec impatience et curiosité son premier album…
Du chaud au froid
Large voire étourdissante, la palette des sensations et des émotions évoquées durant tout le festival va du calme méditatif au chaos, de la froideur la plus glaciale à la chaleur la plus enveloppante. Au gré de ses allées et venues, le spectateur se compose donc un voyage unique, au sens figuré comme au sens propre : les groupes programmés ne sont jamais venus d’aussi loin, et si l’axe Europe-États-Unis compose toujours la vaste majorité de l’affiche, des nouveaux venus apportent un vent de fraîcheur bienvenu et prouvent que le reste du monde a beaucoup à offrir. Ainsi, les Indonésiens de Senyawa ont proposé leur singulier mélange d’instruments et de techniques vocales traditionnelles de Java et de musique expérimentale, soufflant le chaud – enthousiaste et généreux, le duo n’hésite pas à interagir avec le public entre deux souvent très brefs morceaux – et le froid – puissance redoutable, drones inquiétants – devant un public captivé. Venu du Kenya, un autre duo, Duma, dont le premier album remarqué en 2020 est un mélange glaçant de grindcore et de noise, a offert une performance particulièrement incandescente au milieu de la nuit dans l’Engine Room.
Froide mais accrocheuse, la darkwave de Deathsomnia évoque les plaines désolées d’un monde post-apocalyptique mais, fidèle aux principes posés par les grands noms du style, parvient à faire danser la foule avec d’autant plus d’enthousiasme. On descend de quelques degrés supplémentaires, bien en dessous de zéro, mais on garde la même alchimie avec Kollaps. Les Australiens sont fans d’Einstürzende Neubauten et ça se voit : si leur nom n’était pas assez clair, les ressorts et plaques métalliques qu’ils laissent traîner sur scène, la silhouette expressionniste du leader et l’assaut auditif sur le public balaient les dernières ambiguïtés. Plus franchement noise que son prédécesseur, le trio s’illustre dans une sorte de double effet, pure agressivité vu du fond de la salle, et viscéral, presque hypnotique près de la scène, où le son gagne en définition – tout comme les chorégraphies de premiers rangs très réceptifs. Ceux qui, au contraire, après deux ans de stress, de confinements et d’une réalité pour le moins glaçante, cherchent chaleur et réconfort ont pu trouver avec le doom élégant et teinté de sonorités orientales de Messa de quoi s’offrir un voyage mental dans des contrées fantasmées : c’est en effet là le sujet et le but professé de Close, le dernier album du combo, qu’il jouait pour l’occasion dans son intégralité. Dans la même veine, les musiciens encapuchonnés de Five The Hierophant ont convié avec force encens leur public à une échappée entre drone, doom, et touches de jazz apportées par un saxophone.
Du singulier au collectif
Si le festival a consacré une autre de ses rencontres aux notions de communauté et de collaboration, c’est que celles-ci, après deux ans d’éloignement forcé, se sont révélées plus centrales que jamais lors de cette édition, tant sur scène que dans le public. Un public amené à communier comme un seul homme autour des sets façon club electro d’Amnesia Scanner et surtout de The Bug, dont la musique reflète les influences revendiquées d’artistes aussi divers que Lee Perry, Swans et Public Enemy et qui était cette année accompagné des deux chanteurs de son dernier album, Flowdan et Logan pour un set explosif au point de laisser de nombreux festivaliers bloqués devant la porte de la salle, mais aussi à faire preuve d’un respect et d’un silence spectaculaires durant des sets intimistes comme le piano-voix poignant d’Emma Ruth Rundle ou la performance de Lingua Ignota. Silhouette frêle isolée au milieu de la scène, l’Américaine a esquivé la difficulté de retranscrire en live la complexité de son dernier album Sinner Get Ready en chantant sur une bande enregistrée. Pas une seconde d’ennui pour autant : charismatique et habitée, sur des vidéos hypnotiques et inquiétantes de rassemblements religieux et de paysages de Pennsylvanie en backdrop, l’artiste a capturé l’attention d’un public venu nombreux par sa voix seule. Même accueil chaleureux et sans réserve pour le set riche en émotions de GGGOLDDD, les curateurs de cette édition 2022.
Mais au-delà de ce public particulièrement soudé, c’est surtout sur scène que les collaborations se sont faites les plus éclatantes : qu’elles soient impromptues ou finement travaillées, de longue date ou de circonstance, elles ont donné lieu à des résultats spectaculaires, voire de véritables moments de grâce. On peut citer la performance de Hangman’s Chair et Regarde Les Hommes Tomber mise sur pied il y a quelques années à l’occasion d’une date parisienne spéciale : les neuf musiciens ont mêlé leurs styles et leurs univers pourtant très différents – black enflammé d’un côté, doom cold wave de l’autre – avec une fluidité remarquable devant une salle comble et captivée. Formé pour l’occasion, le duo de James Kent & Johannes Persson (Cult Of Luna) a proposé quant à lui des titres complètement inédits. Accompagnés de deux batteurs, les musiciens ont délivré une performance très atmosphérique, à la fois synthétique et mélancolique. Pour terminer, mention spéciale au set surprise des Américains de Thou – pas annoncés à l’avance, ils ont cependant fait plusieurs concerts tout au long du festival –, qui a refermé le festival avec une série de reprises de Black Sabbath, bien accompagnés pour l’occasion de leurs amis de Full Of Hell, Vile Creature ou encore Lingua Ignota. Cette performance fédératrice a clos ces quatre jours sur une note résolument chaleureuse et positive. Mission accomplie pour l’équipe du Roadburn, donc : tout en conservant son identité et sa communauté, l’événement s’est une fois de plus réinventé. Qualité irréprochable, moments uniques et découvertes : le festival remet en question les limites entre les scènes et les genres comme peu d’autres le font, et confirme son statut d’incontournable pour un panel toujours plus large de passionnés.