Réunir plus de 75 000 passionnés de musique venant du monde entier – pas moins de 119 pays représentés ! – autour d’une série de performances live en pleine pandémie, alors que les rassemblements sont interdits un peu partout et que tout le monde est, à peu de choses près, cloîtré chez soi ? Par les temps qui courent, ça semble tristement utopique, mais c’est pourtant l’exploit réalisé par l’équipe du Roadburn dont la créativité débordante n’est plus à prouver (on se souvient de sa réactivité lors de l’éruption du volcan Eyjafjallajökull en 2010 et de sa capacité générale à se renouveler).
Après avoir dû annuler son édition 2020, c’est en ligne qu’a eu lieu celle de cette année. Au programme, performances inédites dont certaines en live à l’013 à Tilbourg où le festival a habituellement lieu, projets commandés pour l’occasion, lancements, avant-premières et autres mixtapes pour environ 80 heures de contenu. De quoi, comme lors des autres éditions, se retrouver joyeusement débordé et obligé de faire face à de cruels dilemmes. Retour sur 10 performances qui reflètent l’éclectisme caractéristique du festival, histoire de prolonger ce week-end pas comme les autres…
Evénement : Roadburn
Dates : 16-18 avril 2021
Ville : Tilbourg [Pays-Bas]
Nadja
Le duo canadien qu’on connaît pour ses disques monumentaux à la fois écrasants et oniriques présentait l’inédit Seemannsgarn. Le morceau, enregistré en live à The Black Lodge à Berlin, est une longue méditation rêveuse, un lent crescendo qui plonge peu à peu l’auditeur dans un océan de bruits enveloppants, de pulsations et de bourdonnements. Filmée de manière immersive et hypnotique, exploitant à la perfection un décor idéal – les rideaux de velours rouge et le sol à chevrons de la black lodge de Twin Peaks –, la performance fusionnelle, presque utérine, des deux musiciens nous a fait basculer au ralenti dans un autre monde.
Gold
Au Roadburn, c’est à domicile que jouent les Hollandais de Gold, habitués du festival depuis leurs débuts en 2013. Cette fois-ci, le groupe jouait This Shame Should Not Be Mine…, un set inédit composé pour l’occasion. Défiant les genres, Gold penche cette fois-ci vers la musique électronique, presque trip hop par moments (de ce point de vue, ce set est presque le pendant lumineux de la performance angoissante et tourmentée d’Emptiness le jour suivant). On pense aussi à Björk, qui apparaît même sous la forme d’un sample lors du concert. Imaginé comme une catharsis pour sa chanteuse Milena qui y évoque des traumatismes passés et la chape de plomb qui les avait jusqu’à ce jour entourés, le set enregistré sur la vaste scène de l’013 parvient à créer une intimité malgré la distance. Une gageure, et une consolation autant pour les artistes que pour leurs spectateurs…
Regarde Les Hommes Tomber
Les Français devaient se produire au festival l’année dernière : cette année, ils ont proposé une interprétation spectaculaire d’intensité de leur album Ascension. À la lueur des bougies, le quintet a offert une performance incandescente servie par une sonorisation impressionnante (qualité qui ne fera jamais défaut tout au long du festival, d’ailleurs). Pour ce dernier volet de leur trilogie, les atmosphères sont à la fois plus nuancées et plus intenses que jamais, des respirations post-black aux passages les plus traditionnels, enflammés et déchirants. De quoi porter haut les couleurs d’un black metal qui s’est fait dans l’ensemble plus discret cette année que lors de certaines éditions précédentes – cela dit, notre attention a aussi été retenue par les jeunes Néerlandaises de Doodswens dont le set à l’obscurité à la fois littérale et métaphorique augure le meilleur pour la suite de leur carrière.
Maggot Heart
La tonalité volontiers expérimentale d’une partie non négligeable de la programmation ne doit pas faire oublier que le Roadburn est, à l’origine, le point de rencontre des amateurs de rock poussiéreux et de metal poisseux. On pouvait s’en apercevoir tard dans la nuit, avec les reprises azimutées parsemées de vidéos de chatons (!) des Américains d’Inter Arma, et surtout avec le set bref mais enlevé de Maggot Heart. Emmené par Linnéa Olsson (The Oath, Grave Pleasures) et comptant dans ses rangs des anciens d’In Solitude, le groupe a joué lors d’un set classieux et minimaliste son rock nocturne et atemporel à base de guitare crasseuse qui se prête à merveille au live.
Jonathan Hultén
Quelques mois après la sortie du dernier album de Tribulation et l’annonce de sa décision de quitter le groupe, c’est à nouveau en tant qu’artiste solo que Jonathan Hultén a fait son retour au Roadburn. Tirant pleinement parti des possibilités du format en ligne, en costume de scène qui le métamorphose en esprit du lieu, il a proposé une version live inédite de quelques extraits de son album Chants From Another Place, enregistrée dans une forêt enneigée, l’écrin idéal pour ses chansons harmonieuses et dépouillées. Car à côté de la saturation, le festival a aussi offert des moments brillants de folk et de minimalisme, comme la performance de The Devil’s Trade seul avec sa guitare dans une ancienne carrière en Hongrie et évidemment celle de Steve Von Till de Neurosis.
Primitive Man
Autre pièce réalisée spécialement à la demande du festival, le set des Américains de Primitive Man s’est avéré plus sombre et claustrophobe que jamais. Growl abyssal, intensité trépidante ou lenteur étouffante : le malaise instillé par le trio est polymorphe et sans répit. Apocalyptique et glaçante en live, cette version digitale du groupe a réussi à transmettre son message par d’autres moyens : visuels hypnotiques, compositions imparables, et surtout atmosphère spectaculaire de terreur et d’angoisse. De quoi exorciser les tourments d’une année éprouvante à bien des niveaux autant pour le groupe que pour ses spectateurs…
BADA
Malgré son nom peu familier, BADA était attendu par les festivaliers : en effet, il est composé de nuls autres que de membres du groupe live d’Anna von Hausswolff, dont la chanteuse elle-même, cette fois seulement au clavier, musiciens qui avaient livré un set mémorable lors de l’édition 2019. Visuellement fascinante malgré (ou grâce à) un cadre minimaliste (un grenier suédois où les musiciens jouent comme si personne ne les observait), leur performance fondée sur l’improvisation déployait des atmosphères tout en nuances, mêlant noise, krautrock, drone, ambient et rock psychédélique avec une créativité et une maîtrise captivantes.
Blanck Mass
Si toutes les propositions du festival restaient en ligne après leur publication, cette dernière était manifestement pensée avec soin par l’équipe. Ainsi, aux groupes les plus expérimentaux la journée, le milieu de la nuit étant dédié à de quoi danser à domicile. C’était le cas du set de Blanck Mass, par exemple. Rescapé de l’affiche très électro-gothique de l’année dernière qui réunissait, entre autres, Boy Harsher, Drab Majesty et She Past Away, Benjamin John Power de son vrai nom a donc été pendant une heure le DJ résident de milliers de salons, offrant lumières flashy et sonorités années 80 taillées pour les plus ténébreux des dancefloors.
Haunted Plasma
Parmi les nouveautés faisant leurs premiers pas lors de ce Roadburn Redux, Haunted Plasma avait de quoi piquer la curiosité. Organisé dans le cadre des Svart Sessions qui mettait en valeur les artistes du label finlandais, ce set était la première apparition de ce nouveau projet composé de membres d’une scène locale foisonnante (Oranssi Pazuzu, Grave Pleasures, Circle, Hexvessel…) et promettait un mélange de synth futuriste et de kosmische black metal (sic). Avec un Mat McNerney en grande forme en guest au chant, le mélange, détonnant et rétro-futuriste, a tenu toutes ses promesses : malgré un couac mineur dans la mise en ligne du concert, premier coup d’éclat pour le groupe et décollage garanti !
Nous Sommes Les Nouvelles Chimères
En dehors des performances live, le festival proposait quantité de contenus supplémentaires : mixtapes, avant-premières, retours sur la carrière d’artistes incontournables, présentations de certains styles ou scènes… Du mélange de post-punk et de soul d’Algiers à la collaboration ambient et inquiétante de Lustmord et Karin Park en passant par les dernières créations de la très fertile scène black metal islandaise, les mélomanes de tous horizons avaient de quoi trouver leur bonheur et multiplier les découvertes. Bel hommage à ce que les musiques extrêmes, expérimentales, en tout cas aux marges de l’industrie peuvent créer, fédérer, et inspirer, le documentaire Nous Sommes Les Nouvelles Chimères (We Are The New Chimeras) consacré au festival des Feux de Beltane donnait la parole aux organisateurs, festivaliers et musiciens impliqués dans l’événement. Pas de hiérarchies, mais une passion, la musique, qui cristallise émotions, relations et aspirations précieuses. Bref, quelque chose qui a beaucoup à voir avec ce Roadburn dématérialisé et qui semble plus vital que jamais dans les circonstances actuelles. Alors que la vaste majorité des contenus proposés est retournée au néant, ne laissant que les souvenirs de ceux qui en ont été témoins, comme toutes les performances d’art vivant dignes de ce nom, cette édition particulière d’un festival unique a été une bouffée d’air frais et d’espoir salutaire. Un succès donc, en espérant malgré tout pouvoir bientôt arpenter à nouveau la terre battue des festivals et le sol collant des salles de concert…