A bien des égards, ont vit dans une société où, quand on ne rentre pas un minimum dans le moule, on est marginalisé, montré du doigt voire exclu. Evidemment, les bûchers n’existent plus, on n’est plus à proprement parler excommuniés pour nos « péchés », heureusement le monde occidental a évolué depuis le Moyen Âge. Mais l’exclusion prend d’autres formes, moins violentes physiquement mais plus insidieuses psychologiquement. Après tout, la chasse aux sorcières n’a-t-elle pas repris de plus belle depuis l’avènement des réseaux sociaux, où, au moindre écart, le quidam peut se retrouver crucifié par la vindicte populaire ? Les procès en hérésie n’appartiennent pas qu’au passé. Et pourtant, si l’on contemple l’histoire, combien de ces prétendus hérétiques ont fait avancer le monde ? C’est finalement en s’intéressant à certains hérétiques célèbres que Sakis Tolis s’est rendu compte que lui-même en était un. Ainsi est née l’inspiration pour un nouvel album de Rotting Christ : The Heretics.
A cet égard, c’est avec un Sakis Tolis assez introspectif que nous avons échangé. Musicalement, il assume camper sur une marque de fabrique désormais bien établie, qu’il cherche à protéger à tout prix, laissant le soin à une nouvelle génération de groupes d’innover et d’apporter leur pierre à l’édifice du metal extrême. Si le fait d’évoluer et participer à changer les choses reste important pour lui, on sent son regard en partie tourné vers le passé, avec quelques désillusions. « Plus tu deviens vieux, plus tu te rapproches de la fin, et plus tu penses au passé, à là où tu as commencé… » nous dit-il, inquiet qu’il puisse un jour ne plus rien avoir à dire. Mais ce jour n’est pas encore arrivé, comme en témoigne l’interview qui suit.
« J’ai joué dans des zones de guerre, j’ai joué dans des territoires étranges avec des gouvernements sévères, etc. J’aime faire ça. Je dois trouver un but à Rotting Christ, pas seulement avec la musique, mais aussi avec les idées. Tu sais, si j’étais seul dans Rotting Christ, je pourrais par exemple jouer en Syrie, au beau milieu de la guerre. Ça ne me poserait aucun problème si j’étais seul, car tu sais quoi ? Avant de mourir, j’aurais aimé changer quelque chose dans ce monde, et on ne peut changer ce monde qu’avec des actes et non avec des mots. »
Radio Metal : Vous revenez avec un album intitulé The Heretics. Je sais que chacun des albums que tu réalises est une quête mentale. Du coup, à quel moment as-tu réalisé que tu étais un hérétique et as-tu eu l’idée d’en faire un album ?
Sakis Tolis (chant & guitare) : Ça m’a pris quarante-six ans pour réaliser que j’étais un hérétique. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Il s’est trouvé que sur la dernière tournée, j’ai beaucoup lu car j’avais beaucoup de temps libre pendant que je voyageais. Je n’arrêtais pas de lire ces vieux hérétiques, des gens qui ont changé l’histoire avec leurs idées, avec leurs ouvrages, des gens qui étaient très critiqués par le système de leur époque, par le christianisme qui avait beaucoup de pouvoir… J’ai réalisé que la voie que j’avais choisie, et non seulement moi mais aussi de nombreuses personnes, ceux qui écoutent du dark metal, du black metal, du metal extrême, était assez similaire à celle de ces gens. Disons que je ne suis pas un chemin traditionnel. Je ne suis pas le mouvement. Disons que je suis assez « maudit » aux yeux des gens normaux. Je suis un hérétique à leurs yeux. La voie que j’ai choisie, ce que je dis, ce que je crée avec mon groupe, ça ne rentre pas dans un moule. Tous les metalleux ne sont pas hérétiques mais beaucoup le sont – les black et dark metalleux, c’est certain. On s’est sentis comme des hérétiques pendant de nombreuses années, il ne faut pas oublier les débuts : c’était une malédiction d’être un black metalleux. D’accord, le metal est de plus en plus accepté aujourd’hui, mais pas tant que ça. En l’occurrence, en France ou en Grèce, dans les zones plus rurales, ils ne sont pas là à venir vers toi : « Ah, tu écoutes des groupes de black metal avec des croix renversées… » Non, ils te regardent, genre : « Wow, t’es quoi toi ? T’es un marginal ou quoi ? » Donc j’ai réalisé que j’étais un hérétique et j’ai commencé à écrire quelque chose sur ce sujet. Il n’y a qu’une raison pour que j’écrive quelque chose : je dois ressentir quelque chose. Si je ne ressens rien, je n’enregistre ou sors rien. Et là c’était ça la raison : tous les grands hérétiques qui m’ont poussé à créer cet album.
Les hérétiques sont des gens qu’on a souvent brûlés sur des bûchers ou qui ont été excommuniés, la communauté cherche à s’en débarrasser. Ressens-tu ceci à ton égard, le fait que la société cherche à se débarrasser de toi ?
Pendant des années, oui. Ils ont tendance à ne pas accepter les gens comme moi dans la société. Enfin, c’est moins vrai maintenant, car je ne me cache pas, je suis un homme relativement normal aujourd’hui. Je paie mes factures, enfin pas toujours… Je m’occupe de mes enfants. Mais quand même, aux yeux de certaines personnes, je ne suis pas comme il faut. Et à la vieille époque, oh ouais, c’est clair que c’était le cas ! Mais au moins, j’ai des amis, des gens qui suivent le même chemin que moi, nous sommes unis. Il ne faut pas oublier que nous avons commencé à la fin des années 80, il y a de nombreuses années, quand ce pays était très intégriste, très strict. Nous avions de grandes difficultés à nous faire accepter. Evidemment, de nos jours les choses sont complètement folles partout dans le monde, je ne sais pas ce qu’il se passe, donc il est clair que les gens n’ont plus autant peur des metalleux.
Peut-être aussi que ça dépend des pays…
Bien sûr, car je voyage beaucoup. Peut-être qu’en France ils sont plus ouverts d’esprit, mais si tu vas dans d’autres territoires, c’est très différent. Par exemple, ils m’ont arrêté moi et mes frères dans un aéroport en Géorgie il n’y a pas très longtemps parce que… Je ne sais pas pourquoi ! Ils nous ont foutus en taule ! Peut-être simplement parce que nous sommes venus donner un concert là-bas. Souvent nous nous retrouvons avec nos concerts reportés voire annulés, nous avons eu des problèmes avec des gouvernements, il est arrivé que des gens nous suivent à la salle de concert… Ces choses-là arrivent ! Il ne s’agit pas juste de la civilisation occidentale. La mission du black metal ou du dark metal pour l’avenir est de changer le monde et pas seulement la civilisation occidentale. La civilisation occidentale a déjà beaucoup changé, le christianisme n’est plus le plus gros problème, on a d’autres problèmes maintenant en provenance d’autres territoires, il faut donc répandre cet esprit de liberté dans ces territoires. C’est ce que nous devrions faire, en l’occurrence, en tant que Rotting Christ. Il y a des territoires, des pays, des nations qui se battent toujours contre la liberté. D’accord, tu es en France, mais pour les gens au Moyen-Orient, c’est très dur. Nous recevons des offres pour jouer partout dans le monde. Nous essayons de jouer autant que possible. Surtout pour ma part, c’est un défi de jouer dans ces territoires. J’aime prendre des risques. J’ai joué dans des zones de guerre, j’ai joué dans des territoires étranges avec des gouvernements sévères, etc. J’aime faire ça. Je dois trouver un but à Rotting Christ, pas seulement avec la musique, mais aussi avec les idées. Tu sais, si j’étais seul dans Rotting Christ, je pourrais par exemple jouer en Syrie, au beau milieu de la guerre. Ça ne me poserait aucun problème si j’étais seul, car tu sais quoi ? Avant de mourir, j’aurais aimé changer quelque chose dans ce monde, et on ne peut changer ce monde qu’avec des actes et non avec des mots.
As-tu le sentiment qu’après trente ans de carrière, tu as commencé à changer quelque chose ?
Non, je ne crois pas. Plus tu vieillis, plus tu réalises que tu ne peux pas changer le monde. Mais c’est sûr que toute la communauté metal, toute l’union du metal, la scène metal a peut-être changé quelque chose. Ça fait partie de l’histoire maintenant, le black metal, le dark metal, le metal globalement. C’est un événement historique. Dans cent ans, les gens parleront de cette époque parce que la musique, en général, a changé des choses.
« Après tant d’années, j’en ai vraiment marre ! J’ai quarante-six ans désormais, ça fait trente ans que je suis dans la scène, et parfois je me dis : “Oh non, pas encore !” Par exemple quand les gens protestent contre nos concerts à l’extérieur d’une salle. Parfois, quand tu atteins cet âge, c’est genre : “D’accord, j’en ai suffisamment fait, j’aimerais calmer le jeu.” Je n’ai plus envie de me battre, je ne veux plus des tensions, je ne veux plus être stressé. Mais j’ai choisi cette voie, donc je ne peux blâmer personne d’autre que moi. »
Les hérétiques ont plus ou moins été des gens qui ont remis en question ou défié le dogme dominant. Penses-tu que les hérétiques sont ceux qui font évoluer la société et l’humanité ?
Non, mais ils mettent de petites briques sur le mur du changement, avec leurs ouvrages et non leurs paroles. Souvent, les gens disent : « Oh j’emmerde ceci, je n’aime pas ça », rien que des commentaires. On vit actuellement dans l’ère du commentaire. Tu sors une chanson, tout le monde a le droit d’avoir un avis, évidemment, c’est normal, mais tout le monde ne fait rien d’autre que de commenter. Or les gens qui font bouger les choses sont ceux qui agissent, et il faut du temps pour le comprendre. Peut-être les hérétiques sont des sortes de prophètes… On a de nouveaux hérétiques aujourd’hui, y compris ici au sein des civilisations occidentales. En l’occurrence, les gens qui parlent de théories scientifiques, genre « les trous noirs mènent à une autre dimension… », peut-être que ce sont eux les hérétiques du futur.
L’histoire est remplie d’hérétiques, alors pourquoi avoir choisi ceux que tu as choisis pour cet album ?
Ce sont des gens qui ont eu affaire au christianisme. Car notre nom, Rotting Christ, fait que le concept du groupe est rattaché à ça. Evidemment, comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’aujourd’hui le christianisme soit un grand problème. D’un autre côté, malgré tout, on n’est pas loin d’avoir une nouvelle guerre des religions. Qu’est-ce que je veux dire ? L’Europe se sent quelque peu menacée, il y a des gens qui se déplacent de pays vers d’autres pays, ils répandent leurs idées avec lesquelles la civilisation occidentale n’est pas d’accord. La situation est assez difficile actuellement ! Peut-être est-ce l’histoire qui se répète. Donc peut-être avons-nous affaire à quelque chose de similaire.
Ce nom de groupe a de toute évidence toujours eu cette connotation provocante envers le christianisme, et en l’occurrence, la religion est partout dans ce nouvel album, y compris dans l’illustration, mais aussi dans l’usage de chant rappelant des incantations religieuses. Est-ce l’acte hérétique ultime que d’attaquer la religion en utilisant ses propres outils ?
[Petits rires] Ouais, peut-être. Bon, « attaquer », je ne suis pas un terroriste, mais je parle avec ma musique, ma création, mon art. Mais après tant d’années, j’en ai vraiment ras le bol ! J’ai quarante-six ans désormais, ça fait trente ans que je suis dans la scène, et parfois je me dis : « Oh non, pas encore ! » Par exemple quand les gens protestent contre nos concerts à l’extérieur d’une salle. Parfois, quand tu atteins cet âge, c’est genre : « D’accord, j’en ai suffisamment fait, j’aimerais calmer le jeu. » Je n’ai plus envie de me battre, je ne veux plus des tensions, je ne veux plus être stressé. Mais j’ai choisi cette voie, donc je ne peux blâmer personne d’autre que moi. D’un autre côté, je pense que ce que nous faisons aujourd’hui avec Rotting Christ est plus mature. Nous ne sommes plus un groupe qui dit : « On emmerde le Christ, on adore Satan, etc. » Nous essayons d’aborder ça sous un angle plus intellectuel. Donc si quelqu’un n’est pas d’accord avec nous, il ne se sentira pas pour autant offensé. Si tu lis nos textes et écoutes notre musique, ce n’est pas offensant. Si tu regardes les clips que nous faisons, ce n’est plus extrême. C’est plus gentil. Souvent, je reçois des messages de chrétiens disant : « D’accord, je suis chrétien, mais j’aime votre groupe ! » Ce qui est assez unique pour moi. J’ai envie d’être honnête avec moi-même. Je n’ai pas envie de faire semblant d’être la personne la plus malfaisante qui soit ; je ne le suis plus. Je ne sais pas quel âge tu as mais je suis sûr que tu ne te sens pas le même qu’il y a dix ans. Plus tu vieillis, plus ton esprit, ton expérience, devient la plus grande arme en ta possession. Avec mon expérience et mon esprit, voilà le résultat que j’obtiens. Je veux être honnête. Parfois, je vois des groupes de quinquagénaires qui font semblant d’être diaboliques, mais c’est du flan, parce qu’ils ne le sont pas, ils doivent payer leurs factures, ils doivent gérer le quotidien, ils vivent à la ville, ils ne vivent pas en pleine forêt au milieu de nulle part. On ne peut pas être tellement misanthrope quand on arrive à cet âge-là.
Tu es donc moins en colère que tu as pu l’être ?
Je suis en colère. Je le suis même encore plus aujourd’hui, mais je retiens ma colère. Je suis en colère contre ce que je vois dans le monde : il ne faut pas oublier que je suis quelqu’un qui voyage partout dans le monde. Je vois ce qui est bon et ce qui est mauvais, je vois les différences entre les gens. Donc je suis très en colère mais je réalise que rien ne peut changer dans ce monde. Je laisse les jeunes avoir l’impression qu’ils peuvent changer le monde, mais quand ils auront mon âge, ils réaliseront que rien ne peut changer. Contentez-vous de changer vos amis, les gens de votre entourage, et si vous y parvenez, c’est déjà beaucoup. Je peux changer certaines choses mais pas le monde. En fait, je n’ai jamais vraiment cru que je pourrais changer le monde dans sa globalité. Parfois, je me sens désespéré. D’un autre côté, je me sens chanceux de toujours avoir ma musique, ma seule arme, et peut-être que je peux changer certaines personnes avec mes idées. Même les grands politiciens ne peuvent pas changer le monde ! Alors qui suis-je pour le faire ? Les gars qui ont inventé Facebook ou YouTube peuvent changer le monde. Ainsi va l’évolution aujourd’hui. Ces gars, en l’occurrence, qui ont inventé des choses dans le domaine du digital ou les scientifiques, peut-être que certains d’entre eux peuvent changer le monde.
« The Raven » est un poème d’Edgar Allan Poe. Est-ce qu’adapter un poème en musique a modifié ta façon de composer la chanson ?
Oui. Quand je dois me baser sur un poème ou autre, je dois changer ma façon de composer. Tout d’abord, j’ai les paroles, je réfléchis beaucoup, j’ai même essayé de méditer, pensant à quoi devrait ressembler la chanson globalement, et ensuite j’écris la musique par-dessus les paroles. C’est très particulier, parce qu’habituellement, j’écris d’abord la musique et ensuite le texte. Mais quand je fais ça, surtout avec les écrits d’un tel poète, je flippe, mec ! Parce que c’est très facile de sonner ridicule et drôle à tes dépens. Mais, je ne sais pas, je l’ai fait pour « The Raven », je ne sais pas si pour toi ça sonne bien ou pas ridicule… Car j’avais un gros poids sur mes épaules.
« La façon dont les groupes communiquent leur musique n’est plus aussi passionnée que dans le passé. Pour nous, c’était le sens de la vie. Aujourd’hui, c’est le sens de l’égoïsme, le fait de prouver que tu es le meilleur, que tu es quelque chose. C’est la devise de notre époque. C’est plein de compétition. […] Je déteste ça. Souvent les groupes n’apprécient pas ce qu’ils font et ne se font pas plaisir à cause de ça. »
Tu as considéré que The Heretics est un album où des éléments en provenance de toutes les périodes du groupe convergent. Pourtant, je ne suis pas sûr d’entendre du Rotting Christ des débuts, par exemple…
Non, c’est sûr, il n’y a pas grand-chose des débuts, mais les riffs, les mélodies bien établies, l’atmosphère, tout ça pioche un peu partout, sauf dans les premières années quand nous faisions des démos. On ne peut pas remonter jusque-là. C’était il y a vingt-cinq ans ! Si je faisais ça, ce ne serait pas honnête ; ce qu’on entendrait ne serait pas honnête. Je ne veux pas être ce genre de personne. Mais tu sais, plus tu deviens vieux, plus tu te rapproches de la fin, et plus tu penses au passé, à là où tu as commencé… C’est un peu arrivé avec cet album et je pense qu’il est clair que ça arrivera avec le prochain.
Tu sens déjà la fin arriver ?
[Rires] Je ne sais pas mais ça me semble logique dans la vie. Si je ne ressens pas avoir quelque chose à dire aux gens, pourquoi sortir des albums ? Juste pour m’amuser avec eux ou faire semblant d’être un jeune homme puissant qui foutra le bordel partout, défoncera tout le monde ? Non. Pour le prochain album, j’aurai plus de cinquante ans. A cet âge, j’aurai sorti quatorze albums, plus de deux cents chansons, donc on peut facilement avoir l’impression de ne plus avoir d’inspiration. Qu’est-ce que je peux y faire ? Ceci dit, j’ai envie de rester positif. Mais dans cette vie, tout change, il faut voir les choses ainsi. Evidemment, je suis reconnaissant d’avoir de la musique en moi. Je peux jouer tout ce que je veux, mais peut-être que si nous réalisons qu’avec Rotting Christ nous n’avons plus rien à dire, pourquoi nous embêter et embêter les gens avec ça ? C’est la crise de la quarantaine [rires]. Je n’y pense pas trop – je n’ose pas penser à la fin – mais j’ai quand même quelque part au fond de mon esprit que rien ne dure éternellement. Bien sûr, je suis toujours en forme, j’ai beaucoup de chance d’être encore fort, je suis en bonne santé, c’est très important. Je suis toujours en première ligne sur le champ de bataille, nous sommes des soldats, toujours à nous battre pour la liberté et à crier « non serviam », mais je dois aussi penser à l’autre option.
Il se trouve que vous avez sorti l’année dernière un livre intitulé Non Serviam: The Official Story Of Rotting Christ. Comment as-tu eu l’idée d’écrire un livre sur votre carrière aujourd’hui ?
Dayal [Patterson] de Cult Never Dies m’a simplement demandé : « Ça te dit d’écrire un livre sur le groupe ? » J’ai dit : « Allez ! Ce n’est pas mon genre de faire ça. » Mais ensuite, j’ai réalisé que j’ai une histoire de trente ans derrière moi et que peut-être j’ai des choses à partager, surtout par rapport à la vieille époque, à la dernière ère humaine analogique. J’ai donc fini par dire : « D’accord, faisons-le ! » Donc nous avons commencé à parler et à avoir plein d’échanges. Ils ont fait un livre qui représente un peu, évidemment, l’histoire du groupe tout au long de ces trente ans. J’ai vraiment apprécié de le faire. Puis j’ai réalisé que j’ai découvert des choses à mon sujet. Parfois on vit à cent à l’heure, on ne comprend pas qui on est, ce qu’on a fait, ce que sont nos expériences. Donc avec ce livre, j’ai été forcé de réfléchir davantage sur moi-même et c’était une bonne chose pour moi. J’ai découvert que j’avais oublié comment j’étais quand j’étais jeune. J’ai redécouvert que j’étais un hérétique ! Voilà pourquoi j’ai écrit cet album. C’était très important rien que de réaliser ceci.
Dans ce cas, dirais-tu que cet album est la conclusion naturelle de ce livre ?
Oui, peut-être ! Ça se peut.
La vieille époque te manque-t-elle ?
Parfois oui, mais je ne suis pas non plus quelqu’un qui est coincé dans le passé. J’adore et je respecte mon passé mais nous vivons toujours dans le présent. Mais ce qui me manque, c’est le romantisme et l’ère analogique. On vivait à cette époque, alors qu’aujourd’hui, parfois, on ne vit plus. J’ai l’impression que tout le monde est coincé dans son ordinateur, sur son iPhone ou je ne sais quoi. On a perdu le lien à la nature, les vraies relations… Peut-être que j’ai l’air d’un romantique aux yeux des plus jeunes, mais c’est ça la vie. J’étais un gars très romantique. Enfin, pas dans le sens « romantique avec les femmes » mais avec les idées. Puis la scène metal est très différente aujourd’hui de ce qu’elle était. La façon dont les groupes communiquent leur musique n’est plus aussi passionnée que dans le passé. Pour nous, c’était le sens de la vie. Aujourd’hui, c’est le sens de l’égoïsme, le fait de prouver que tu es le meilleur, que tu es quelque chose. C’est la devise de notre époque. C’est plein de compétition. J’essaye de ne pas être compétitif. Je ne suis pas un compétiteur. Mais parfois je n’ai pas le choix, car si tu n’es pas compétitif, tu es fini, malheureusement. Je déteste ça. Souvent les groupes n’apprécient pas ce qu’ils font et ne se font pas plaisir à cause de ça. Et on manque de meneurs et de légendes. On en a perdu tant, et on va continuer à en perdre. Evidemment, il y a plein de bons groupes qui émergent, mais il leur manque quelque chose, un caractère. Bien sûr, c’est difficile. Même pour moi c’est très difficile d’avoir un caractère. Mais bref, j’essaye maintenant de passer le flambeau à la nouvelle génération mais je ne peux pas faire grand-chose de plus. J’agis et j’espère que les gens comprennent ce que Rotting Christ fait. Nous sommes encore nous-mêmes, nous sommes encore là dans la scène metal. Nous sommes des fans avant tout, et ensuite des musiciens.
« Si je prends ma voiture pour aller d’un endroit à l’autre, ça me prend une heure, donc cette heure est perdue. Donc je préfère y aller via les transports en commun, afin de pouvoir fermer les yeux, oublier le monde, et utiliser cette heure pour moi. Je me bats très fort pour trouver mon inspiration. »
Vous avez été un des groupes de metal extrêmes les plus novateurs, mais on dirait désormais, depuis les trois ou quatre derniers albums, que vous vous reposez sur une formule de base ou une marque de fabrique similaire, qui vous a réussi autant artistiquement qu’auprès du public. Dirais-tu que vous avez joué votre rôle dans l’évolution du metal et que ce n’est plus de votre responsabilité ?
Oui. Nous avons joué notre rôle et à ce niveau-là aussi je ne crois pas que nous pouvons changer le monde aujourd’hui, nous ne pouvons pas réinventer la roue. Il y a de nouveaux groupes qui peuvent le faire à notre place. Nous avons trouvé notre style, ce que nous étions, en 2019. C’est important que nous soyons encore vivants et que les gens prêtent toujours attention à nos albums. Ça signifie beaucoup, surtout pour moi, car je suis le seul compositeur dans le groupe. C’est très important d’être vivant artistiquement. Bien sûr, nous ne pouvons plus changer, nous sommes établis, nous avons notre son, nous sommes là pour jouer ce type de musique que nous jouons dans Rotting Christ. C’est aussi simple que ça.
N’as-tu pas peur de t’enfermer dans une formule ?
Si, souvent. Mais que peut-on faire ? C’est très difficile, quand tu écris une chanson, tu as quatorze albums, trente ans de carrière… Bordel, mais qu’est-ce que je fous là ? Je me pose souvent la question… Il faut toujours se battre contre ses propres démons. Donc, je ne suis pas sûr, mais j’ai envie de penser positivement, parce que l’évolution est quelque chose de très important dans ma vie. J’essaye, tout du moins.
Je t’ai lu mentionner que The Heretics a plus de guitares. Penses-tu que c’est quelque chose qui manquait dans Ritual ?
Oui, il a un manque au niveau guitare. Mais The Heretic comble ce manque. Et c’était clairement un choix sur Ritual. Parfois on n’a pas besoin de remplir tout l’espace avec des guitares. J’ai trop d’albums avec des guitares. Parfois on peut avoir un album sans qu’il y ait plein de guitares. Bien sûr, il y a des guitares, mais pas de guitare leads, disons. C’est plus une question d’inspiration, or c’est la chose la plus difficile : obtenir de l’inspiration pour une chanson.
D’ailleurs, tu as déclaré que « l’inspiration est un mode vie » Comment cultives-tu ce mode de vie ?
J’essaye un peu de me retrouver, parce que j’ai de nombreuses obligations. Je lis, j’essaye de trouver du temps à passer avec moi-même et j’imagine ; je continue à faire travailler mon imagination et faire qu’elle fasse encore partie de ma vie. C’est très difficile à faire de nos jours. Donc je n’utilise plus ma voiture, je me déplace à pied, je ne fais pas trop de choses. En l’occurrence, si je prends ma voiture pour aller d’un endroit à l’autre, ça me prend une heure, donc cette heure est perdue. Donc je préfère y aller via les transports en commun, afin de pouvoir fermer les yeux, oublier le monde, et utiliser cette heure pour moi. Je me bats très fort pour trouver mon inspiration.
Tu es la tête pensante de ce groupe et unique compositeur depuis si longtemps qu’on peut comprendre comment avec le temps ça peut devenir de plus en plus dur. N’essayes-tu jamais d’obtenir de l’aide ou de l’inspiration d’autres gens, comme le producteur Jens Bogren, en l’occurrence, ou tes collègues dans le groupe ?
Pas tellement. Je ne demande pas beaucoup d’aide parce qu’alors je perdrais l’identité du groupe, or c’est très important pour moi. Bien sûr, je demande des choses techniques, parce que je ne suis pas bon dans le domaine technique, mais je ne demande clairement pas grand-chose durant le processus de composition, car je veux que ça sonne comme Rotting Christ. Il y a des musiciens bien meilleurs que moi mais je dois être moi-même. Donc Jens était plus impliqué dans les aspects techniques et concernant les processus de mixage et de production. Il a fait que l’album sonne énorme. Et c’est comme les gars dans le groupe, Van Ace et George Emmanuel… J’ai travaillé au studio de George Emmanuel. C’est lui qui a enregistré l’album. Il a joué quelques solos. Ces gars sont très talentueux, mais parfois ils n’ont pas le feeling du groupe. Ils peuvent avoir une très bonne chanson mais ce n’est pas Rotting Christ. Et le plus important est de sonner comme Rotting Christ. Ils ont le feeling de Rotting Christ quand ils jouent, mais ils ne peuvent pas écrire la musique, car la musique, c’est de l’inspiration. Ils jouent les chansons, ils jouent très bien live, parfois même mieux que moi, mais ils ne peuvent pas participer au processus de composition.
Tu as déclaré que ça te « procure plus de plaisir quand quelqu’un sourit en entendant [ta] musique que quand il achète [tes] albums ». Du coup, pourquoi vends-tu ta musique et ne l’offres-tu pas gratuitement, finalement ?
Je l’offre gratuitement ! Plus ou moins. Si tu vas sur la chaîne YouTube de Rotting Christ, tu peux voir toutes les vidéos gratuitement, tu peux écouter l’album le jour où il sort. Si tu veux, tu peux écouter gratuitement. C’est comme ça que je fonctionne. Si tu t’inscris sur Rotting Christ TV, tu peux tout écouter gratuitement ! Je me bats constamment avec mes labels ! Tu sais quoi ? Aujourd’hui, si tu veux un album, prends-le gratuitement. Le jour où il sort, il sera disponible gratuitement. Je veux dire que de toute façon les albums ne se vendent pas. Mais indépendamment de ça, j’ai toujours offert ma musique gratuitement depuis le tout début. Je n’ai jamais obtenu d’argent de mes albums ! J’essaye d’offrir les démos et les albums gratuitement aux gens. Regarde, aujourd’hui, il te faut juste quelqu’un qui te fasse tourner. C’est pourquoi on vend encore notre musique pendant les concerts. Mais vous pourrez écouter le nouvel album, The Heretic, gratuitement le quinze février.
Interview réalisée par téléphone le 18 janvier 2019 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Ester Segarra.
Site officiel de Rotting Christ : www.rotting-christ.com
Acheter l’album The Heretics.