Forts d’une longue et conséquente carrière de plus de trois décennies, les Grecs de Rotting Christ n’ont véritablement plus à prouver qu’ils sont maîtres en leur domaine. Pourtant, trois ans après Rituals (2016), la sortie de l’album The Heretics n’est pas sans soulever quelques interrogations légitimes. En effet, si depuis Aealo (2010) le groupe a réussi à se dépasser et se développer tout en se constituant une empreinte musicale forte et reconnaissable, le risque était grand que le groupe ne s’essouffle et ne s’enferme, comme tant d’autres, dans un pastiche de lui-même. A moins qu’il ne se perde dans des expérimentations inaccordables.
Dès la présentation de cette nouvelle offrande, le chanteur Sakis Tolis rappelait en tout cas que le groupe n’a jamais avancé en aveugle et, à l’instar des deux précédents albums, The Heretics s’articule autour d’une démarche réfléchie et d’un concept fort. Ces derniers, au centre des préoccupations artistiques du groupe, sont d’ailleurs la conséquence d’un travail acharné et passionné autour des incarnations de l’hérésie en cela qu’elle fut signe, pour ceux qui furent qualifiés d’hérétiques, d’une réflexion personnelle et philosophique sur l’homme et la société. Bien loin d’être un brûlot antireligieux, The Heretics se présente donc avant tout comme un hommage appuyé à quelques-uns des penseurs et poètes parmi les plus influents de la pensée occidentale. L’album s’ouvre ainsi sur une scansion triomphante de guitares saturées où planent légèrement les échos d’un Theogonia (2007), tandis que le chant sépulcral et antique de Sakis se mêle et succède aux récitations de Dostoïevski, Nietzsche et Twain. La tonalité est immédiatement donnée, et les rythmiques – massives et flirtant souvent avec le tribal – propres à la formation grecque esquissent ce paysage sonore typique et immédiatement reconnaissable. Pour ceux qui s’attardent sur le contenu des paroles, c’est aussi la première étape d’un voyage réflexif.
Si la tessiture avancée permet immédiatement d’identifier et reconnaître le groupe, The Heretics n’est pas sans offrir quelques nouveautés. Cette dualité présente sur le premier titre « In the Name Of God », entre conflit et complémentarité, du chant de Sakis à d’autres voix est récurrente et permet quelques moments de grâce remarquables, comme lors de l’apparition du suave chant féminin russe durant les refrains de « Vetry Zlye ». Ce dernier est par ailleurs accompagné d’un chœur aux accents grégoriens que l’on retrouvera, comme un fil rouge, à travers l’ensemble de l’œuvre et contribue à créer son atmosphère particulière. La présence régulière, aussi, d’un discours récitatif, quasi omniprésent, délivré tels la parole d’un conteur et le murmure d’un rhapsode, donne à l’ensemble de l’album les allures d’une véritable histoire qui serait distillée à travers les titres. Et, à l’image de « Heaven And Hell And Fire » dont l’ouverture s’effectue sur des vers du Paradis Perdu de John Milton et la conclusion sur une citation de Thomas Paine, l’exploration de la pensée est véritablement mise en perspective d’un morceau à l’autre, qu’elle soit théologique, philosophique ou purement poétique. Des morceaux tels que « Voice Of The Universe » explicitent parfaitement cette tension, et inoculent avec une précision méticuleuse une réflexion, enchaînant les champs linguistiques – entre l’arabe, le latin et l’anglais – et rappelant la place hégémonique de la voix et de la parole, non seulement dans le discours de l’album, mais dans tous les rapports humains.
La place de ces réflexions amène à un constat qui, véritablement, n’est pas toujours favorable à The Heretics. Car si l’auditeur refuse l’investissement que l’exploration de ces thématiques impose, il y a fort à parier qu’une grande partie de la saveur de l’album demeure inaccessible. Non pas que les compositions soient d’une qualité moindre – elles sont toutes le fruit d’un travail perceptible –, mais il est difficile de ne pas sentir une redondance évidente dans la discographie des Grecs, notamment depuis Aelo, et plus significativement sans doute de Κατά τον δαίμονα εαυτού. Dans ces conditions, difficile de considérer The Heretics comme un véritable sommet puisque, malgré les différences notables, la texture du son, les arrangements rythmiques sont quant à eux sensiblement les mêmes. C’est toute la force de Rotting Christ de proposer un univers sonore singulier et reconnaissable mais c’est aussi, inévitablement, sa faiblesse la plus patente, et la formation grecque n’est ici jamais aussi magistrale que lorsqu’elle tente quelques excursions loin de ses propres références. Pour autant, Sakis Tolis n’a jamais caché que l’œuvre est avant tout un effort personnel, le fruit d’une préoccupation artistique vécue, et, si l’on s’en tient à ce point de vue, The Heretics est une réussite. Elle l’est d’autant plus si, imbibé des injections conceptuelles, l’auditeur attentif prend le temps de décanter les subtiles nouveautés – les variations vocales et chantées au premier plan – que la formation grecque propose ici. Malheureusement, l’intention et le concept ne font pas l’œuvre dans son entier.
S’il est donc complexe de véritablement présenter ce nouvel album, Rotting Christ prouve malgré tout que la maîtrise de leur son est implacable. Le contenu thématique, loin d’être anecdotique, nuance qui plus est un propos et un discours autour de la libre pensée et de son rapport à la religion en lui offrant une gamme de réflexions qui sont diverses tout en restant cohérentes. The Heretics, finalement, se présente comme la cristallisation d’une vision poétique et humaine autant qu’une œuvre purement musicale. Or, si les compositions seules de cet album ne changeront pas les avis que chacun peut se faire de Rotting Christ, ceux qui seront prêts à accepter l’investissement exigé découvriront une nouvelle page – plus qu’un véritable nouveau chapitre – extrêmement plaisante et envoûtante.
Chanson « The Raven » en écoute :
Lyric vidéo de la chanson « Fire, God And Fear » :
Album The Heretics, sortie le 15 février 2019 via Season Of Mist. Disponible à l’achat ici