Derrière la pochette froide de Gnosis se terre un son taillé dans la même veine. La tension accumulée par les trois membres de Russian Circles au cours des deux années de pandémie passées a rejailli sous la forme de compositions empruntant aux sept albums précédents leurs tendances les plus tumultueuses. Si le terme de catharsis est, en musique, quelque peu éculé, il prend ici tout son sens, en tout cas pour les auteurs, qui vont pour cette œuvre jusqu’à parler d’« exorcisme ». Les ébauches initiales étaient diverses en termes d’ambiances, mais le processus de création de l’album a peu à peu noyé les idées les plus dociles, comme si les émotions viscérales du trio réclamaient à grands cris qu’on les laisse tonner haut et fort. Pour parachever cette entreprise, Gnosis a été enregistré dans des conditions live, tout le groupe se retrouvant enfin, après une écriture en distanciel, pour apporter une dernière et importante touche de vie aux morceaux enfantés.
Dès l’introduction grondante, Russian Circles nous invite dans son antre. On ne peut pas dire que l’accueil soit chaleureux, mais une tension indescriptible nous ôte toute volonté de résister. Une fois l’auditeur bien immergé dans « Tupilak », les textures s’affinent, deviennent moins terreuses ; des détails mélodiques puis cosmiques acceptent de se laisser discerner dans la pénombre. Ce n’est là que le premier des tableaux obscurs que Gnosis nous fera traverser. Quel que soit le décor planté, nous sommes comme en suspens, avec par instants quelques notes isolées qui se répètent timidement et se font écraser par la masse brute d’accords – incluant des palm mutes arrachés au death metal – qui guettent la moindre occasion pour établir leur règne. Un fauve rôde derrière chaque arpège, prêt à bondir ; toute issue n’est qu’illusion, et la confrontation est à sens unique. On tente parfois de fuir, y croyant un instant, avant de heurter le prochain mur de son. Nombre de ces riffs et mélodies s’apprécient à deux niveaux : des accords tonitruants formant une surface semi-opaque sous laquelle se déploient des notes plus subtiles, tremblotantes et lourdes d’insinuations (« Conduit »). Lorsque Gnosis nous autorise gracieusement à prendre un peu de hauteur, on réalise que l’horizon, si délabré et gris qu’il soit, reste captivant.
Le morceau titre représente une forme de trêve contrastée, et nous plonge dans une solitude soudaine : une vision peut-être plus froide encore que l’agression perçue sur les deux premières pistes. On explore des terres désolées peuplées d’éléments prouvant qu’elles étaient encore habitées – vivantes – il y a peu, comme cette basse qui nous renvoie des rappels ponctuels de vibrations à la fois ténébreuses et chaleureuses. L’approche initiale, hypnotique, est un long clin d’œil aux grandes heures du krautrock. Un post-rock plus traditionnel s’installe ensuite, avant de glisser de nouveau vers les penchants les plus lourds et denses du groupe. « Vlastimil », après une introduction plus posée mais toujours aussi inquiétante, avec des sonorités orientales, sombre dans des blast beats directement inspirés du black metal. Le groupe ne se cache pas de cet emprunt, assumé jusqu’au bout bien que nuancé à sa façon. La batterie peut aussi bien, dans un même morceau, nous enfoncer la tête sous le sable poisseux que nous suspendre dans de brefs instants d’apesanteur, ou encore nous semer au détour d’une polyrythmie étourdissante.
Entracte mélancolique et minimaliste, « Ó Braonáin », avec ses réverbérations aquatiques et son timbre nostalgique, se présente comme une brève expérimentation de guitare ambiante. Après cette première moitié d’album, on ne peut cependant s’empêcher de se demander ce qu’il se trame. Et en effet, il se trame quelque chose : une transition extrêmement brutale vers le bien nommé « Betrayal », un titre qui nous met face à nos démons, avec aucune aide en vue pour canaliser cette manifestation. La lutte s’achève sur « Bloom ». Tout est délabré, la résignation est le maître-mot ; il ne reste plus qu’à se poser et ramasser les miettes de calme que l’on pourra dénicher, ultime récompense pour les survivants. Le groupe a voulu faire de cet épilogue une « lumière au bout du tunnel », et le moins que l’on puisse dire est que ce contrepoint est le bienvenu après une telle excursion en terrains hostiles. Le pur post-rock refait surface, drapé de trémolos sur lesquels se déposent des notes aussi chirurgicales que parcimonieuses.
Gnosis n’est pas des plus évidents à encaisser. S’il est, comme certains de ses prédécesseurs, tout juste plus long qu’un EP, cela lui sied plutôt bien compte tenu de sa nature. Même si on dodeline volontiers de la tête, un pessimisme ambiant menace de nous submerger : les vagues d’humeurs lèchent les récifs de notre visage, oscillant et tentant d’atteindre nos voies respiratoires et d’emporter tout espoir. L’incertitude est lancinante, impossible à ignorer, et il ne serait pas surprenant de voir Russian Circles, avec cet album, se nourrir de la fanbase de groupes comme Pelican. Russian Circles, avec ses effectifs limités, nous présente là un album d’une intensité rare, qui plus est pour une approche rigoureusement instrumentale, et ce sans recourir à une facile brutalité ou à des expérimentations ne servant qu’elles-mêmes. La production, les compositions et, bien entendu, la synergie de ce trio font le travail.
Clip vidéo de la nouvelle chanson « Gnosis » :
Chanson « Betrayal » en écoute :
Chanson « Conduit » en écoute :
Album Gnosis, sortie le 19 août 2022 via Sargent House. Disponible à l’achat ici
Très belle chronique bien écrite
Merci bien. ?♀️