Dans les musiques extrêmes, on peut parfois avoir le sentiment que certains artistes produisent un album juste pour faire un album et compléter leur discographie, sans réellement en donner un sens profond, en somme. A contrario, des artistes délivrent un véritable travail de fond, tourné autour d’un concept en proposant une approche singulière – et parfois exigeante – de leur œuvre. Alors quand le groupe suisse Schammasch propose son triple album Triangle, on peut forcément être intrigué mais aussi se laisser impressionner à l’idée de s’élancer à l’écoute d’un album de cent minutes de metal avant-gardiste. Cependant, avec cet opus, nous ne sommes pas dans la simple écoute d’un album, mais d’avantage dans l’expérience d’une évasion spirituelle à travers la musique, puisque le combo propose de dresser le tableau des trois étapes menant l’homme à l’état d’être accompli.
Le point de départ de ce voyage sera la mort, pas necessairement physique mais en tant que symbole du changement, dans sa nature violente et brutale, incarnée ici par le premier disque, The Process Of Dying. Le morceau instrumental d’ouverture « Crepusculum » annonce dès ses premières notes l’ambiance mélancolique qui plane tout au long de l’opus. La souffrance semble s’illustrer musicalement par une alternance permanente entre rythmes lents et rapides, et entre des vocaux black et des chants clairs introspectifs. L’auditeur est alors plongé dans un dialogue intérieur, conflictuel entre l’esprit et le corp, entre un besoin de sécurité et l’insécurité intrinsèque de notre condition terrestre – illustré par exemple par les paroles hurlées « De la chair, à la terre », en français, qui ouvrent « Consensus ». L’homme se sent dépassé, en perte totale de contrôle, ce qu’il devra finir par accepter. Sentiment mis en avant par cette musique difficile à saisir par sa complexité qui nous échappe. Et si Schammasch peint un tableau riche en couleurs sombres et extrêmes, du black metal au doom, une parenté peut se faire parfois sentir avec un groupe tel que Rotting Christ mais aussi et surtout avec l’oeuvre d’un autre artiste suisse : Tom G. Warrior (Triptykon, Celtic Frost, Hellhammer).
La deuxième partie de l’album, Metaflesh, est à prendre comme un entre deux, un équilibre entre l’esprit et la chair. L’approche est davantage atmosphérique voire psychédélique, avec des chants clairs bien plus présent, y compris des voix parlées et même liturgiques (« Satori »), et des rythmes et percussions tribaux appuyant le propos ésotérique. On entend également des riffs de guitares mélodiques parfois au parfum pink floydien, en particulier sur « Above The Stars », saisissant par ses leads qui évoquent la délicatesse de David Gilmour, sa tournure progressive et son contraste entre ambiances planante et grandiose, portées par la voix poignante de Chris S.R.. Si cette deuxième partie débute de façon rampante, pesante, et établit un lien avec la première à travers l’agonie puis la violence, elle s’achève par la chanson « Conclusion » sur une base acoustique, délivrant un sentiment apaisé, toujours pensé dans un esprit de transition.
The Supernal Clear Light Of The Void, troisième partie de Triangle, conclut le voyage spirituel. L’esprit ne fait plus qu’un avec l’espace céleste. Il n’est plus vraiment question de metal à proprement parlé ici, mais plutôt de dark ambient, faisant penser à Wardruna notamment. Elle est construite de fresques sonores qui se relient les unes aux autres, comme l’évidence d’une continuité naturelle, d’une unité, composées de divers instruments à cordes ou à vent, percussions, effets de voix, du clavier, etc. « Maelstorm » peindra ainsi une certaine diversité d’atmosphères, en passant par des sonorités occultes, puis une phase de silence mystique avant une montée en puissance cathartique et de s’achever sur des guitares acoustiques et chants féminins envoûtants. L’album se termine dans une ambiance sombre et mortifère similaire à son ouverture, ainsi la boucle est bouclée, les trois gongs marquant la fin du voyage.
Schammasch délivre un travail poussé et riche, de par son concept et sa musique, jusqu’à l’imagerie de son artwork. Difficile de rendre justice à une œuvre aussi consistante et profonde en quelques mots, mais il est surtout question de ressenti pour l’auditeur et d’une expérience singulière. Chaque disque propose un univers unique et sera vécu différemment par chacun, avec ses propres images, peut-être même en fonction de son propre rapport à la spiritualité. Ce triple album suggère de l’écouter attentivement, d’y consacrer du temps pour l’appréhender et même de s’y préparer afin de plonger corps et âme dans ses fascinants abîmes.
Album Triangle, sorti le 29 avril 2016 via Prosthetic Records.