Alors que les festivals tendent à se multiplier et se spécialiser, même (surtout ?) dans le monde du metal, les pionniers s’échinent à rester au goût du jour. De toutes les stratégies possibles – consolidation, expansion, etc. –, le Roadburn festival, qui depuis une vingtaine d’années a lieu en avril à Tilbourg aux Pays-Bas, a choisi celle du renouvellement. En effet, à l’origine dédié au stoner, il s’ouvre chaque année un peu plus aux musiques expérimentales en général, couvrant un spectre de plus en plus étendu du drone au rock progressif, en passant par toutes les facettes du metal extrême. Avec cette édition 2018, c’était le psychédélisme qui était à l’honneur : alors que le black metal par exemple se faisait (relativement) plus discret que les années précédentes, c’est un déluge de solos 70s, de sets étendus et de fumée capiteuse qui s’est abattu sur la ville.
Mais là où le Roadburn se distingue vraiment, c’est de par l’accent mis cette fois-ci sur les programmations inédites conçues uniquement pour l’occasion : ainsi, les Finlandais d’Oranssi Pazuzu et de Dark Buddha Rising ont joint leurs forces pour une performance intitulée Waste Of Space Orchestra, et des scènes complètes ont été invitées, comme celle de San Diego aux États-Unis, venue en force avec têtes d’affiches (Earthless, Joy) et skaters (!), ou la scène psychédélique japonaise incarnée par le label culte GuruGuruBrain et des groupes comme Minami Deutsch ou Dhidalah. Cette année plus que jamais, impossible de profiter de tout ce que le festival propose, l’offre étant décidément pléthorique (jusqu’à six scènes, des expositions, des conférences, et un soleil radieux) : il y a autant de Roadburn qu’il y a de festivaliers, mais voici un bref aperçu des deux journées les plus denses du festival, le vendredi et le samedi.
Les dilemmes commencent dès notre arrivée, où nous ne savons déjà plus où donner de la tête. On devra se contenter de quelques minutes de la performance ténébreuse et hypnotique de The Ruins Of Beverast, qui parvient à retranscrire avec art l’atmosphère unique d’Exuvia, son dernier album, qu’Alexander von Meilenwald et son line-up live interprètent dans son intégralité pour l’occasion, avant de courir voir la fin du set de Jonathan Hultén. Le Roadburn a bel et bien commencé : l’écart esthétique est complet. En effet, le projet solo de ce guitariste de Tribulation est composé de chansons guitare-voix folk et dépouillées ; il se produit seul sur scène, avec un costume et un maquillage aussi sophistiqués que sa musique est épurée. Alors que le concert avait failli être annulé, l’artiste ayant perdu sa voix deux jours plus tôt (!), ses chansons font mouche dans une Het Patronaat (une succursale de l’église adjacente transformée en salle de concert) à l’atmosphère captivée. Atmosphère tout aussi révérencieuse devant la mainstage où se produisent les Norvégiens de Motorpsycho pour un long set de deux heures : le public semble complètement absorbé par les longs morceaux onduleux du groupe, tout en volutes psychédéliques et échappées space rock.
Après avoir jeté un œil au set pachydermique (évidemment) de Crowbar sur la mainstage, groupe lui aussi choisi par Jacob Bannon de Converge, le « curator » de cette édition, notre curiosité nous pousse dans les premiers rangs de la Green Room pour voir les Japonais de Minami Deutsch. Vestes à fleurs, cheveux longs, pantalons pattes d’eph’ : la salle est immédiatement propulsée dans les années 70, et ce n’est pas la musique du groupe, un space rock qui lorgne clairement du côté de Can et Neu!, qui va dissiper ce sentiment. Le groove accrocheur des morceaux a beau être difficile à résister, on doit s’éclipser avant la fin du set pour ne pas rater l’entrée sur scène de Father Murphy. En effet, le festival a apporté de grosses modifications à son infrastructure, mais les longues queues pour entrer dans Het Patronaat n’ont pas disparu pour autant. Quoiqu’il en soit, quand les deux Italiens montent sur scène, l’ambiance est religieuse dans l’église : et pour cause, le groupe décrit sa musique comme « le son du sentiment de culpabilité catholique ». Face à face sur scène, vêtus d’aubes, sur fond orgue et de nappes de guitare, ils psalmodient les yeux dans les yeux, jusqu’à ce qu’ils soient rejoints sur scène par Jarboe. Au moment où cette membre émérite de Swans, connue pour ses collaborations multiples avec des artistes aussi divers que Neurosis, A Perfect Circle ou Phil Anselmo, vient ajouter sa voix légendaire à la musique des deux Italiens, l’atmosphère est déjà dense, tendue comme lors d’un rituel. Les artistes interprètent ensemble le court EP qui est venu matérialiser leur collaboration, puis quelques chansons de la discographie solo pléthorique de l’Américaine. Le public contemple en silence – brisé par le craquement permanent des gobelets en plastiques piétinés par les festivaliers ! – cette performance expérimentale, austère et d’une sombre beauté.
Alors que les rois du metal industriel Godflesh proposent un show écrasant, comme il se doit, sur la mainstage, on essaie de se faufiler jusqu’à la Koepelhal pour voir Igorrr… pour à nouveau tomber sur une queue de plusieurs dizaines de personnes. La Koepelhal et le Hall Of Fame, ce sont les grandes nouveautés de cette année : deux nouvelles salles situées à moins de cinq minutes de l’épicentre du festival. C’est aussi là-bas que l’on trouve le merch, les expositions, ainsi que de quoi se désaltérer. De quoi pratiquement créer un deuxième festival parallèle, et un peu désengorger les environs de l’013, où se trouvent les salles principales. En pratique, ça ressemble beaucoup à un camp de vacances pour metalleux, qui, satisfaits, se prélassent dans l’herbe entre deux concerts et profitent de la législation notoirement permissive des Pays-Bas concernant certaines drogues douces…
Mais il est temps de retourner au cœur de l’action pour voir ce qui sera pour nous le dernier groupe de la soirée : Grave Pleasures. Taillé pour les chaleur et l’exiguïté des clubs, le groupe fera pourtant des merveilles sur la mainstage : avec une set-list survitaminée et de l’énergie à revendre, il fera danser toute une salle de festivaliers enthousiastes et pas fâchés, après une journée de musique expérimentale, de finir sur un bon vieux death rock direct et endiablé. Les Finlandais ne boudent pas leur plaisir de jouer dans une salle aussi grande, et après les affres des changements de line-up, apparaissent soudés comme jamais.
Le lendemain, après avoir dû sacrifier le set quasi-matinal de Bell Witch qui jouait pourtant son remarquable Mirror Reaper en entier, c’est avec une autre expérience unique que démarre notre samedi : les Islandais de NYIÞ & Wormlust ont en effet décidé de joindre leurs forces pour une performance inédite aptement intitulée Hieros Gamos (union entre deux divinités). Assez similaire dans le concept et dans la mise en œuvre à l’Úlfsmessa (messe des loups) qui avait eu lieu lors de l’édition 2016 du festival, qui ces dernières années a soutenu avec enthousiasme cette scène islandaise émergente, elle s’est ouverte sur la lecture, par un membre du collectif encapuché, d’un ouvrage mystérieux, et s’est poursuite par un mélange unique de drone, d’éléments psychédéliques et d’instruments divers pour un résultat ritualisant à souhait, évidemment. On fausse cependant rapidement compagnie aux Islandais pour aller voir une autre performance attendue sur la mainstage.
Alors que tous les festivaliers semblent être dehors à partager des bières et savourer les rayons d’un soleil qui aura été au rendez-vous tout le week-end, la salle est pourtant pleine à craquer, et pour cause : les Japonais de Boris interprètent leur album culte Absolutego accompagnés pour l’occasion par nul autre que Stephen O’Malley (Sunn O)))) et ses remarquables rangées d’ampli. Le résultat, ce sera une déflagration de son de plus d’une heure : drones intenses, larsen, solos habités, hurlements d’outre-tombe, le tout à un volume redoutable. Si l’imagerie est moins religieuse qu’au même moment dans Het Patronaat, on a bien l’impression d’assister à une sorte de culte du son, masse écrasante domptée patiemment par des musiciens impressionnants de présence. Absolutego étant composé d’une seule chanson, la performance sera ininterrompue, une succession de nuances qui s’élaborent petit à petit en une architecture à couper le souffle. « Après avoir entendu ça, je peux mourir en paix », entend-on en sortant de la salle : en effet, monument à la « heaviness » et en cela peut-être le concert ultime pour un tel festival, on est à court de mots pour décrire cette performance qui tenait presque de l’art abstrait ou de la sculpture sonore.
Changement d’ambiance complet avec les successeurs de Boris : Godspeed You ! Black Emperor apporte un soulagement mérité aux oreilles malmenées pendant ces journées de festival bien remplies. Le post-rock instrumental aussi calme que dense émotionnellement des Canadiens charme le public pendant près de deux heures. Les dix (!) musiciens, qui conjuguent instruments rock typiques avec violoncelle et cornemuse, sobrement assis dans la pénombre sous un large écran où défilent des images reprenant l’esthétique de leur dernier album, Luciferian Towers, auquel la setlist de ce soir fera la part belle, appellent à la contemplation, et à l’immersion dans un set résolument cinématographique.
Cependant, c’est sur une bouffée d’énergie que nous choisissons de terminer notre court séjour à Tilbourg : les vétérans du sludge japonais de Greenmachine, qui ont dernièrement fait un split avec nos concitoyens d’Hangman’s Chair, jouent en effet leur premier album, D.A.M.N., dans son intégralité. Le trio semble bien décidé à faire bouger Het Patronaat, et en effet, le public secoue la tête comme un seul homme sous les invectives du chanteur Monzawa. On aperçoit même Monsieur Roadburn lui-même, Walter Hoeijmakers, sourire d’enthousiasme devant le charisme des Japonais.
Alors que pour de nombreux festivaliers, la fête continue, on quitte le Roadburn les oreilles bourdonnantes, rassasiées par de nombreuses découvertes. En effet, si la programmation a pris le parti de s’ouvrir à un éventail encore plus large de styles, elle donne toujours la part belle à des groupes émergents, et si le festival est toujours l’occasion de voir de belles têtes d’affiche, c’est aussi le lieu idéal pour se laisser surprendre par des sonorités pas encore familières et entrouvrir la porte de mondes complètements inconnus qu’on se fera un délice d’explorer par la suite. De quoi s’occuper en attendant l’édition 2019 !