Sigh n’a désormais plus vraiment besoin d’être présenté. Les Japonais se sont faits un nom grâce à une excentricité, qui n’a en rien empêché leur longévité, considéré comme le premier groupe de black japonais. Depuis Scorn Defeat (1993), le groupe pratique une musique qui oscille entre ce style extrême, les élans progressifs et autres fusion des genres. De fait, à chaque opus de Sigh, on ne sait jamais vraiment quels chemins il va emprunter. Graveyard (2015) traitait de la morbidité sous toutes ses formes, avec une certaine légèreté voire second degré. Heir To Despair, le douzième album des tokyoïtes, aborde la « véritable horreur » selon le chanteur-multi-instrumentiste Mirai Kawashima : la folie et l’impossibilité de reconnaître la sanité d’une personne.
L’artwork réalisé par Eliran Kantor est à ce titre remarquable, on y voit une jeune femme souriante arrosant des fleurs mortes. Un détail anodin qui révèle l’étendue du mal qui affecte une personne en apparence rayonnante. Lorsqu’on est familier de la discographie et de la manière de procéder de Sigh, on se doute que les Japonais ne vont avoir aucun mal à illustrer les errances liées à un esprit torturé. « Aletheia » ouvre l’opus en fanfare en dévoilant une myriade d’arrangements, allant d’un riff plombé à des intégrations d’instruments folkloriques orientaux, en passant par des leads décomplexés et des voix robotiques. « Homo Homini Lupus » revient à une formule plus traditionnelle avec une introduction rappelant le Iron Maiden fédérateur des années 80 avant de dévoiler une facette plus extrême dès que la voix de Mirai intervient. « Homo Homini Lupus » se voit gratifié d’une accalmie en guise de pont, instaurant une ambiance de vieux films d’épouvante. Même lorsque tout laisse croire que Sigh va livrer une composition « classique », il finit par tout faire voler en éclats. Un riff incisif n’est jamais loin de son accompagnement à la flute (« Hunter Not Horned »)… Le très énergique « In Memories Delusional » illustre en outre la polyvalence de Sigh lorsqu’il s’agit de traitement vocal. Que ce soit un chant mélodique, solennel, un growl caverneux ou un simple cri strident, la folie illustrée au sein de Heir To Despair doit beaucoup à l’incarnation de Mirai Kawashima.
On décèle tout de même de la cohérence dans Heir To Despair. Sigh n’a jamais manqué de ligne de conduite et cet opus ne fait pas exception. Le recours à des instruments traditionnels, percussions y compris, est récurrent, Sigh produit d’improbables hybridations qui trouvent leur harmonie à la croisée du classique, de la folk et du metal extrême, à l’image du final orchestral de « In Memories Delusional » ou des forts accents metal folk de « Hands Of The String Puller ». Surtout, les Japonais font preuve d’une fidélité sans faille à leur concept, sa plus belle expression étant dans le triptyque « Heresy I : Oblivium » ; « Heresy II : Acosmism » ; « Heresy III : Sub Specie Aeternitatis ». Cette trilogie est le paroxysme de l’album et paraît contenir tout le savoir-faire de Sigh pour ce qui est de l’ingéniosité débridée. « Heresy I : Oblivium » s’ouvre sur une ambiance electro-lounge, guidée par les susurrements de Mirai Kawashima, avant de se transformer en metal indus en apparence anémique et déluré (non dénué d’accroches mélodiques discrètes). « Heresy II : Acosmism » emboîte le pas avec une orchestration hollywoodienne qui supporte un chant trafiqué extrêmement glauque et dérangeant. Le titre fait office de transition avec la troisième partie et prend l’allure d’une véritable plongée dans la démence, entérinée par les notes de saxophone désordonnées. « Heresy III : Sub Specie Aeternitatis » n’est pas la conclusion cathartique du triptyque que l’on pourrait attendre. Au contraire, c’est une fausse accalmie qui sonne comme un abandon de soi face à la déraison, jusqu’aux dernières secondes bruitistes et malsaines.
Sigh n’est pas accessible, il ne l’a jamais été. Il faut aborder la musique des Japonais en lien étroit avec la thématique qu’ils développent. Alors seulement Sigh impressionne, non pas par son exubérance mais par l’audace, la pertinence et l’habileté à incarner divers états psychiques en lambeaux. Cette science du concept est ce qui permet à l’édifice de tenir malgré l’extrême diversité des matériaux. Heir To Despair rend la folie aussi terrifiante qu’entraînante si on décide d’abandonner les conventions pour la durée de l’album.
Album en écoute :
Clip vidéo de la chanson « Aletheia » :
Clip vidéo animé de la chanson « Homo Homini Lupus » :
Album Heir To Despair, sorti le 16 novembre 2018 via Candlelight Records. Disponible à l’achat ici