Apocalypse 1 : l’appel du Tout-Puissant
1.1 Révélation du Metal, que le Tout-Puissant a donnée pour montrer à ses serviteurs les choses qui doivent arriver bientôt, et qu’il a fait connaître, par l’envoi de ses muses, à son serviteur Fucktoy.
1.2 Lequel a attesté la parole du Père et le témoignage du Metal, tout ce qu’il a vu, durant ce live du 26 Mai 2012.
1.3 Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de la prophétie, et qui gardent les choses qui y sont écrites ! Car le temps est proche.
1.4 Proche, le temps où Il reviendra. Proche, le temps où nous comprendrons Son message. Proche, le temps où ses quelques muses, Iceage, Psychic Paramount, Melvins et Sleep, livreront les nouvelles tables de valeurs. Les autres pourront se lamenter. Oui. Amen !
1.5 Je suis l’Alpha et l’Omega, dit le Saigneur de la forge, Père du metal et du riff, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout-Puissant.
1.6 Moi Fucktoy, votre frère honni, et qui ai part avec vous à la tribulation et au Royaume et au concert de Sleep à Paris, Sonique Villette, j’étais jadis dans l’île que l’on nomme Melancholia.
1.7 Dans cette île où le conflit, la confusion, l’égoïsme étaient rois, je fuyais sans cesse, et sombrait sans cesse dans les eaux de l’Acédie. Séquestré dans l’ennui de l’ici-bas, loin de tout par choix, abandonné par la foi, je n’avais pour seul visiteur qu’un rêve ultime.
1.8 La nuit vient, la vie renaît, la viande se tait, et les mains tentaculaires de Sa révélation venaient m’électriser d’une voix d’airain. Le désert de glace que j’ai arpenté, l’enfant shamane, la fusion des métaux alternatifs, le sermon sur la montagne sacrée, et enfin le retour à la Genèse, tout cela n’aurait probablement jamais eu lieu sans ce rêve, cet appel, éveil du sommeil que je vais maintenant relater.
Artistes : Sleep – The Melvins – Psychic Paramount – Iceage
Date : 26 mai 2012
Salle : Parc de la Villette
Lieu : Paris
Apocalypse 2 : Son riff, Son appel
2.1 « Au commencement, Il créa l’âme et le métal. Le métal était informe et vide ; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et Son esprit se mouvait au-dessus des mélodies et des rythmes. Il dit : « Que le riff soit ! » Et le riff fut. »
2.2 Vacarme des vacarmes ; une immense catharsis vient disloquer mes membres comme la montagne sacrée où je siège ; les éboulis pour dernier épiderme ; hypnose de l’œil du cyclone, mon iris consomme ses noces de nickel avec la lueur de la terre. Dans mon sang boueux s’infusent, une par une, des milliers de constellations. Sorciers muets, savoirs, voiles, obélisques coudées, monnaie délaissée, camions routiers faits plumes, alphabets et mémoires, tous les arts convergent. Divergent. S’éjaculent en voie lactée. S’étalent sur le mouchoir de l’univers, s’étalent en code amphigourique. Du sol au soleil, le grand tout se désagrège, fusionne, et coule en méandres. Brûlent les abysses, pleurent les cieux. Poings levés vers l’absolu, je sombre sous les échos, hurlant comme un pape en furie. Tout s’atomise sous Sa force, de sorte qu’amertume et souffrance se changent en Amor Fati. C’était là, Son œuvre. Tel est mon rêve.
2.3 À ces mots oniriques, le souffle chaud, tiède, de la solitude quitte l’atmosphère de mon alcôve. Le parquet se gonfle d’une sève étrangère, et quelques carapaces noires velues se meuvent autour de mon lit. Se dilatent les oursins, sidérales clovisses. Collectionnent la saveur sucrée de mes déjections, mes idéaux comme peau de chagrin. Elles se promènent. Elles m’observent. Elles m’étudient. Rythment ma descente de leurs pas tout humides ; leurs ulcérations, leurs métastases et affouillements, mes sueurs d’oubli.
2.4 L’aigreur comme le roc ne peuvent résister au rituel des invertébrés, et ma chair et mes os se déversent à leurs pieds. Salé, amer, acide. Le cauchemar est un nectar de la bouche. Les draps eux-mêmes sont de poils et d’écailles, de sorte que mon échine vibre du jus de leurs craquements. Ce jus m’attaque comme la salive, et les draps fendus finissent de m’embaumer, nectar dans un bocal isolé. Tel est mon cauchemar.
Apocalypse 3 : Vers l’acquiescement
3.1 L’étrangeté d’un rêve est parfois telle qu’on en refuse toute paternité. On se borne à ne pas l’écouter. Je m’en fous de tout ça. Je m’en fous de Lui comme du metal. À quoi bon le riff, lorsque l’on écoute James Carter, The Vampires Of Dartmoore ou Débile Menthol ? À quoi bon le metal, lorsque tous ces concerts ressemblent à une procession monotone d’individualistes grégaires, vaste casting à la jetée d’athées christiques, le tout-venant analphabétisé par le houblon et la « liberté », sans parler des étrons bacheliers qui ramènent la musique à la communication comme au marketing ? Corps et âme, cher metal, j’avais perdu la foi.
3.2 Mais la répétition de ce cauchemar tournait au traumatisme, de ce rêve, à la révélation. La fantasmagorie haineuse à l’égard du métalleux se dissolvant, je fus enfin face à moi-même. C’est bien à moi que s’adressaient ce rêve et ce cauchemar ; c’est bien parce que je vomissais le métalleux qu’Il avait voulu faire de moi leur porte-parole. Individualiste notoire, solitaire misanthrope, sceptique quant à la masse, j’étais l’élu. Le prophète.
3.3 Il fallait alors se rendre à Paris, tourbière des brebis égarés. Il fallait assister au concert de Sleep, des Melvins, de Psychic Paramount et Iceage. Il fallait, en un mot, revenir au metal, ne serait-ce que pour conjurer, peut-être en vain, le cafard des nuits cannibales.
3.4 Rejoindre Sleep, c’était suivre la voix du rêve ; devenir ce que je suis : le dormeur éveillé. Faire face. Affronter. Comprendre. Revenir au metal. Plonger dans la torpeur. Et accepter, probablement, le père suprême de tous les maux : l’ennui.
« L’ennui est la sensation physique du chaos, c’est la sensation que le chaos est tout. Le bailleur, le maussade, le fatigué se sentent prisonniers d’une étroite cellule. Le dégoûté par l’étroitesse de la vie se sent ligoté dans une cellule plus vaste. Mais l’homme en proie à l’ennui se sent prisonnier d’une vaine liberté, dans une cellule infinie. Sur l’homme qui baille d’ennui, sur l’homme en proie au malaise ou à la fatigue, les murs de la cellule peuvent s’écrouler, et l’ensevelir. L’homme dégouté par la petitesse du monde peut voir ses chaînes tomber, et s’enfuir ; il peut aussi se désoler de ne pouvoir les briser et, grâce à la douleur, se revivre lui-même sans dégoût. Mais les murs d’une infinie cellule ne peuvent nous ensevelir, parce qu’ils n’existent pas ; et nos chaînes ne peuvent nous faire revivre la douleur, puisque personne ne nous a enchaînés. » Fernando Pessoa (aka Bernardo Soares), Le Livre de l’intranquillité.
Les Épîtres de l’Ennui 1 : Aux Parisiens
1.1 L’arrivée dans la capitale sonne déjà le glas. Je veux dormir. M’évader. Me déconnecter. Insolation, dissolution, désolation : telle est la bête qui jappe aux frontières parisiennes. Intra muros, se révèle l’enfer trismégiste : tout m’ennuie… de l’égypticisme tape-à-l’œil des grandes œuvres à la fadeur existentielle de ceux qui les foulent. Pré-fabriqué, pré-mâché, pres-senti : à Paris, le bonheur est dans le « pré ». On laisse entendre comme demain ce qui est déjà mort, et la capitale se change en un linceul qu’on anime de nos envies. Un rêve mobilise toutes les capitales, une capitale immobilise tous les rêves.
1.2 Disparaître était devenu le mot d’ordre, je me faisais alors plus petit, à chaque contact. Car dans la fourmilière, même le destin a une saveur industrielle. Derrière Paris, derrière la machine à rêves, j’apercevais les câbles, la ferraille et les roues dentées qui tournaient, enlacés par le sublime, à la mauvaise conscience.
1.3 L’usine d’amertume ruisselle aussi d’amiante, et si l’on osait une généalogie de l’âme prolétaire, on trouverait à sa base le sacro-saint renoncement, transfiguré de nos jours sous un nouveau concept, plus présentable à l’ère du « bonheur universel », et symbole extrême de l’animal social : le compromis. Rêves et compromis forment ainsi les deux faces d’un même rouage, une autre de ces pièces jetées pêle-mêle dans la grande aciérie.
1.4 « On fait pas ce qu’on veut dans la vie » est l’hymne qu’ils entonnent d’instinct ; alors j’étais condamné à devenir ce que je ne veux pas ; mon triple mépris : masse, métalleux, et cafard. J’étais donc enfin prêt pour revenir au metal, et la gangrène de l’ennui se heurtait alors à ma peau flambant neuve – une part massive, maudite, de cet acier tristement retrouvé.
1.5 C’est dire, même les remarques d’un des métalleux de l’audience, qui m’aurait, habituellement, fauché de lassitude, ont vu mon bas visage se froncer : « J’ai les cheveux longs, mais je veux bien être fouillé par un homme ». C’est sûr : me voilà enfin vacciné pour notre rubrique des No Comment. Je suis métalleux. Amen !
Les Épîtres de l’Ennui 2 : À Iceage
2.1 Iceage joue. Comme il peut. Si le groupe devait illustrer l’âge de glace, il serait dans les filets de Captain Igloo. Le poisson pané du métal, ou du punk, car beaucoup de groupes justifient leur médiocrité musicale, comme leur créativité faite psittacisme, du label galvaudé qu’est « PUNK »… Pauvre Henry Rollins, pauvre Ian McKaye, pauvre Keith Morris.
2.2 Avec le « punk », on a l’AOC pour les formations où « l’attitude prime sur la musique ». Ce qui en soi n’est pas faux, il suffit de revenir au punk enragé contre Thatcher, que l’on recouvrait parfois de l’épithète « industriel », comme sous le dégueulis de haine martiale que crachait Test Dept. Face à Iceage, l’attitude prime sur la musique… même si l’attitude n’y est pas.
2.3 Avec des membres d’à peine 18 ans, les uns parlaient de « rage adolescente», de « fureur et de noirceur », voire « d’ombre de Joy Division planant au-dessus de leurs têtes » (!). À l’œuvre, on assiste aux boniments fatigués du porte-parole hagard d’un service de gériatrie. Par avance, je m’excuse de l’offense faite aux bienheureux esseulés de ces dits-services. Écrasé par le surmenage de la paresse, notre jeune grabataire, Dino Rider de l’adolescence et substrat Pampers de l’obsolescence, démontre à grands renforts de hurlements murmurés, de colère étouffée dans l’œuf, d’énergie neurasthénique et momifiée ce qu’est le punk tranquillou.
Les Épîtres de l’Ennui 3 : Aux vénaux vaniteux
3.1 Alors il faut saluer le courage de monter sur scène, de sortir un album « d’urgence » de 25 minutes, d’oser faire quelque chose de ses mains. Peut-être, mais comme « il faut » le faire, autant laisser ça aux forçats de l’industrie musicale, aux supposés « découvreurs de talents » – pour Iceage, « Dutroux de la maternité » serait plus approprié -, et autres amis publicitaires qui flirtent entre pot de yaourt à rendre glamour et quatuor de bras cassés à empaqueter, enrubanner, et étiqueter de « reminder of how powerful a noisy, new band with something to prove can sound », pour citer le très prépondérant Washington Post.
3.2 Iceage forme dès lors un désert de glace à son insu, le public se figeant comme dans un petit paquet congelé de chez Père Dodu. Iceage, c’est le Mister Freeze du punk, plus on suce pour obtenir quelque chose qui jute et qui picote, et plus on risque de finir le plastique entre les dents ; le niais sourire Colgate, avec les dents qui posent comme une truite atlantique, plastifiée par un sac abandonné de chez Shopi. Iceage, c’est en fait le Canard WC du bruit ; avec eux, le style sale et noisy se fait propre, académique, ennuyeux.
3.3 En fin de compte, Iceage était un passage logique : la soirée Sleep ne pouvait qu’être lancée par un groupe de narcoleptiques. Le désert de glace, c’est donc l’ennui des groupes sans puissance rythmique, sans besoin pressant de se démarquer, et même, sans rêve abrupt.
3.4 Mais pour ne pas tourner les talons avant Sleep, il fallait bien un guide dans ce néant glacé. Et ce guide, grâce auquel la confiance dans le Saigneur de l’acier fut entretenue, était sans aucun doute le batteur, le cogneur d’Iceage ayant un jeu, somme toute, louable. Agile, puissant, probablement un signe du Grand Tout Puissant que nous devions traverser ce pays gelé.
3.5 De l’ennui, nous plongeons dans un état flottant, voguant entre le besoin d’en finir, tant le dégoût de tout ce qui est implore la Parque, et la colère salvatrice, celle qui veut broyer de ses mains la monotonie ambiante. De cette rage à nouveau conquise, renaît le champ des possibles. Sleep, nous voilà dans un état psychique primordial.
« Comme je descendais des fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs » Arthur Rimbaud, le Bateau Ivre.
L’Évangile selon Psychic Paramount 1 : Généalogie
1.1 Généalogie de Psychic Paramount, fils de Ben Armstrong, fils de Drew St. Ivany.
1.2 De Panicville et Dazzling Killmen vint Laddio Bolocko, et de Laddio Bolocko sortit Psychic Paramount.
1.3 De multiples racines convergent donc vers le groupe new-yorkais, parmi lesquelles noise, math rock, free jazz, rock psyché, post-hardcore. Aussi le cœur musical de Psychic Paramount rassemble les immersions hallucinogènes d’Acid Mothers Temple, la douce intransigeance d’Albert Ayler, le renouveau tribal de Boredoms, le world-krautrock des Can, la vigueur impressionnante des Lightning Bolt, comme la géniale inventivité, entre prog et post, des This Heat.
1.4 Ce qui ressort, c’est une musique résolument évolutionniste. Le premier album, Origins and Primitive Vol. 1, est un recueil de divagations guitaristiques, Drew St. Ivany s’exécutant dans un univers freudien, avec loops, pédales de délai, et noise. Puis vint le chef d’œuvre, Gamelan Into The Mink Supernatural, dont la seule description qui vaille réside dans l’oreille, « organe de la peur ». Si l’on devait voyager dans l’esprit de Curtis LaForche, le parano-prophète de Take Shelter, on y trouverait cet album pour ready made. Et six années s’écoulèrent avant la sortie de II, dernier album en date, où le mariage noise sans concession / rythmique solide se fait plus massif, moins épileptique.
L’Évangile selon Psychic Paramount 2 : Suicide impersonnel
2.1 En live, les notes juvéniles de Psychic Paramount se répètent ad aeternam, de sorte que les dernières épousent les premières, la finitude coule vers le primordial, le final vers le primal, le post-apocalyptique vers la pureté de l’Éden, les nanotechnologies vers la morphogénèse, et Wall Street vers la Mélanésie.
2.2 À la grande messe et mélasse new-age obtenue, s’ajoute une drum’n’bass exemplaire. Puissante, carrée, narcotique. Le batteur est un homme-orchestre authentique. Seul un portrait futuriste laisserait apparaître la bête primitive qui couve en lui : une pieuvre, agile comme le somnambule inceste. Telle la pieuvre, la musique et les thèmes de Psychic Paramount recouvre chaque coin de la Terre. Sous l’éclat de ses tentacules, l’obscurité de l’inconscient collectif ; et au fond de chaque être organisé, se loge l’illustre inconnu : le conflit psychique primordial.
2.3 Les rythmiques épaisses de Psychic Paramount marchent à la syncope. Ils accomplissent, en fait, un travail jungien auprès des êtres morcelés, ceux qui continuent à se définir selon des images, des fonctions banales et quotidiennes. Pour le dire en terme heideggérien : ceux qui restent prisonniers de la quotidienneté.
2.4 Cet effort jungien, c’est de ramener vers le monde extérieur, pour mieux le visualiser, pour mieux en prendre conscience, l’éclatement intérieur de nos personnalités. Pour cela, Psychic Paramount opère et incise comme une syncope : d’abord habituer l’âme à une rythmique, jusqu’à ce que cette habitude se pétrifie en chair et en instinct. Puis briser la mélodie, pulvériser la rythmique, broyer le corps et ses réflexes.
L’Évangile selon Psychic Paramount 3 : Le shamane naît dans un cercueil
3.1 La voix qui nous guide n’existe pas, Psychic Paramount étant une musique sans mots. Même le légendaire « contact » avec le public est inexistant : pas de présentation, pas de titre révélé. D’ailleurs, ces derniers sont généralement peu explicites : ‘DDB’, ‘N6’… Alors c’est notre propre langage, peau de nos rêves, épluchure de l’inconscient, qui nous aiguille. De sauts rythmiques en tachycardies, Psychic Paramount nous invite à meurtrir, artefacts par artefacts, nos habitus, et ce jusqu’à nos « identités » les plus profondes.
3.2 Sous les sons de Psychic Paramount, pour citer un exemple, l’être féminin invite l’amazone, l’hétaïre, la médium et la mère dans une grande danse macabre. Vénus, Jeanne d’arc, Kali, Athènes sont autant de stratifications féminines de l’âme, des archétypes qui polissent notre imaginaire, et peuplent l’inconscient collectif. L’être masculin fait de même avec ses piliers, du génocidaire au loup des steppes, de sorte que l’on confronte tous les mythes, des textes alchimiques aux mantras lithographiés. Lentement, du rouge vitaliste et violent, les lumières tournent à la blancheur immaculée.
3.3 Dans ce dépouillement des parts de non-soi, des strates d’identités préfabriquées, de personnalités impersonnelles, Psychic Paramount excelle, tant sa musique étonne par sa créativité, son innocence. Le batteur Jeff Conaway avoue lui-même que les derniers titres avaient été forgés, intégralement, en plein jam. Exorciser tout ce qui n’est pas soi, sculpter le « je » en taillant en lambeaux le « on », tels sont les mots d’ordre de cet évangile.
3.4 Dans les songes du langage, la danse du corps. Dans le corps en transe, le voyage de l’âme. La formation new-yorkaise, dans sa probité sans concession, nous forme donc au shamanisme ; des maux et des mots, des voix et des voies, la mère et la mer. Toute une vie de rébus, résumée, réveillée par un live, et le sentiment que tout ce qui était, n’était que charogne. Les voies inconnues meurtrissent le passé ; elles ne commencent jamais, mais dévalent en promesses. Et (re)découvrant les mots innocents d’un enfant shamane, comment ne pas vouloir aller plus loin, peut-être au cœur d’un langage universel ? Devant ce surplus de pureté, le vertige suffocant nous invite, d’une main bienveillante, vers sa potence.
« Je voudrais mourir, mais je n’ai plus de place à cause de tant de mort. »
« Faut-il éprouver longtemps le désir de mourir, pour connaître le dégoût de la mort ? Ayant assouvi sa passion de la fin, on arrive à l’antipode de la peur de s’éteindre. […] Si l’on n’était pas las de l’infini, la vie existerait-elle ? Quelle vitalité secrète nous sépare de l’absolu ? »
« La nostalgie de la mort élève l’univers entier au rang de la musique. » Emil Cioran, Le Crépuscule des pensées.
Sagesse & Melvins 1 : Ex Nihilo
1.1 Aimez la créativité, vous qui êtes les juges de la metal. Ayez du Saigneur de la forge des sentiments dignes de lui et cherchez-le avec un cœur simple.
1.2 Parce qu’avoir pour interlude un air de country, qui plus est morriconien, n’est pas risible. Une coiffe atomique non plus – en témoigne le grisonnant champignon capillaire du grand Buzz. Et deux coiffes atomiques encore moins – en témoigne la nouvelle fougère éclatée qu’arbore Jarren Warren sur sa tête.
1.3 Car les pensées aliénées, de masse, séparent les hommes, plus qu’elles unissent. Soyez fiers, soyez durs, soyez imprévisibles ! Refusez le troupeau, même lorsque ce dernier vous implore d’en être le berger. Car le grégaire rationalise, amollit, et assujettit, tu devras traverser les déserts, et faire de l’insécurité la compagne de ta condition humaine.
1.4 Ainsi, tu contempleras de haut les Sisyphe, Tantale, et Ixion. Les rochers ne disparaitront pas, mais ses capricieuses saillies, son ascétisme infatué te paraitront cotonneux, son trop plein comme nouvelle vacuité, sa légèreté, l’essence du devenir. Les sept océans pourront bien se dessécher, chaque instant du rien, chaque tournure insolite, saura t’abreuver d’avenir, car ta créativité est sculpture, bénédiction du grand tout. Les souffrances auront les pupilles éclatées, et l’ennui se noiera dans les eaux maternelles.
1.5 Juges de la metal, amis du riff, vous ne ressentirez jamais assez les mille et une fictions organiques qu’offre le souffle créateur. Le très délicat génie impose sa marque du sceau sévère de l’intolérance, car sa peur la plus profonde est une papille aux ailes arrachées, insipide et rampante. Les Melvins témoignent de l’angoisse sourde du génie.
Sagesse & Melvins 2 : Procession des apôtres de l’exubérance
2.1 D’abord vint le sludge, le riff crasseux et hardcore slow-tempo, marqués qu’ils étaient par la fameuse, et toujours délaissée, face B du « My War » des Black Flag. Puis, des raids ironiquement grunge, des sorties doomesques over-the-top, des incursions noise. Enfin, la découverte d’une nouvelle voie pour les Melvins : une alliance à plein temps avec les Big Business. Tels sont les Melvins. Ou plutôt : ainsi deviennent les Melvins.
2.2 Dans ce live parisien, les deux batteries au jeu millimétré demeurent un charme impeccable, démonstration de force et de maîtrise qui impose la génuflexion comme le slam. « Hung Bunny » est ce titre où le matraquage en règle vient glisser sur les deux pôles de notre sensibilité, sur leur spectre entier, et enfin, pendre sur chaque battements de cœur, comme sur un croc de boucher, les origines industrielles du metal.
2.3 Le tempo pilonne, et confond les âges. Avant-gardiste, moderne, et primitif. Le pilon qui nous broie n’est rien d’autre, en fait, que la troisième aiguille du temps. La pulsation rejoint le tempo, le sang la musique, la peau l’acier ; si un lac se glissait sous nos yeux, nous pourrions sombrer, dans une nonchalance crispée, dans la sidérurgie d’Épinal. Kamikaze de la vie, moisson des Melvins, nous deviendrons semeuses et grains.
2.4 Le titre « Roman Dod Bird » poursuit la lourdeur engagée. Racle la basse, grince la gratte sous une lumière bleue souterraine. Un relent de chaos régénérateur s’échappe de part en part, les bras implorant, les vertèbres. Peu à peu, une humeur martiale redessine le public, et rayonne, monolithique, la résine vermeille du feu.
2.5 Un morceau comme « The Water Glass » illustre, en lettres capitales, grasses, et bouffonnes, la besoin impérial de fondre les vieux matériaux dans un bouillon rafraîchissant. Double batterie en marche militaire, paroles scandées, répétées, délirées, avec ce « here we go » qui n’en finit pas, comme si jamais on n’allait partir, au phrasé rock et nerveux d’un Little Richard. Avec ce dernier morceau, et surtout « Evil War God », la fosse en ébullition tend vers la fonderie de Mussolov.
Sagesse & Melvins 3 : Ordre & Chaos
3.1 À la fin du titre Evil War God, un « Stay off the stage, assholes ! » est pompeusement déclamé depuis la scène. Ces mots de Dale Crover, le batteur-pingouin, ses traits côtoyant de près la face d’Oswald Cobblepot, révèlent bien le paradoxe du set : des titres chaotiques, mais en fait, hyper-structurés, pour un public libertaire, et qui n’hésite pas à imposer ses désirs « parce que, ça va quoi, c’est cool ».
3.2 Deux facettes bien connues de la masse se rencontrent, encore, dans un débat implicite, fossilisé, et sans cesse exhumé. D’un côté, le pseudo-ordre libertaire, selon lequel il est interdit d’interdire, du moins tant que ça ne touche pas mon confort matériel et privé (autant dire, beaucoup de choses restent interdites). Dans cette mythologie, alternatif rime avec j’m’en-foutisme, et liberté avec instinctif : « Je fais ce que je veux » revient à « Je fais tout ce que mes instincts, tout ce que mon corps décide ». Il en résulte que l’obèse jouit bel et bien d’une totale liberté de mouvements, que le film Shame est le portrait d’un homme libre, que la lâcheté nihiliste est une fuite en avant, librement consentie.
3.3 D’où l’idée que toute révolte est en soi bonne, guillotine et Terreur étant un mal « nécessaire », d’où l’autre paradoxe : quand bien même on adulerait la liberté la plus totale, les maux sont vus, à l’inverse, comme une nécessité, soit l’exacte inverse de la liberté. « Ça arrive », « c’est la vie », « inch allah » sont les principes de pensée, tautologiques et hasardeux, de l’ordre pseudo-libertaire.
3.4 De l’autre côté, nous trouvons l’instance conformiste, réactionnaire et répressive, pour qui tout sursaut individuel est synonyme de renouveau, donc de menace. Dans cette philosophie d’une vie sociale hypocondriaque, on a paradoxalement couronné le plébéien « nous ou eux ». Tout est combat, et si les efforts n’y sont plus, l’échec est à guetter. Le travail, dans sa fonction abrutissante de dévitalisation nerveuse, est ainsi le meilleur outil pour anesthésier la créativité des uns, le courage d’entreprendre des autres. L’argent offre de petits plaisirs réguliers, et cela finit de faire d’une bête de proie, violente et audacieuse, une brebis domestiquée, rassurée de retrouver sa routine molletonneuse.
3.5 En fait, ces deux parties se conjuguent dans le narcissisme des petites différences dont parlait Freud ; la haine battante entre les parties est fondée sur leur profonde similitude. Pseudo ordre libertaire et instance répressive sont les deux visages opposés d’une même typologie : le Janus d’une vitalité fatiguée.
Sagesse & Melvins 4 : Le détournement
4.1 Ces deux voies sont par conséquent comparables, pour citer Zizek, aux deux sachets d’aspartame posés près d’un café dans les établissements américains. Certes, nous avons le choix, ou plutôt un non-choix, tant l’alternative reste la même : cancer ou cancer ? Finalement, la liberté comme l’ordre supposent, pour sortir de la bête opposition frontale, l’ironie, à savoir le détournement du sens originel, de la fonction originale d’une chose ou d’un acte.
4.2 L’ensemble de morceaux anti-bellicistes de ce set, avec la reprise des Wipers, « Youth Of America », et des morceaux comme « War On Wisdom », « Evil War God », affichent clairement les positions des Melvins. Mais loin de se contenter de clamer un pacifisme niais, les Melvins s’intéressent à la lâcheté, la paresse, la conscience impubère des Johnny-s’en-va-t-en-guerre. Et pour lancer la réflexion, rien de tel que l’ironie.
4.3 Le groupe de Seattle brille dans le détournement, par exemple lors de leur reprise, a cappella, de l’hymne américain. D’abord on entonne un « Happy Birthday » va-de-la-gueule, parfois dissonant, et puis on poursuit avec le ronflant « Star-Spangled Banner ». Ce chant, chorale de Superbowl, écrit par Francis Scott Key, après le bombardement de Fort McHenry à Baltimore, en 1812, évoque la résistance de ce même Fort… et rappelle, ironiquement, celle de la guérilla irakienne 200 ans plus tard.
4.4 Et puis, nouvelle ironie, n’y a-t-il pas un autre guitariste, que Buzz adore d’ailleurs, s’étant risqué à ce même hymne américain ? Possédé comme un sorcier des jungles, un son de napalm grésillant, Jimi Hendrix avait déjà brandi la bannière étoilée sous l’art ironique de la reprise. Et l’on revient au woodstock 69, alors que les troupes américaines se perdaient dans « l’exotisme du Vietnam qui est le joyau du sud-est asiatique » – déclaration elle-même ironique, et guignolesque.
4.5 Ce soir, on aura également la chance d’entendre « A Growing Disgust » en live, un des morceaux du dernier album en date, Freak Puke. Ce dernier album verra le groupe se rebaptiser Melvins Lite, la formation changeant sensiblement : exit les Big Business, Buzz et Dale accueillent Trevor Dunn, comparse chez Fantomas, et bassiste du regretté Mr. Bungle. Retard oblige, le groupe choisira de ne pas jouer « We Are Doomed », et nous laissera donc avec « The Bit », dont l’intro à le sitar constitue une superbe transition avec le clou de la soirée. D’abord l’ennui, les ondes de l’assoupissement, sous les strates du psychisme jungien. Juste à l’instant, le chaos du métal en fusion et des rêves. Et maintenant, en plein sommeil paradoxal ; entre agonie des formes, fluidité des éléments, et mort régénératrice : Sleeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeep.
Setlist des Melvins :
Hung Bunny
Roman Dog Bird
The Water Glass
The Evil War God
Manky
A History Of Bad Men
Youth Of America (reprise de Wipers)
A Growing Disgust
Solo de batterie + Scat
Happy Birthday
Star-Spangled Banner
The War On Wisdom
We Are Doomed (prévue, mais non jouée)
The Bit
« Mais supposez qu’à un moment donné je me désintéresse de la situation présente, de l’action pressante, enfin de ce qui concentrait sur un seul point toutes les activités de la mémoire. Supposez, en d’autres termes, que je m’endorme. Alors ces souvenirs immobiles, sentant que je viens d’écarter l’obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. Ils se lèvent, ils s’agitent, ils exécutent, dans la nuit de l’inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensemble, ils courent à la porte qui vient de s’entrouvrir. » Henri Bergson, l’Énergie spirituelle.
Le livre de Blow-Job 1 – Le groupe vers le public
1.1 Il y avait dans le public un homme qui avait un nom mais qui n’en avait pas. Une identité sans en avoir. Individualisé jusqu’à se fondre dans la masse. Cet homme n’était pas seul, bien qu’abandonné de tous. Cet homme était intègre et droit : il ne cherchait que le divertissement. Alors il était naturellement peu réceptif au message à caractère informatif introduisant Sleep ; une vidéo nous parlant de voyage stellaire, de pensées new-age, et de « cosmic pills ».
1.2 Puis Sleep pénètre lentement dans la salle. D’abord Matt Pike, parti, entre le split et la reformation, fonder High On Fire. Dégaine aboulique, bedaine processive, et une raie béante en guise de soupirail à trous du cul. Le batteur de Neurosis, Jason Roeder s’installe, et prend donc la place de Chris Hakius. Et tout aussi calmement, Al Cisneros clôt cette entrée toute en humilité.
1.3 Al invoque le public d’une voix douce, timide, d’éviter de monter sur scène, tant les débordements occasionnés lors du concert des Melvins étaient considérables – pour rappel, basse et guitare se sont littéralement débranchées, Jared déclarant, penaud : « Sorry, it seems that we lost electricity on the stage ». La déclaration de Cisneros, chanteur bassiste de Sleep, laisse finalement le public mou comme une vache sacrée hindoue.
Le livre de Blow-Job 2 – la masse vers le groupe
2.1 Et vint un bon mais maladroit samaritain, qui, au silence total et suspect du public, a cru bon de traduire les mots de Cisneros. Alors il arrive sur scène, se colle au chanteur lunaire, et reprend la requête en français, rajoutant qu’au cas contraire, si les slams continuaient, le concert s’arrêterait net. Boucan total dans le public, de la fosse aguerrie aux gradins cul-de-plomb. Et Cisneros reste la tête baissée. Probablement rassuré d’avoir accompli son devoir, notre samaritain retourne tout gentiment d’où il vient.
2.2 Autant de huées, et pourtant Sleep est impassible. On raille, on rit, on siffle. Impassible comme un secret de famille lors des retrouvailles… et Cisneros éclate : « What the fuck is your problem ? » Outre la rythmique, rappelant à s’y méprendre le « You talkin’ to me ? », il y avait du fond, et il explique, avec toute la simplicité cristalline d’un rêve d’enfant, que si des personnes montent, les pédales d’effet peuvent être endommagées, les musiciens distraits, le concert gâché.
2.3 Mais toi, homme individualisé jusqu’à te fondre dans la masse, tu n’as pas compris ceci. Ce n’est pas un problème de traduction car le message était limpide, quelque soit la langue, de sorte que les mots de Cisneros te furent, en fait, totalement compréhensibles. Mais il y avait le regard des autres, qui capte et qui emprisonne ; il y avait ton honneur en jeu, et quand bien même le tort embourbait ta glotte, il te fallait résister. Ridicule dans la témérité. Prisonnier dans ce que tu te croyais, libre.
2.4 Alors tu parles, tu caquettes, tu rigoles pour paraître léger, car le rire est, reprend le troupeau sans comprendre, « léger ». Tu regardes autour de toi, tu cherches autour de toi, tu t’inquiètes, tu te reprends, comme pour réclamer l’assentiment des autres, leur présence, comme pour conjurer ta nouvelle solitude, parce qu’une part de toi s’en est allée, et tu le sais. Cette part de toi, c’est tout de toi ; et dans les lézardes de ta conscience perturbée, vient s’engouffrer la grande masse de sa fumée bien noire.
2.5 N’aie crainte, la masse a toujours été un dragon fidèle, toujours à tes côtés, tant que tu te vends corps et âme à lui. Suce, et suce le sein du dragon, suce sa fumée bien noire, laisse-là te pénétrer, te calcifier, t’endurcir comme la porcelaine. Suce, et suce le sein du dragon, sa chaleur viendra toujours cautériser les failles de l’impersonnalité.
Sleep 1 – Le sermon sur la montagne sacrée
1.1 Al n’insiste pas, retourne à son accordage, et annonce au public le premier morceau – et quel morceau ! -, « Dopesmoker ». Sleep est une musique répétitive à souhait, mais c’est avant une poésie ascendante. Par poésie, j’entends tout l’inverse de l’art, lard, dégueulasserie bonne pour manger, bonne à vendre, pour reprendre les pensées du maître de la manufacture gratuite, Jean Tinguely. Poésie, le maître-mot de la création. Une beauté courageuse d’affronter l’insécurité qu’il y a de porter en soi un être fragile, la patience grise d’une maturation qui n’en finit pas, la puissance pour marquer au monde le nouvel horizon, des gouttes de rosée sur son front, la chair d’un vert bleuté encore en lambeaux, et le burin de l’avenir comme envers sans fin.
1.2 Un morceau de plus de 60 minutes, avec un riff répété à tue-tête, parfois coupé de quelques cascades de guitares, et une batterie qui rappelle les percussions d’un Ravi Shankar, le sitar en moins, et un résultat qui mettra des années avant de sortir, voilà qui est poétique. Parfois la fulgurance a du bon, à condition de ne pas se méprendre sur ce qu’elle dissimule, comme par déni de grossesse : derrière la dite fulgurance, il y a toujours de longues périodes de gestation.
1.3 Par ascendante, j’entends le concert de ce soir. Le démarrage est encore plus lent en live, et on en joue. Le sommeil peut enfin commencer. On sent dans la progression des images cafouilleuses, essaim blanc de rêveries diurnes ; et simultanément, les gravats de la terre qui s’écroule sous nos pieds. Une montagne à gravir. Une montagne sacrée. Poussière, roche, terre glaise, la paroi solide ; les vapeurs de l’esprit, la barrière de la bienséance, le besoin fugitif et pressant de dormir, de tâter, entre les ridules énervées de son âme, la pulsion gluante, grouillante, la viscosité lymphatique des otages de la peau.
1.4 À l’image, des incendies atomisant tout sur leur passage. Le feu éternel, le Prométhée sans fin. Et lorsque le batteur arrive, piano puis forte, on sent qu’un nouvel espace s’ouvre à nous, l’air est vif, et pourtant la vie diurne aurait bien du mal à s’oxygéner. L’horizon se comprime dans une cage thoracique, et pourtant, le sommeil et ses merveilles abattent chaque cloison d’azur. Le trou noir de l’âme aspire chaque parcelle de la conscience, nous arrivons au bout. Holy Mountain.
Sleep 2 – Le cantique des quantiques
2.1 Sleep répète, lancine. Al Cisneros est comme électrisé, par à-coups. Jason Roeder est tout entier, pénétré, et en bloc. Même s’il ne rejoint pas le trop plein superbe de Chris Hakius, par exemple dans l’éboulement des toms, ou dans la précision pour marteler ses cymbales comme un appel à l’hésychasme, il reste honorable dans sa tâche. Quant à la gueule burinée de Matt Pike, comme sa silhouette fine et brouillonne, rappelle que les rêves aussi ont besoin de garde-fou, une sorte d’épouvantail des cauchemars et des bad trip. Pas de risque, donc, de retrouver les écailles velues du début. S’ensuit alors, comme par automatisme, le noir pénétrant de l’inconscient.
2.2 Dans les rêves, on retrouve les pierres de mort ; l’autre monde se pressent dans le centre de l’esprit. Sleep ne s’y trompe pas lorsqu’il montre, via les images jetées sur le fond de la scène, de géantes feuilles de cannabis, l’espace pénétrant et quelques figures fantomatiques. From Beyond, venues de l’au-delà, et pourtant ici, telle est la croisée entre le trip sans limite, le rêve sans fin, et le corps, pourtant bien là matériellement.
2.3 Qui sait, si ce corps me permet de rêver d’ailleurs, peut-être que ce même ailleurs me laissera rêver d’ici ? « Dragonaut » poursuit le set du groupe, et c’est tout logiquement que l’on voyage sur le dos de ce dragon, que l’on glisse le long des corps décharnés de la masse. Cascade de corps. Oui, le trip est total ; les rêves sont totalitaires. Après « Sonic Titan » plus rien n’est distinct, tant tout est compact, massif comme les riffs que l’on reçoit. Et les fatras oniriques rappellent, comme les sirènes amniotiques, les prémonitions, et l’éternel inconscient, la Genèse.
« Les lois de la physique sociale n’échappent qu’en apparence aux lois de la physique et le pouvoir que détiennent certains mots d’ordre d’obtenir du travail sans dépense de travail – ce qui est l’ambition même de l’action magique – trouve son fondement dans le capital que le groupe a accumulé par son travail et dont la mise en œuvre efficace est subordonné à tout un ensemble de conditions, celles qui définissent les rituels de la magie sociale. » Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire.
Genèse 1 – L’essence du metal
1.1 Sleep est, très sincèrement, le seul groupe a faire (res)sentir l’essence du metal. Sleep joue très, très fort. La puissance pénétrante du riff modèle notre corps ; on sent par grande vagues de pressions, l’onde crue, phallique comme un vagin sauvage, du son. En nous, le sang du son. Ça malaxe, brasse, moule, foule, tord et branle chaque partie de notre être, et comme une orgie qui n’en finirait pas, la sainte hémoglobine prend des relents de nitroglycérine. À croire que les bacchanales fomentaient déjà, derrière la cyprine et ses grappes, le projet Manhattan.
1.2 Peu à peu, on s’effondre vers le grand fond, là où rien n’est. Je suis le metal, je suis la fonderie. Dans les abysses, le mot même de sensation est incertain, tant tout ce qui est nous entoure, nous manipule et nous constitue semble flottant. Quelle ironie que de mettre le public en garde ! Liquéfiée, une armée d’opiomanes n’en finit pas de se mêler, lentement, très lentement. Un champ, un culte au champignons nucléaires. Et le cyclone sonore s’entretient par écho, je me répète. Psalmodie d’atomes en fusion. Les échos. Révolution. Encore, décélération. On ne distingue plus les titres tant le volume est puissant. Encore. Éreintant. Déshumanisant. Dormir est une porte vers la Genèse, et dans nos cœurs, une voix résonne… encore.
1.3 « Au commencement, Il créa l’âme et le métal. Le métal était informe et vide ; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et Son esprit se mouvait au-dessus des mélodies et des rythmes. Il dit : « Que le riff soit ! » Et le riff fut. » Le moment est là ! Le moment est là ! Faust, je voulais voir non la fin, mais le début. Je voulais sentir, religieusement, le chaos originel d’où nous procédons tous. Le riff est cette magie qui nous ensorcèle, l’ultime prière que l’on ose psalmodier en public : c’est notre opium.
« Le rêve est une cosmogonie d’un soir. Toutes les nuits, le rêveur recommence le monde. Tout être qui sait se détacher des soucis de la journée, qui sait donner à sa rêverie tous les pouvoirs de la solitude, rend la rêverie à sa fonction cosmogonique. » Gaston Bachelard, L’air et les Songes.
Genèse 2 – Le riff originel
2.1 Vacarme des vacarmes ; une immense catharsis vient disloquer mes membres comme la montagne sacrée où je siège ; les éboulis pour dernier épiderme ; hypnose de l’oeil du cyclone, mon iris consomme ses noces de nickel avec la lueur de la terre. Dans mon sang boueux s’infusent, une par une, des milliers de constellations. Sorciers muets, savoirs, voiles, obélisques coudées, monnaie délaissée, camions routiers faits plumes, alphabets et mémoires, tous les arts convergent. Divergent. S’éjaculent en voie lactée. S’étalent sur le mouchoir de l’univers, s’étalent en code amphigourique. Du sol au soleil, le grand tout se désagrège, fusionne, et coule en méandres. Brûlent les abysses, pleurent les cieux. Poings levés vers l’absolu, je sombre sous les échos, hurlant comme un pape en furie. Tout s’atomise sous Sa force, de sorte qu’amertume et souffrance se changent en Amor Fati.
2.2 C’était là, Son œuvre en marche. Elle progresse à la vitesse du son. Kairos final. Le corps traversé de Son œuvre, il y a peu de chances que j’aille plus loin. Encore un instant ? Le son broie tout, l’espace comme le temps. Probablement la dernière réminiscence : Une représentation pure, géométrique des éléments. Voilà ce qui me reste. Amor Fati. Ça me va. Sous la bouillie universelle, je vois le vieux palimpseste. Une gravure ancienne. Chacun des éléments symbolisé par un triangle. Mais il n’y a pas quatre éléments, il y en a un autre. Qui phagocyte les éléments. Qui vivifie le grand tout. Ænima.
2.3 Nous consommons ces dernières vagues de son comme la drogue qui nous a toujours pétris. Clairvoyance des damnés : on comprend maintenant que le riff marche sous accoutumance. Le metal, l’opium, la religion. Très bien ! Mais où est-Il, l’Alpha et l’Oméga, le Tout-Puissant, le Dépositaire du riff ? En fait, il a toujours été là. Depuis le début. Évident. Iconique. Entouré d’un halo de dévotion, de puissance sonore, et de milles nervures, racines, éclairs, ou veines, peu importe. Fulgurant, et glacé. Les bras lestes, simplement sur son sceptre.
Genèse 3 – Lui
3.1 Je vis son triangle, et les symboles qui trônaient sur chaque sommet. D’abord l’oeil du Soleil, Lumière et Satan, audace et rébellion. Puis un grand Om, le lien universel, le riff, pouls primordial de l’univers. Et enfin, sur le dernier sommet, moi, celui qui, finalement, donne vie au riff en l’écoutant, en le jouant, sans relâche ; par-delà masse et ennui, le moi s’est incarné à travers lui… J’écoute les trois sommets : l’Oeil, l’Om, et le Moi.
3.2 Eye-Om-Me.
3.3 Iommi.
Amor Fati.
Iommi.
Amen.
Photos : Julien Perez.
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