Voilà un album qui revient de loin. L’album d’un groupe abasourdi par la mort d’un proche, d’un ami, d’un collègue, et qui, il n’y a pas encore si longtemps que ça, était meurtri par les interrogations. Avec un Corey Taylor très prudent, mettant sans cesse en suspens l’avenir du groupe pendant que d’autres commençaient à envisager une suite, le clown Shawn Crahan par exemple mais aussi et surtout Joey Jordison qui très vite a émis l’idée d’un nouvel album, faisant part d’emmagasiner des idées et compositions dans cette optique. Voilà pourquoi il a été bien surprenant, en décembre dernier, alors que l’album devenait enfin une certitude, de voir Jordison, lui qui semblait si motivé, être mis à la porte dans une absence de communication claire assourdissante. Mais pas de quoi faire flancher les plans, Slipknot était lancé, l’album allait bien avoir lieu, avec le concours d’un Jim Root, notamment, prenant le processus de composition en main.
Tout commence avec « XIX », une longue et sombre introduction d’album, atmosphérique et pleine de tension, menée par une sorte de mélotron au son de cornemuse et un Corey Taylor poignant. Une chanson grave, imaginée par Crahan aux funérailles de Gray, qui fait monter le suspense sur trois longues minutes quant à la teneur réelle du disque. Car là est la question : après tout ce que le groupe a traversé, la tragédie, les hésitations, les différents irréconciliables, à quels points ces chamboulements émotionnels ont-ils pu impacter la musique ? Comment .5: The Gray Chapter, déjà marqué d’une aura singulière, pourrait-il bien s’inscrire dans le reste de la discographie des neuf de Des Moines ? Tout le monde avait déjà un avis avant même d’en entendre une note, alors lorsque le groupe a présenté ses deux premiers titres, deux partis pris différents, les divisions n’ont fait que s’accentuer. Mais il faut bien reconnaître que le choix fut judicieux. Car « The Negative One » agressif, traditionnel et proche des standards historiques de Slipknot, représente bien une première facette de cet album. Une facette qui s’adresse en premier lieu aux fans plus anciens, eux qui ont tant réclamé ce « retour aux sources » ne pourront pas dire qu’ils n’ont pas été écoutés. « Sarcastrophe » succède à l’introduction en prolongeant encore un peu le suspense avant de littéralement lâcher les chiens : Corey Taylor ne s’était pas montré aussi virulent depuis bien longtemps, déversant sa colère sur un lit de grooves et de blasts, scotchant l’auditeur sur son siège. Dans la lignée, « Lech », redondant mais intense et dynamique, sort quelques riffs thrashy qui décoiffent. « Skeptic » et « Custer » jouent le classicisme dans des hits Slipknotien quelque peu réchauffés, en tentant de reproduire la recette Iowa, mais qui assurément feront du bruit en concert (surtout le second avec son martellement bas du front en guise de refrain). Tandis que « Nomadic » et « The One That Kills The Least », avec leurs alternances couplets agressifs / refrains mélodiques, lorgnent plutôt du côté de Subliminal Verses.
Puis il y a le single « The Devil In I » qui, tiraillé entre la tristesse et la colère, représente une autre facette, plus travaillée, et tournée vers le présent et l’avenir. « AOV » voit sur son refrain des « oh oh » très pop percer une éclaircie au milieu de l’orage, mais c’est surtout son pont ambiant mélancolique, porté par une ligne de basse soliste délicate, qui prendra par surprise. « Goodbye », fausse ballade mais vrai hommage au frère défunt, joue les pivots au cœur de l’album ; d’abord aérienne, éthérée, avec cette batterie douce qui résonne et tranche avec le reste de l’album avant que le groupe n’assène un coup de massue et ne fasse monter l’intensité crescendo. Un procédé que l’on retrouve plus ou moins avec le lent final « If Rain Is What You Want » à l’atmosphère crépusculaire subtile, viscérale et pleine de tension. Et il y a le cas « Killpop », la plus surprenante de toutes, alternant couplets quasi trip-hop, pré-refrains qui grondent et refrains mélancoliques, avant une fin apocalyptique sous un impressionnant éboulement de batterie.
Ce qui amène à constater à quel point le successeur de Jordison est ici mis en avant, dans le mix où la batterie mène littéralement la danse et avec ce son qui claque et fouette comme des coups de trique bien secs sur des fesses de bébé. Des parties rythmiques d’une efficacité redoutable, appuyant les grooves là où ça fait mal et émaillé de fulgurances techniques. Pas de doute, Slipknot veut aller de l’avant : même la basse reçoit un traitement plutôt avantageux. Aller de l’avant, certes, mais on reconnaît aussi une certaine indécision, une hésitation, venant d’un groupe qui semble avoir voulu d’un côté rassurer les fans que Slipknot était encore Slipknot et d’un autre côté se rassurer lui-même qu’il était toujours capable de se renouveler et se stimuler avec de nouvelles idées, ici moins chaotiques que les expérimentations passées, plus maîtrisées et cadrées. En ça, ce cinquième chapitre révèle son caractère transitoire, faisant la somme du passé, du présent et ce qui pourrait bien être un futur plus ouvert, plus recherché, plus artistique.
Ecouter les chansons « The Negative One », « The Devil In I » et « Custer » :
Album .5: The Gray Chapter, sortie le 20 octobre 2014 chez Roadrunner Records.