Il devient de plus en plus difficile de classer Soen. Certes, Cognitive (2012) avait énormément de traits communs avec la musique de Tool, mais depuis, Tellurian (2014) et Lykaia (2017) ont démontré une grande capacité d’évolution de la part du groupe, devenant alors une référence dans la musique progressive pour cette capacité à associer des lignes extrêmement mélodiques et des rythmiques alambiquées. Tellurian et Lykaia avaient eux-mêmes leurs différences, l’un prônait une forme de complexité dans les compositions pendant que l’autre revenait à une musique moins cérébrale, sans perdre en nuances. Lotus, le quatrième album du groupe mené par le batteur Martin Lopez (ex-Opeth, ex-Amon Amarth) et le chanteur Joel Ekelöf, franchit peut-être un pallier aussi conséquent que celui qui sépare Cognitive de Tellurian. Le groupe a une nouvelle fois changé de guitariste avec l’arrivée de Cody Ford qui remplace Marcus Jidell et accorde une plus grande implication au claviériste Lars Ahlund. Motivé par une réflexion sur le chaos régnant dans notre société et le besoin de s’en sortir, Lotus est exactement l’impulsion dont avait besoin Soen pour son orientation musicale.
Si l’on reprend Tellurian et Lykaia, en dépit des philosophies différentes derrière certaines compositions, la patte Soen se faisait sentir, jusqu’à parvenir à un certain degré de répétition et créer un sentiment de lassitude. Mécontent de la production sur ces deux albums (qui pourtant ne déméritaient pas en la matière), le groupe a décidé de ne plus s’en charger lui-même mais de faire appel à une influence extérieure, en l’occurrence David Castillo qui avait déjà assisté le groupe sur Lykaia en tant qu’ingénieur sonore. Le changement de texture dans le son de Soen se perçoit immédiatement, notamment vis-à-vis du son de guitare beaucoup plus incisif dans les distorsions et une batterie extrêmement dynamique et hargneuse. Les premières secondes d’« Opponent » ont pour effet de replacer l’auditeur dans sa zone de confort tant on reconnaît le riffing atypique du groupe (c’est en fait une quasi-reprise du riff de « Sectarian », morceau d’ouverture de Lykaia) et de le surprendre dans le même temps par l’énergie des guitares et de la batterie. Lorsque Soen choisit de dévoiler son penchant agressif sur Lotus, il le fait de manière plus mordante et appuyée que sur les précédents ouvrages. « Covenant » est un bijou de production, que ce soit pour ses guitares massives inédites chez Soen, le grain de basse joliment rugueux et claquant (un des vestiges de l’influence de Tool) ou la dualité dans le jeu de Martin Lopez : extrêmement fin sur les passages de percussion, direct lorsqu’il faut soutenir les murs de guitares. Lotus brille par sa dynamique. « Martyrs » transite d’un riffing proche du death technique à un refrain « catchy » sans interloquer le moins du monde. « Penance » emprunte la grâce de Gazpacho, avec son lit de cordes, avant de nous gratifier d’une myriade de rythmiques tout aussi agressives que saccadées. Soen se permet également de livrer deux titres tout en sensibilité avec « Lotus », qui rappellera autant les ballades d’Opeth qu’Anathema, mais aussi Pink Floyd avec un solo gilmourien au possible, et le plus mielleux « River » sur lequel plane cette fois l’ombre de Steven Wilson, plus convenu avec ses accords acoustiques et son solo langoureux.
Outre une production supérieure et une science certaine de la dynamique, Lotus doit beaucoup à la prestation de Joel Ekelöf qui semble s’être libéré des registres des précédents albums. Il n’hésite pas à monter dans les aigus sur « River » ou via une poignante vocalise avant le dernier refrain de « Martyrs », et à s’abandonner à ses émotions comme le ferait Vincent Cavanagh (Anathema) sur « Lascivious ». Le contraste entre son timbre suave et la violence sporadique de la musique de Soen est maîtrisé, à l’instar du calque entre les contorsions de guitare et les modulations de voix sur « Rival ». Le frontman excelle toujours sur les passages aériens, sur « Rival » justement et impressionne sur « Lunacy », titre qui lorgne vers la pop progressive au final extrêmement délicat… Indéniablement, Lotus prouve que Soen a pris une direction qui élève encore le niveau de musiciens déjà au sommet de leur art.
Lotus augure de très beaux jours pour Soen. Il y a une hargne qui n’existait pas ou peu auparavant et qui doit beaucoup à une production rénovée, parfaitement mêlée à la qualité d’écriture du groupe. La conclusion intense de « Rival » devrait suffire à convaincre de la très grande forme de ce dernier… Tellurian et Lykaia avaient cette quasi-excellence, seulement tempérée par des détails aujourd’hui élégamment balayés par Lotus.
Clip vidéo animé de la chanson « Lotus » :
Clip vidéo de la chanson « Martyrs » :
Chanson « Rival » :
Album Lotus, sortie le 1er février 2019 via Silver Lining Music. Disponible à l’achat ici