Sordide est de ces formations qui sont nées de l’idée de faire une musique crue et primitive, puis le processus de création faisant son œuvre, elle s’est affinée conceptuellement et progressivement. Le power trio de black metal a donc su se faire une place dans le milieu de l’underground français, grâce à sa colère et à ses textes vindicatifs qui ont trouvé des échos dans une scène parfois politisée. Bien que les textes par leur teneur comportent fatalement un propos idéologique, les Rouennais affirment pour autant qu’ils ne sont pas les porte-étendards d’une cause ou d’une autre et que leur vision est avant tout personnelle.
Le chanteur guitariste Nehluj insiste lors de cet entretien sur le fait que les textes sont à la libre interprétation des auditeurs, qui choisissent ou non de se saisir du propos tout comme de l’énergie live avec laquelle sont structurées les compositions des musiciens. Le quatrième album Les Idées Blanches, qui marque par ailleurs une nouvelle ère en collaboration avec le label Les Acteurs De L’Ombre, cristallise à nouveau l’énergie punk sur laquelle se sont consolidées les bases du combo.
« Nous tâchons de nous appliquer sur nos paroles car nous écrivons en français, et nous écrivons sur des sujets qui nous tiennent à cœur : quand nous avons commencé à répéter, à chanter, à crier, nous nous sommes dit : ‘Si on se pète la voix, autant le faire sur des choses intelligentes et qui nous tiennent à cœur.' »
Radio Metal : Sordide est trio que tu formes avec Nemri à la batterie et Nebhen à la basse. Il y a quelques années, tu disais que vous partiez de tes riffs, est-ce toujours le cas pour Les Idées Blanches ? Comment ça s’agence dans la dynamique du groupe ?
Nehluj (chant & guitare) : Globalement, je maquette des trucs chez moi, en général des riffs et des ébauches de structures ou des structures complètes, que nous amenons ensuite en répétition et qui sont plus ou moins amendées. Parfois ça reste quasiment en l’état, parfois ça change. C’est souvent en jouant que nous nous rendons compte de certaines choses qui peuvent être modifiées et améliorées. Nous passons un peu tout ça à la moulinette, nous rajoutons des arrangements et chacun apporte ses idées. Parfois, par exemple, il va y avoir une idée de base qui va venir modifier le riff de gratte. Nous n’avons pas de règles préétablies, mais ça part toujours des riffs de guitare.
Aujourd’hui Sordide c’est quatre albums et un split, du premier opus La France A Peur paru en 2014, très black punk dans le son et dans les textes, aux Idées Blanches qui est sorti début juin. On a l’impression que ces quatre albums sont quatre étapes différentes dans l’évolution de votre son, même si vous gardez un son « rampant » et des riffs dissonants. Rétrospectivement, comment visualises-tu ces quatre œuvres et leur évolution ?
Ça n’est pas évident de réussir à se décentrer suffisamment pour analyser ça… Je pense que chaque album est aussi un instantané de ce que nous étions à ce moment, sachant que nous les avons enchaînés assez rapidement. Il n’y a jamais eu plus de deux ans entre chaque enregistrement. Nous allons très vite et à la fois, c’est vrai qu’il y a une vraie évolution dans nos albums. Pour le premier, le postulat de départ du groupe était de faire quelque chose de simple, d’un peu brut et de direct, sans aller dans le trop alambiqué. Nous avions la volonté de faire un album très cru, très brut. C’était une des indications que nous avions données à l’ingénieur du son de l’époque, Déhà, qui s’est occupé du mix et du master. Il nous avait dit : « Voilà, vos prises sont nickel, on peut en faire ce qu’on veut avec », donc nous lui avons dit de ne surtout pas hésiter à rajouter du sale, de la disto, etc. Nous voulions faire un truc vraiment crado, donc nous avons gardé cette idée pour l’album suivant, qui reste assez cru. Nos quatre albums sont vraiment enregistrés en live, dans les mêmes conditions qu’en répétition, avec nous trois dans la même pièce jouant ensemble, il n’y a que les chants qui sont rajoutés par la suite. C’est peut-être ce qui participe à donner un côté spontané, un peu brut à nos enregistrements. Forcément, je pense que le son a évolué avec les envies, les rencontres, et les compositions se sont un peu étoffées, ce qui fait que nous avons envie que les arrangements et les riffs un peu chiadés s’entendent. Je crois que nous nous sommes un peu éloignés du côté très brut du départ pour aller vers un son, je ne dirais pas lisse, mais qui correspond à ce que nous jouons, un son qui n’est pas sur-sali, comme sur le premier album sur lequel nous avons clairement rajouté de la distorsion.
Ensuite nous avons rencontré Marlon [Volterink], qui a mixé notre troisième album, Hier Déjà Mort : nous avons fait une session live dans son studio qui nous a vachement plu, donc nous avons fait appel à lui pour mixer cet album. C’est lui qui nous a amené des nouveautés et des évolutions dans le son. C’est lui qui nous a demandé de doubler les guitares après les prises live pour qu’il ait plus de marge de manœuvre. C’est une habitude que nous avons gardée pour le quatrième album. Et pour ce dernier, nous avons été voir quelqu’un d’autre, Cyril [Gaceht], qui nous a encore amené une autre approche du son. Comme nous restons entre nous, que ce soit en composition ou en concert, c’est toujours bon d’avoir de temps en temps des oreilles extérieures qui peuvent amener d’autres directions sur lesquelles nous laissons un peu la main. Pour la production du dernier, même si nous avions donné les directives de respecter les prises originales au départ, Cyril a pu donner une direction à laquelle nous n’aurions peut-être pas pensé nous-mêmes.
Apparemment vous composiez souvent dans l’urgence, parfois la veille de l’enregistrement. Y a-t-il derrière ceci une volonté de toucher à quelque chose de très authentique, sincère et spontané en se confrontant à la difficulté ?
Non, on ne va pas se mentir, c’est surtout dû à des problèmes d’organisation plutôt qu’à une volonté propre. Je me rappelle du troisième album où nous avions eu une année assez chargée avant l’enregistrement, nous avions fait notre première grande tournée avec le groupe Satan qui a duré presque deux semaines et ensuite nous avons fait un festival l’été. Lorsque nous nous voyons, c’était pour répéter des sets, donc nous avons passé un an à faire pas mal de concerts, à beaucoup répéter pour être au point sur scène et nous avions déjà calé un enregistrement en février. Nous nous sommes retrouvés à la fin de l’été à nous dire qu’il faudrait commencer à bosser le nouvel album. J’ai commencé à maquetter en septembre pour février. Nous sommes partis de zéro en septembre, donc en janvier nous étions en train de peaufiner les derniers trucs, voire de monter une dernière chanson alors que nous enregistrions deux semaines plus tard. Je pense que ça se ressent dans le disque, il est très dense, on sent qu’il y a une urgence. Au final je trouve que c’est une manière de faire plutôt positive, même si des fois nous nous disons que ce serait bien d’avoir un peu plus de temps. Je pense aussi que le stress nous permet de nous dépasser au dernier moment, de faire des choses plus spontanées, même si je pense qu’une fois l’enregistrement ou le mix finis, tous les groupes se disent : « Mince, si on avait eu plus de temps, on aurait pu s’y prendre autrement. » C’est bien de garder cette énergie, de se dire : « Là on rentre en phase de composition et c’est la ligne droite jusqu’à l’enregistrement. » Pour l’instant, ça marche bien comme ça pour nous.
« En France, il y avait un genre de complexe dans le rock du français qui sonnerait ringard, c’est bien que nous ayons pu dépasser ce complexe et faire sonner du français sur de la musique saturée. »
D’autres artistes nous disaient qu’ils se mettaient volontairement en danger pour capter une certaine énergie, mais ne serait-ce que pour la prise live, c’est aussi un danger en soi.
Oui et non. Dans le groupe, nous avons beaucoup bossé et joué ensemble, donc il y a un truc qui se passe quand nous sommes tous les trois que nous aurions du mal à retrouver si nous faisions des prises chacun de notre côté, ce qui serait plus périlleux pour le coup. Quand nous faisons des prises, même très propres, chacun de notre côté, et que nous mettons tout ça en commun, ça n’est pas le même ressenti, parfois l’un joue un peu en avance, l’autre en retard, donc ça ne fonctionne pas. Je crois que cette alchimie que nous avons créée à force de jouer et de répéter, c’est justement un confort et une facilité, et surtout en termes de rendu musical, nous n’arriverions pas à le retrouver en fonctionnant par prises séparées. Nous voulons garder ce truc sur le fil du rasoir, mais au moins nous savons que nous sommes tous là, nous nous soutenons mutuellement, et s’il y en a un qui déconne un peu, les autres rattraperont le truc. Je pense que ce jeu d’équilibriste fait partie du son du groupe, nous ne pouvons pas faire autrement. Ce n’est pas une prise de risque volontaire, ça fait partie de notre façon de faire de la musique, et pour ce style en particulier, je considère que c’est la meilleure façon de la faire.
Ce qui émane de l’ambiance de Sordide, c’est une atmosphère désabusée, presque nihiliste, comme si un brouillard permanent se répandait sur le monde : est-ce votre perception, ou en tout cas l’intention que vous mettez dans la musique ? Déjà sur le premier album, vous vouliez proposer quelque chose de sale…
J’avoue que j’aurais du mal à répondre très précisément. Désabusé, oui et non, parce qu’une chanson comme « Révolte », ce n’est pas vraiment désabusé. Je pense que nous avons des chansons, au contraire, assez vindicatives et énergiques. Nous ne sommes pas tout le temps dans l’abandon ou dans une espèce de truc un peu blasé. Peut-être qu’on le ressent sur certaines chansons, c’est peut-être une impression générale, parce que de l’intérieur ce n’est parfois pas facile d’analyser ça. Du point de vue purement musical, on nous a parfois dit que nous sonnions comme du vieux Darkthorne ou d’autres nous ont dit qu’on sonnait sludge. Nous ne conscientisons pas forcément ça, nous ne le faisons pas volontairement, jamais nous ne nous sommes dit : « On va faire une chanson de sludge black. » Nous faisons notre truc, et évidemment, la façon dont c’est perçu est aussi propre à chaque auditeur. Certains entendront des choses très vindicatives ou au contraire très résignées. Il faudrait peut-être reprendre chaque parole, chaque chanson et faire des statistiques pour voir les proportions de celles qui sont résignées ou vindicatives [rires], mais clairement, j’aurais du mal à dire si c’est effectivement prégnant dans l’univers du groupe.
Pour aborder cet aspect thématique qui passe aussi par les textes, il y a un vrai effort d’écriture pour permettre une double lecture, avec une écriture très symbolique. Peut-être que La France A Peur, en tant que premier jet, développait un peu moins cette stylistique, mais est-ce que cela reste essentiel pour vous que l’on puisse comprendre vos paroles à différents niveaux ?
Là encore, je pense que la double lecture n’est pas forcément présente dans toutes les chansons. Certaines sont très directes et premier degré, et pour d’autres nous voulions écrire des belles choses, donc forcément, nous allons dans la métaphore, à la lisière de la poésie parfois, qui donne sans doute cette idée de double lecture. Mais encore une fois, c’est difficile d’analyser ça de l’intérieur. Je trouve bien et intéressant d’avoir des avis extérieurs là-dessus, venant de personnes qui peuvent avoir une lecture plus distanciée que nous. Nous tâchons de nous appliquer sur nos paroles car nous écrivons en français, et nous écrivons sur des sujets qui nous tiennent à cœur : quand nous avons commencé à répéter, à chanter, à crier, nous nous sommes dit : « Si on se pète la voix, autant le faire sur des choses intelligentes et qui nous tiennent à cœur. » Autrement, ça aurait été difficile pour nous de nous investir autant physiquement pour des sujets qui ne nous parlent pas. Je pense que c’est un ensemble, nous faisons la musique qui nous plaît, nous crions des paroles qui nous plaisent, ce qui forme un tout compact et cohérent.
L’écriture est-elle collective dans Sordide ?
C’est principalement David (Nemri) et moi qui écrivons les paroles.
Nous avons parlé à pas mal d’artistes du black metal français qui écrivent en français, et nous avons l’impression qu’un effort est fait pour rendre le chant de plus en plus intelligible ; il en va de même pour vous, alors que vous êtes à trois voix. Y a-t-il eu une volonté d’accentuer cette intelligibilité sur Les Idées Blanches, par rapport à Hier Déjà Mort, pour que le texte soit presque entendu sans que l’on ait besoin de l’avoir sous les yeux ?
C’est typiquement du fait de l’ingénieur du son, je pense, qui a réussi à ce que les voix s’intègrent bien. C’est-à-dire que je ne crois pas que nous ayons chanté de manière plus intelligible, nous ne l’avons pas fait exprès, mais si c’est le cas, tant mieux. Je trouve bien que sur un disque ou en concert quelques mots et phrases ressortent, accrochent l’oreille, qu’il y ait du signifié, qu’il y ait quelque chose de percutant dans le texte, que ça ne soit pas juste du plaisir musical. Après, il ne faut pas non plus trop intellectualiser les choses et se dire qu’il faut absolument qu’on comprenne tout. On peut aussi aller à un concert de black et prendre un plaisir musical avant tout, sans se soucier des paroles. Mais encore une fois, comme nous nous investissons physiquement et que nous nous cassons la voix dessus, c’est important pour nous de chanter des choses qui nous ressemblent et de pouvoir faire en sorte que le message passe. Si c’est intelligible, c’est tant mieux. Personnellement, je trouve bien qu’il y ait de plus en plus de groupes qui se mettent à parler dans leur langue, que ce soit en français ou dans n’importe quelle autre langue. Le black s’accommode bien de différentes cultures et de différentes formes d’expression, donc autant y aller à fond et retrouver des identités qui sont propres à chaque région, à chaque pays. Les Norvégiens l’ont fait dès le début et ça sonne très bien. En France, il y avait un genre de complexe dans le rock du français qui sonnerait ringard, c’est bien que nous ayons pu dépasser ce complexe et faire sonner du français sur de la musique saturée.
« Notre regard est ancré dans le présent, évidemment il n’y a pas de nostalgie ou de grandeur du passé. Nous nous érigeons contre ça, donc nous restons dans le présent, même si pour définir le présent, il faut parfois regarder en arrière. »
L’importance des textes passe aussi par ce livre illustré que vous avez sorti l’an dernier et qui compile les textes des trois premiers albums. Quel était le sens derrière cet ouvrage ? proposer un format autre que la musique, multiplier les arts (notamment grâce aux illustrations), ou peut-être proposer un « complément » pour votre public le plus assidu ?
Au démarrage, je pense que c’était pour rattraper le fait que nous n’avions pas inclus les paroles sur le premier album, parce que nous voulions en faire un objet sobre et humble, donc nous avions fait un objet un peu minimaliste, sans livret ni paroles. Nous l’avons un peu regretté et nous nous sommes dit qu’il fallait faire exister ces paroles autrement. Ce livre était une volonté de sortir les paroles des chansons, parce qu’en concert ou sur disque, ça reste quand même un chant très hurlé et saturé, qui n’est pas forcément intelligible tout le temps. En enlevant la musique, on essaie d’en avoir une nouvelle lecture à tête reposée. L’idée de les illustrer est venue parce que nous avons rencontré de nombreux illustrateurs et artistes au fil des années dans les lieux dans lesquels nous avons joué. Il y avait dans nos contacts cette manne de gens à disposition, que nous suivons et soutenons, et nous avons pensé qu’il serait intéressant de croiser les arts différemment. C’est ce que nous essayons de faire à chaque fois quand nous avons un artwork ou une pochette, nous sollicitons quelqu’un et faisons en sorte que ce soit vraiment un travail en commun avec lui, mais ce projet de livre-là permettait de creuser plus loin et de bosser avec plein de gens qui nous tiennent à cœur. Ça a aussi permis d’amener un regard nouveau sur certaines chansons et certaines paroles. Ça a été une super expérience, parce qu’entre le premier mail envoyé et la sortie du bouquin, il s’est passé moins d’un an. Avec vingt artistes impliqués, c’était une belle performance. Nous sommes très contents de la façon dont ça s’est passé, tout le monde s’est beaucoup investi et nous avons réussi à sortir un objet qui nous plaît. En termes de qualité, il est vraiment à la hauteur de nos espérances, pour un prix défiant toute concurrence, je pense. Nous avons essayé de faire un objet qui soit le plus non-profit possible, les vingt artistes ayant participé gracieusement. Nous avons réussi à faire ça rapidement et de façon vraiment agréable.
Y a-t-il une intention de présenter Sordide comme un collectif avec ce livre-là, c’est-à-dire étendre plus loin qu’au trio et dire « Sordide, ce n’est pas que vous trois » ?
Oui, je pense. C’est aussi une sorte de nébuleuse, puisque dans ce livre il y a à la fois des gens qui sont des grands noms de l’illustration, comme Førtifem ou Arrache-Toi Un Œil, des artistes qui sont vraiment présents sur des affiches, des grands concerts, des festivals, des artworks de groupe, etc. mais aussi des tatoueurs de Rouen, des copains, des gens croisés comme ça… Le fait de remettre tout ça dans notre univers, c’était une volonté un peu comme tu le dis, sachant que Sordide fait partie d’un collectif de Rouen qui s’appelle La Harelle et qui regroupe plusieurs groupes rouennais. Il y a déjà cette idée-là d’un truc qui dépasse le groupe, parce que le groupe est toujours accompagné d’autres gens, que ça soit pour venir aux concerts, pour enregistrer… Nous avons enregistré nos quatre albums avec le même ingénieur du son depuis le début, donc nous pouvons considérer qu’il fait autant partie du groupe que chacun des trois membres.
Peux-tu nous en dire un peu plus sur ce collectif ? Quel est son objectif ?
L’objectif était avant tout de mettre un nom sur quelque chose qui existait de façon informelle : une bande de copains qui partagent des projets musicaux, qui font de la musique ensemble et qui se voient régulièrement même en dehors de leur activité musicale. Petit à petit, nous essayons de mettre en place un site et une boutique en ligne, qui permettraient de nous identifier. Une mixtape/compil devrait sortir en cassette dans peu de temps, si nous arrivons à nous organiser.
Si le son s’éloigne un peu de l’aspect crust des débuts, du côté primitif punk, que ce soit dans les textes ou dans le son, pour autant nous avons vu sur scène à l’occasion de la release party d’Hier Déjà Mort à Lyon qu’il avait quand même une énergie punk très organique et frontale, peut-être aussi appuyée par cette configuration en trio. Vous tenez à conserver cet aspect en live ?
Je pense que l’énergie punk et le côté brut sont encore présents sur le quatrième album, sur certaines chansons qui sont quand même très rentre-dedans, très directes. Peut-être est-ce la production qui fait que ça sonne moins « enregistré en répet », mais ça reste à mon avis assez énergique, et nous n’avons pas changé notre façon de jouer sur scène, ni notre son. Sur scène, ça reste un truc avec une énergie punk dont nous ne pourrions pas vraiment nous défaire, simplement parce que nous jouons comme ça. Un disque comme Hier Déjà Mort est un peu pied au plancher du début à la fin, hyper tendu ; quand nous le jouons, nous sommes obligés d’être à fond, la tête dans le guidon, nous ne pouvons pas faire autrement, ça se joue comme ça, et ça ne changera pas. Nous avons hâte de pouvoir re-bosser les nouvelles compositions, et pour le coup avec le contexte sanitaire c’est un peu compliqué de se projeter. Nous n’avons jamais joué les nouvelles chansons, elles n’ont été que bossées en studio. C’est un peu la surprise, comment ça va sonner et comment nous allons nous en dépatouiller.
« De toute façon, maintenant, dès qu’on fait quelque chose, c’est politique, mais ce que nous faisons n’est pas militant. Nous n’avons vraiment pas d’étiquette. Nous faisons des constats qui ne sont pas forcément très joyeux, mais nous n’avons pas cette volonté d’appartenir à telle ou telle mouvance, ou de nous revendiquer porte-parole, porte-drapeaux ou je ne sais quoi. »
Thématiquement, on a l’impression que Sordide s’inscrit dans quelque chose de l’ordre du rejet, presque de la misanthropie, ce qui est finalement récurrent dans le black metal ; pour autant, ici on ne se trouve pas dans un sentiment de nostalgie d’un passé fantasmé, au contraire, mais bien dans le rejet du passé, du présent, et dans une sorte de « no future » aussi. Est-ce pour toi l’état d’esprit conceptuel de Sordide ?
Dans Sordide, nous évitons de faire de l’explication de texte. Je trouve bien que nos thèmes soient analysés par des yeux extérieurs au groupe, parce que nous ne nous sommes jamais dit que nous allions monter un groupe de black metal sur tel ou tel thème. C’est-à-dire que nous avons voulu monter un groupe de black metal, et les paroles et thèmes des morceaux sont venus d’eux-mêmes car ils nous étaient propres, mais ce n’est pas quelque chose qui précédait l’existence du groupe. Selon les chansons, on va parfois sentir des choses qui rejettent l’idée de passé et d’héritage, ce passé qui a construit et défini forcément le présent dans lequel on vit. Notre regard est ancré dans le présent, évidemment il n’y a pas de nostalgie ou de grandeur du passé. Nous nous érigeons contre ça, donc nous restons dans le présent, même si pour définir le présent, il faut parfois regarder en arrière. Ce regard porté sur le présent fait aussi que nous ne sommes pas forcément positifs par rapport à l’avenir.
Sans donner de clés de lecture, vous n’avez pas de direction générale pour la conception thématique de l’album ?
Non. Nous écrivons les paroles en dernier, c’est la musique qui vient en premier. Je pense que lorsque nous nous saisissons d’une chanson pour écrire les paroles, l’ambiance musicale joue aussi : si nous avons un morceau très rentre-dedans, très punk, les paroles vont certainement aller dans ce sens, et inversement, sur quelque chose de plus introspectif les paroles seront un peu plus poétiques et introspectives. Il n’y a pas thématique qui préexiste à l’écriture d’un disque.
Ce qui ressort souvent aussi dans vos textes, c’est l’aspect « apatride » : on a presque envie de dire que c’est plus subversif d’avoir cette position en France ou dans le black metal que de se revendiquer athée ou anti-religion par exemple. Est-ce une revendication, une posture, une image, un état d’esprit réel ? Comment le visualisez-vous ?
Sur le premier album, nous avons une chanson qui s’appelle « Ni Nom Ni drapeau », et je pense que ça résume bien à la fois une grande partie des paroles des chansons de Sordide et cette posture qui est une sorte refus d’être un porte-étendard, refus des symboles, refus d’être porte-voix, etc. Nous livrons une vision qui est la nôtre et qui est hyper personnelle, et à aucun moment nous ne prétendons spécialement fédérer ou quoi que ce soit. Je pense que ça va aussi à l’encontre de certains prosélytismes qui se retrouvent de tous bords. Il faut toujours choisir son camp, il faut se mettre un écusson, il faut se mettre un symbole, il faut se revendiquer de telle ou telle chose, etc. De toute façon, maintenant, dès qu’on fait quelque chose, c’est politique, mais ce que nous faisons n’est pas militant. Nous n’avons vraiment pas d’étiquette. Nous faisons des constats qui ne sont pas forcément très joyeux, mais nous n’avons pas cette volonté d’appartenir à telle ou telle mouvance, ou de nous revendiquer porte-parole, porte-drapeaux ou je ne sais quoi. C’est en même temps un peu tragique, car nous ne nous reconnaissons pas dans de nombreuses façons de lutter.
Vous avez été affiliés à plusieurs reprises, un peu malgré vous, à une scène engagée et militante – la scène Red And Anarchist Black Metal – dans divers blogs ou notamment dans la récente rétrospective du Petit Métalleux Illustré, qui affiche ouvertement ses opinions politiques. Pourtant, même si on peut dégager des idéologies dans vos textes, ils ne se veulent pas à proprement parler politiques et comme tu viens de le confirmer, vous ne revendiquez aucune appartenance. Comprenez-vous cette affiliation ou vous détachez-vous de ces étiquettes ?
Je trouve ça très bien. Nous n’allons pas nous donner d’étiquette, mais que des gens se reconnaissent, revendiquent et essaient de réclamer l’appartenance de Sordide à leur mouvement, c’est plutôt flatteur, surtout sur des sujets et des sensibilités qui nous touchent aussi. Donc au contraire, je trouve ça plutôt positif, car on nous a reproché de ne pas toujours être très clairs, certains pensaient qu’il y avait une ambiguïté… Mais entendre des gens dire : « Non, il n’y a pas d’ambiguïté, c’est clairement un groupe de RABM », super, mais ce n’est pas pour autant que nous allons mettre cette étiquette sur nos communications et nos pages, nous n’allons pas nous ranger dans un parti. Néanmoins, si des gens de ces mouvances-là se reconnaissent dans nos paroles ou notre démarche, tant mieux, parce que ce sont aussi nos sensibilités. Je pense que ce que nous revendiquons en premier lieu, c’est aussi une certaine forme d’indépendance et donc de recul par rapport à toutes ces étiquettes, ces carcans, etc. Encore une fois, nous n’avons pas forcément la prétention de vouloir être des chefs de file de quoi que ce soit. Ce qui caractérise notre réflexion est peut-être le fait de douter. Nous n’allons pas faire les donneurs de leçons alors que nous réfléchissons. Nous réfléchissons, nous doutons, nous nous posons des questions, et donc nous n’affirmons pas de grandes réalités.
« Ce qui caractérise notre réflexion est peut-être le fait de douter. Nous n’allons pas faire les donneurs de leçons alors que nous réfléchissons. Nous réfléchissons, nous doutons, nous nous posons des questions, et donc nous n’affirmons pas de grandes réalités. »
Certains artistes estiment qu’une fois qu’ils ont écrit leurs textes et proposé leur musique, ça ne leur appartient plus, ce qui rejoint un peu ce que tu dis. Est-ce une vision que tu as de ton art et de ce que tu proposes avec Sordide ?
C’est une vision que j’ai d’une manière générale, c’est-à-dire qu’à partir du moment où « l’œuvre » est produite, si je public s’en empare, c’est comme ça, il faut la laisser vivre. Je trouve très valorisant et intéressant que des gens s’en emparent et puissent dire : « Non, en fait, là ce qu’ils veulent dire c’est ça. » Jusqu’ici ça n’a jamais tapé à côté, dans le sens où les gens qui ont revendiqué l’appartenance de Sordide à tel ou tel mouvement, ça correspondait à nos sensibilités, donc ça prouve une cohérence à ce niveau. Ce phénomène dont tu parles est valable pour toute forme d’art. Quand on écrit de la poésie, quand on fait un tableau, une fois que c’est sorti, chacun y voit ce qu’il veut et se l’approprie comme il veut.
Le black metal est quand même une scène avec pas mal d’étiquettes et une tendance à étiqueter, parfois à politiser, à rendre idéologique. Tu nous disais tout à l’heure seulement vouloir faire du black metal : est-ce que c’était juste une musique ou est-ce aussi un moyen d’expression avec un regard ? Que représente le black metal pour vous ?
Je trouvais ces étiquettes plutôt rigolotes. Ça s’est peut-être un peu calmé mais à une époque on mettait un tas d’adjectifs devant black metal, il y avait du epic machin black metal, dark machin… Il y avait ce côté encyclopédique que je trouvais amusant. Chacun se revendiquait un peu de tel ou tel truc, avec les spécialistes qui analysaient : « Ah mais ce groupe-là, c’est plutôt du death epic truc », mais ça caractérisait la musique en fait. Maintenant, effectivement, on a l’impression qu’il faut caractériser les thèmes abordés. Du coup on arrive finalement à des dénominations, par exemple quand on parle de Red And Anarchist Black Metal, la seule référence musicale c’est black metal, mais « red » et « anarchist » ça ne définit pas une façon de faire de la musique, on part vers autre chose.
Pour répondre à la question, au départ, c’était une volonté de faire un groupe de black metal parce que nous en avions envie. A l’époque j’avais un groupe de black metal qui s’était séparé, je me suis retrouvé sans groupe de black metal et ça m’emmerdait de plus en avoir, donc nous en avons monté un. La volonté de base était de faire de la musique, nous ne nous sommes pas dit : « Tiens on va faire un groupe militant engagé politiquement. » A nouveau, c’est au moment d’écrire des paroles que nous avons eu envie d’écrire en français, parce que nous ne sommes pas bilingues et nous voulions écrire des paroles qui soient un peu intelligentes, et comme nous allons crier tout ça, il faut que ces paroles aient un sens pour nous. Je dirais que l’engagement est venu après coup. Après, l’évolution du black metal, c’est un peu compliqué. Plein de gens considèreraient que nous ne faisions pas du black metal parce que nous ne respections pas les codes du trve black : nous ne sommes pas maquillés, pas cloutés, pas occultes, rien de tout ça. Peut-être que beaucoup de gens ne nous considèrent pas comme un groupe de black metal. Ce que je trouve assez fascinant dans le black metal, c’est justement cette façon qu’il a eu d’évoluer, d’aller vers des horizons complètement différents et en même temps, on sait quand on écoute du black, on entend l’affiliation à chaque fois. Après, ce sont des considérations d’analyse musicale un peu personnelles.
Votre reprise de « Crève Salope » de Renaud a pas mal participé à cette attribution idéologique aux yeux du public. Pour revenir sur cet épisode et ce single qui a cinq ans : qu’est-ce qui a motivé cette reprise ?
A la base nous voulions simplement faire une reprise et l’enregistrer en studio, tout seuls, en faisant un truc très punk, une prise live avec un micro au milieu de la salle et tout balancer dedans. Nous avions envie de faire ça entre deux albums pour marquer le coup et avoir une actualité, faire un truc un peu sympa. Il y a cette chanson de Renaud, je crois que c’est les premières paroles de chansons qu’il a écrites, à l’époque de Mai 68. Il n’y a pas de musique sur ces paroles – je crois qu’on peut trouver sur YouTube un enregistrement de lui sur un dictaphone, il fredonne ça, mais sans musique. J’étais tombé sur un bouquin avec une fausse partition de cette chanson et il était inscrit en note : « Il y a des paroles, si quelqu’un a envie de faire de la musique là-dessus, allez-y. » J’ai pensé que c’était la bonne occasion de s’en saisir. C’est arrivé comme ça. Effectivement, quand on reprend ce genre de chanson écrite dans un contexte particulier, ça a tendance à étiqueter dans un certain sens, mais tant mieux.
Vous avez de nouveau choisi Henry Klein pour l’artwork, qui avait déjà réalisé Hier Déjà Mort. C’est vrai que cet artiste s’associe bien à votre texture musicale, mais qu’est-ce qui vous a attirés dans son travail ?
C’est un artiste que nous avons découvert sur Internet, avec ce qu’il postait sur Instagram, etc. Il avait un univers vraiment particulier et c’est quelqu’un d’assez mystérieux. A un moment donné, il avait complètement disparu d’Internet, puis il est revenu avec un univers complètement différent. Son univers premier, c’était la technique du monotype, très monochrome, en noir et blanc, et avec beaucoup de textures, des choses un peu abstraites mais dans lesquelles on peut parfois deviner des formes. Ça nous a beaucoup intéressés pour l’album précédent. Maintenant, il fait des choses un peu plus colorées avec de l’acrylique et les harmonies du nouvel album qui nous semblaient plus colorées nous paraissaient bien coller avec l’évolution de l’artiste, comme si nous avions eu une évolution conjointe avec lui. Nous aimons bien aussi ce côté « compagnonnage ». Nous avons fait un premier disque avec lui et en refaisant autre chose avec lui, nous trouvions intéressant d’avoir une évolution conjointe avec cet artiste-là qui nous a vraiment fourni du matériel de super qualité. Nous sommes vraiment contents de l’artwork du nouvel album. Nous pensons que ça va vraiment marquer des esprits, peut-être autant que la musique, parce que c’est la première qu’on voit ; maintenant avec les réseaux, on voit d’abord une pochette, un artwork, et éventuellement on clique dessus pour voir de quoi il s’agit.
« Ce que je trouve assez fascinant dans le black metal, c’est justement cette façon qu’il a eu d’évoluer, d’aller vers des horizons complètement différents et en même temps, on sait quand on écoute du black, on entend l’affiliation à chaque fois. »
Tu parles de cette coloration, et il y a effectivement des jeux de couleurs qui se ressentent dans cet album au niveau musical, mais aussi au niveau thématique : il y a le blanc forcément qui est très présent, le noir avec le côté bile, le rouge pour le sang versé… C’est quelque chose que vous vouliez mettre en image en particulier ?
Oui. Je pense que c’est quelque chose qui était déjà présent avant, même dans certaines paroles qui ont un côté un peu synesthésie, on mélange les sens pour parler de certaines choses, on écoute les couleurs, on goûte la musique… Peut-être qu’harmoniquement il y a des choses un peu plus riches sur cet album, avec effectivement des couleurs musicales un peu différentes. Après les trois artworks précédents qui étaient très noir et blanc, monochromes, même si sur le premier nous avions un rouge tranchant, je pense que c’était le moment d’aller vers autre chose. Il y a toujours une prise de risque de mettre de la couleur quand on fait du black metal, parce que ça ne correspond pas forcément aux codes du style au départ, mais là je pense que nous avons réussi à trouver une utilisation des couleurs qui reste un peu tranchante et un peu « violente », et qui convient parfaitement à la musique que nous proposons.
C’est clair le rouge sur blanc de la pochette de La France A Peur, ça attire l’œil, ça donne l’impression de quelque chose de super violent, même si c’était sans doute plus un choix artistique que stratégique…
Oui. Après, sur ce disque-là, par exemple, avec du recul, nous avons un artwork en noir et blanc avec un énorme logo rouge, nous nous sommes dit que nous aurions peut-être pu nous calmer sur la taille du logo. Inversement, sur le troisième album où nous avons quelque chose de très sombre, il n’y a pas de logo du tout. C’est sûr qu’il n’y a pas spécialement de stratégie. Nous essayons surtout d’obtenir un résultat qui fonctionne visuellement et nous essayons de rendre justice à l’œuvre visuelle. Sur le troisième album, nous avions un truc qui nous plaisait énormément et qui fonctionne tout seul, donc nous n’avons pas mis notre logo dessus. Sur le dernier album, c’est le même artiste, mais nous avons quelque chose de beaucoup moins dense, qui n’est pas en pleine page, il y a beaucoup de blanc autour, il y a de la couleur, donc ça tranche et je pense que ça correspond vraiment à l’ambiance musicale que nous avons sur ce disque.
Pour finir, deux questions un peu à part. Dans Hier Déjà Mort, quand on regarde les textes, il y a cette phrase : « C’est la peur du noir, Leur adrénaline, À tous ces crevards, Qui crient famine. » Forcément, en rapport avec le texte et avec le mot famine qui est aussi le pseudonyme d’un musicien bien connu du black metal français pour ses positions nationalistes, je me suis demandé si ce n’était pas une allusion directe. Tu n’es pas obligé de répondre ouvertement…
On nous a déjà posé la question dans une interview écrite pour le magazine Noise, on nous disait que nous attaquions clairement les fans de Peste Noire, etc. Donc je vais te faire la même réponse pour faire bonne mesure : « C’est qui Famine ? »
On a vu beaucoup de réactions sur les réseaux sociaux par rapport au mini-concert d’Ultra Vomit à l’Élysée dans le cadre de la vidéo de McFly et Carlito. Sachant que, comme on l’a dit, vous êtes un groupe qui a parfois été affilié à des idéologies, pour toi y a-t-il une part d’idéologie ou de politique derrière cet évènement ou est-ce que ça reste un coup de déconne ? Comment l’as-tu perçu ?
Évidemment, je ne vais pas parler au nom de Sordide, je ne vais pas parler à la place de mes camarades. Je n’ai pas envie de m’étendre sur le sujet, je trouve que c’est le degré zéro de l’intelligence, de l’humour et de quoi que ce soit. Il n’y a pas de contenu, c’est vide, et malheureusement ce vide est là seulement pour servir le buzz et tout ce qu’internet peut faire de pire, et quoi qu’en disent les intéressés, ce vide sert des causes politiques. Je trouve ça plus que maladroit, je trouve ça même un peu lamentable. Disons que je trouve ça un peu nul de se cacher derrière l’humour et la performance, avec tous les métalleux qui appellent à rigoler de ce truc-là, en disant : « Vous vous rendez compte, c’est génial, personne ne l’a jamais fait avant ! » Pour moi, c’est une quête de performance et de buzz qui est complètement inutile et stérile, ça ne sert à rien. Pour moi, c’est le degré zéro de l’idéologie, de la musique, de tout ce qu’on veut.
Interview réalisée par téléphone le 26 mai 2021 par Jean-Florian Garel & Eric Melkiahn.
Retranscription : Romane Poupelin.
Facebook officiel de Sordide : www.facebook.com/sordideband
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