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Interview   

Sumac et son message de vie


Résolument affranchi de toutes les conventions en matière de structure musicale, Sumac livre avec May You Be Held l’album le plus risqué et radical de sa discographie actuelle. Car si l’ADN sonore massif et implacable du trio américain demeure, force est de constater que Aaron Turner explore plus profondément les méandres de l’improvisation et des mouvements bruitistes spontanés qui avaient seulement été sporadiquement évoqués auparavant. Il en résulte un album particulièrement exigeant pour l’auditeur. Exigeant car il implique d’abandonner ses attentes, ses repères, et de se livrer à une forme d’« écoute aveugle » exclusivement focalisée sur l’instant, sans présumer de la suite.

L’ancien membre d’Isis nous partage ainsi sa mise en perspective et son ressenti vis-à-vis d’un album « déconstruit », plus proche de la réalité de la vie et qui fait particulièrement écho au contexte international contemporain, la musique lui servant d’outil pour se comprendre, se guider dans le monde et se guérir.

« Pour moi, faire de la musique a toujours été un exercice pour essayer de trouver mon chemin dans le monde, pour essayer d’obtenir un éclairage sur mon propre être, et aussi une manière de me guérir et me contenir. »

Radio Metal : L’album s’intitule May You Be Held : qui est le « vous/tu » dans le titre ? Est-ce l’auditeur en général ou avais-tu un personnage particulier en tête ?

Aaron Turner (chant & guitare) : Il a une fonction multiple : c’est un « vous » universel, c’est un « tu » spécifique pour l’auditeur, et c’est aussi un « tu » spécifique pour mon enfant. Cela s’applique à tous ces cas. Je m’adresse à eux de différentes façons à travers l’album. L’album en tant que tel peut servir de vecteur pour contenir l’auditeur, le tenir. Certaines paroles parlent de devenir parent durant une période très tumultueuse dans le monde, et d’autres parlent aussi de notre souhait général de faire de notre musique le vecteur d’une sorte d’énergie contenante et curative. Nous avons beaucoup réfléchi à la question, surtout au cours de ces dernières années. A mesure que le groupe se développait, il y a des choses dans le monde qui n’ont cessé de changer. C’est donc devenu, au fil du temps, un aspect beaucoup plus pertinent et parlant de ce que nous espérons être capables de faire avec notre musique et de ce que j’espère voir les gens en retirer. De même, pour moi, faire de la musique a toujours été un exercice pour essayer de trouver mon chemin dans le monde, pour essayer d’obtenir un éclairage sur mon propre être, et aussi une manière de me guérir et me contenir.

Donc le « vous/tu » est aussi un « je ».

Oui, exactement. Je pense que parfois, dans mon écriture, j’ai besoin un peu de ce recul que permet le fait d’écrire au sujet d’une autre personne, parce que je suis rarement à l’aise d’emblée pour écrire sur des sujets aussi personnels. Il faut que j’écrive sous un autre angle pour avoir ce recul et pouvoir atteindre quelque chose qui ne m’est peut-être pas facilement accessible quand je commence à creuser le sujet. C’est un genre de mécanisme créatif. C’est quelque chose que j’ai appris sur moi déjà quand j’écrivais des textes dans Isis – c’est en fait là que j’ai découvert ça pour la première fois, quand j’écrivais sur des personnages et que je créais des sortes de thèmes narratifs. Au moment où j’écrivais, je ne comprenais pas toujours exactement à propos de quoi j’écrivais. Puis des années plus tard, je pouvais me rendre compte, avec le recul, que j’avais écrit sur des situations que j’avais vécues à divers moments de ma vie et que, à l’époque, je n’étais pas capable de prendre en compte ou pour lesquelles j’étais dans une forme de déni, donc il fallait que je crée un autre personnage dans un autre monde afin de pouvoir parler de ces choses.

On dirait que le verbe « tenir » dans le titre implique un soutien, quelqu’un qui est à tes côtés pour affronter l’adversité. A quelle adversité fais-tu référence ? Est-ce qu’on peut comprendre ce titre comme « accroche-toi » ?

Oui. Je pense aussi que, d’une certaine façon, ceci est supposé être un antidote à notre situation hautement isolée – actuellement évidemment à cause de la pandémie, mais aussi à cause de la manière dont nous avons évolué culturellement. Il y a cette idée que l’individualisme serait l’apogée de notre existence, et le temps que l’on ne cesse de passer dans le monde des réseaux sociaux et nos contacts constants par le biais d’ordinateurs et autres appareils ont créé de sérieux problèmes d’isolement chez les gens. Il y a aussi ce que le capitalisme a fait pour renforcer cette idée d’individualisme nécessaire. Je pense que la conséquence de ça, à bien des égards, c’est que les gens oublient voire vont consciemment à l’encontre de l’aspect conjonctif de notre humanité partagée. D’une certaine façon, ceci est une tentative pour s’extirper de cet individualisme de surface et atteindre une expérience humaine plus collective, et démolir ces murs d’isolement. C’est quelque chose auquel je pensais déjà avant que la pandémie ne survienne. Certaines de ces paroles ont été écrites avant le confinement mais sont devenues beaucoup plus pertinentes au moment où nous mettions les touches finales sur l’album au début de l’année. Donc l’idée de tenir et d’avoir quelqu’un à nos côtés, voire, dans un contexte plus vaste, celle de gens qui, collectivement, se soutiennent mutuellement, était très importante à mes yeux. Ce qui amène à un domaine qui, pour moi, est moins clair mais tout aussi pertinent, celui de la tenue spirituelle. Je ne suis aucun ordre religieux particulier. Cependant, je crois vraiment qu’il y a une dimension spirituelle dans notre existence et, pour moi, un côté très spirituel dans le fait d’être créatif. Donc, en ce sens également, c’est l’idée de cet esprit créatif qui serait aussi potentiellement un réceptacle qui nous porte.

May You Be Held sort seulement deux ans après Love In Shadow, soit autant de temps que l’écart entre Love In Shadow et What One Becomes. D’après toi, comment Sumac est-il capable de créer, écrire et enregistrer des albums en une période de temps aussi courte ?

J’aime l’idée d’une pratique créative continuelle. Je pense que souvent le cycle créatif de plein de groupes est prédéterminé par les exigences commerciales qui vont avec le fait d’être un groupe, c’est-à-dire qu’on écrit un album, on l’enregistre et on le sort, et ensuite on tourne pour le promouvoir. Même si nous avons plus ou moins adhéré à cette pratique, nous ne tournons pas excessivement, donc ça nous permet, en termes d’organisation, d’être plus libres avec notre processus d’écriture. Je trouve aussi que la progression rapide est intéressante, car j’ai l’impression qu’il y a une plus grande continuité dans notre développement quand il n’y a pas de grands écarts entre les albums. C’est comme une idée qui continue sa route sans être interrompue, et tout ce qui se produit d’intéressant lors de la conception d’un album peut immédiatement être exploré et développé sur l’album suivant. Ca s’apparente presque à l’écriture d’un long livre en plusieurs volumes, où c’est un processus continu et peut-être même une narration continue qui doit se produire par incréments. J’aime voir ça de cette manière parce que ça me paraît plus ouvert : plutôt que chaque album soit une déclaration définitive en tant que tel, il peut faire partie d’un arc plus vaste. Il y a aussi que sur le plan créatif, je suis une personne en ébullition. Je n’aime pas l’idée de rester sur quelque chose pendant un moment. J’aime avoir l’opportunité d’immédiatement explorer des idées dès qu’elles se présentent. Heureusement, tous les trois dans Sumac, nous sommes tous ouverts à cette manière de fonctionner. Dès que je commence à avoir une idée et à lui donner forme, Nick [Yacyshyyn] et Brian [Cook] sont généralement prêts à les recevoir et à commencer à voir comment travailler au sein de ces idées et les développer avec ce qu’ils apportent au groupe.

« J’ai souvent l’impression que le rock vise un processus cathartique. Il est souvent question de résolution, d’apogée et de récompense, alors que pour moi, même si ces choses peuvent par moments avoir de la valeur, elles ne reflètent pas tellement ce qu’est d’être en vie. »

As-tu créé tout le contenu de cet album – musique, riffs, atmosphères – après Love In Shadow ou bien y a-t-il des éléments qui étaient déjà là au moment de la composition de Love In Shadow que tu as développé pour May You Be Held ?

Il y a une chanson, « Consumed », qui a originellement été enregistrée pour Love In Shadow et nous l’avons assez largement retravaillée ; nous en avons réenregistré des parties, j’ai réécrit les paroles… Donc même si ses bases ont été posées durant Love In Shadow, la forme finale était significativement différente au moment où nous l’avons terminée pour cet album. Tout le reste a été spécifiquement fait pour cet album. Comme je le disais plus tôt, je vois vraiment un lien direct entre les deux, une sorte de continuité, mais j’ai l’impression que c’est vrai de toutes nos œuvres depuis le début, donc ce n’est pas particulier à ces deux albums – même s’il y a le lien plus direct entre les deux qui est qu’une partie de cet album a été physiquement faite durant le processus d’enregistrement de l’album précédent.

C’est intéressant que tu mentionnes « Consumed », parce que lorsqu’on écoute May You Be Held, on a l’impression que cette chanson en particulier est très liée à Love In Shadow : les riffs, la dureté en trame de fond… Elle paraît proche d’« Attis’ Blade », par exemple…

Je pense que dès que je compose, je compose la majorité de la musique sur une courte période de temps, donc il y a des thèmes esthétiques qui ont tendance à se répéter au fil du processus de composition. Ça ne me surprend pas que ça puisse particulièrement être évident en entendant cette chanson – ça ne me pose certainement pas de problème non plus. J’aime que les gens puissent établir des liens entre les diverses œuvres. Je trouve ça intéressant, rien qu’en tant qu’auditeur, dans la musique d’autres gens, d’essayer de comprendre comment les morceaux ont été assemblés. Surtout quand on repense à des albums de différents artistes et qu’on voit qu’un album a été enregistré dans différents studios et sur une période différente, et pourtant ça forme d’une certaine manière un tout cohérent. C’est intéressant de penser à la manière dont les gens accomplissent ces choses et à la façon dont la continuité de la vision créative de quelqu’un peut être un fil rouge entre ces différents moments, lieux, espaces et idées.

J’ai lu que « la quasi-dissolution de notre ordre social actuel » était une inspiration pour l’album. D’un autre côté, on dirait que les passages impressionnistes – rappelant un peu le free jazz, d’une certaine manière – sont plus proéminents que sur Love In Shadow ou What One Becomes, comme sur « The Iron Chair » ou « A Prayer For Your Path ». Est-ce une manière d’exprimer musicalement la dissolution à laquelle tu penses et dont tu parles ?

La musique a été enregistrée avant le confinement. Donc, d’une certaine façon, je ne peux pas dire que c’était directement lié à ce que l’on vit actuellement. Cependant, je pense que j’avais conscience pendant que nous étions en train d’écrire cet album – et peut-être même Love In Shadow – qu’un gros changement, un moment charnière nous attendait. Il est clair que j’ai ressenti ça en janvier et février cette année – à ce stade, cet album était déjà enregistré et mixé – mais j’étais encore en train de définir les titres des chansons et l’illustration. Le fait d’écrire et d’enregistrer cet album avant le confinement et puis de le finir après que tout avait changé m’a clairement donné un regard différent sur cette musique et sur ce que je pensais et ressentais avant que tout ne change de manière aussi radicale. C’est facile pour moi de donner un sens à l’intuition que j’avais comme quoi les choses étaient en train de changer, maintenant que ça a effectivement changé. Je ne sais toujours pas trop quoi en penser exactement…

Une grande partie de la musique que nous avons faite et de mes intentions durant le processus d’écriture consiste à pouvoir traiter des moments de vie qui sont plus durs à classer en termes d’expérience. L’une de ces choses pourrait être la tension : la tension est quelque chose que tout le monde ressent, mais à bien des égards, ça peut être une expérience très indéfinissable. On ne sait pas exactement d’où ça vient. Cela a souvent à voir avec des choses qui ne sont pas dites ou des moments où il ne se passe rien, mais l’anticipation de quelque chose à venir est présente. Des choses comme les tensions non résolues ont représenté une riche zone d’exploration dans mon travail. J’ai l’impression que ça fait souvent partie de ce que peut être l’expérience humaine. Il est certain que ça a été une part importante de mon existence durant les quinze ou vingt dernières années, après le passage à l’âge adulte. C’est important de se concentrer sur ces choses. J’ai souvent l’impression que le rock vise un processus cathartique. Il est souvent question de résolution, d’apogée et de récompense, alors que pour moi, même si ces choses peuvent par moments avoir de la valeur, elles ne reflètent pas tellement ce qu’est d’être en vie. Donc le fait de travailler avec ces zones de l’expérience humaine qui sont beaucoup plus ambiguës ou plus complexes ou multicouches est beaucoup plus intéressant pour moi dans le cadre de ce que fait Sumac.

En ce sens, ce que nous avons fait sur Love In Shadow et l’album collaboratif avec Keiji Haino – et peut-être dans une moindre mesure sur What One Becomes – nous préparait presque à ce moment, où tout est très incertain et où tout le monde vit dans cet état suspendu d’incertitude. En ce sens, je trouve que cet album reflète vraiment ce moment et qu’il lui est adapté. Il y a aussi que l’idée de donner forme à quelque chose qui paraît très ambigu est une manière de le contenir ou de le gérer. En ce sens, ça revient à créer un espace et une incarnation tangible de quelque chose qui renvoie à notre expérience et qui, autrement, est dur à intégrer : c’est essentiellement un outil pour évoluer dans ces périodes d’incertitude.

« Ce que nous faisons est plutôt de nature exploratrice. Il s’agit d’habiter chaque instant qui survient plutôt que d’essayer d’aller quelque part en particulier. »

Dans les albums passés de Sumac, il y avait presque inévitablement un riff très cathartique à la fin de chaque chanson qui apportait un équilibre avec les mouvements bruitistes, comme « Attis’ Blade » dans Love In Shadow ou « Rigid Man » dans What One Becomes. Dirais-tu que sur May You Be Held, tu as délibérément choisi de t’écarter de ce mécanisme ou bien était-ce plus une évolution naturelle ?

Je dirais que c’est un peu des deux. Je suis conscient de ne pas me répéter, dans le sens où je n’ai jamais envie qu’un album ait l’air d’être exactement pareil que son prédécesseur. Il m’arrive parfois d’avoir un riff spécifique que je finis par jeter parce qu’il sonne trop comme un autre riff que j’ai déjà écrit. En ce qui concerne les structures des chansons, je ne m’impose pas beaucoup de règles. Je laisse vraiment la chanson en elle-même être le guide pour savoir la direction que doivent prendre les choses. Donc je pense que la réponse à ta question est que c’était une progression très naturelle avec cet album : d’une certaine façon, les chansons prennent forme toutes seules. Très souvent, je commence avec une idée et ensuite, tout le reste se construit autour de cette idée. Ça peut être une atmosphère que j’ai envie de transmettre ou ça peut être un riff spécifique, et ensuite les choses se construisent autour de ce riff, mais il est clair que j’aime l’idée d’abandonner de plus en plus les structures conventionnelles. C’est comme un processus déconstructionniste, où ce que nous faisons est plutôt de nature exploratrice. Il s’agit d’habiter chaque instant qui survient plutôt que d’essayer d’aller quelque part en particulier. En conséquence, ça peut donner l’impression, par moments, que nous finissons une chanson de manière complètement non résolue, et j’aime bien ça parce que ça me paraît, encore une fois, plus en phase avec l’expérience de la vie. C’est presque comme essayer de trouver la bonne intégration de la pratique créative dans l’existence personnelle. Je pense que c’est ainsi que la composition a évolué pour moi, et je pense que ça explique pourquoi, à mesure que nous grandissons en tant que groupe, la complexité et les formes de nos structures de chansons continuent de changer de manière assez significative.

Tu sembles dire que tu n’essayes pas d’utiliser la musique comme une évasion mais, au contraire, tu veux que ce soit proche de la vraie vie.

C’est le but, oui. Je pense que pendant longtemps, la musique a été une évasion pour moi – enfin, je ne devrais pas dire que c’était totalement une évasion, parce que même avant que je ne commence à être activement un musicien, la musique me donnait parfois un point d’ancrage dans ma vie et une compréhension de celle-ci que je n’arrivais pas moi-même à exprimer. A la fois, la musique m’a vraiment offert une évasion à certains moments de ma vie – sur le plan pratique, partir en tournée est une échappatoire aux responsabilités normales de la vie – mais aussi le fait de jouer de la musique était une manière de m’éloigner des aspects plus « bassement matériels » de l’existence. Avec l’âge, j’ai réalisé que je n’avais pas envie que la musique fonctionne pour moi comme un outil pour fuir la réalité, en tout cas pour une grande partie de la musique que je fais. Je veux vraiment que ce soit un moyen pour moi de mieux me comprendre. Je veux comprendre pourquoi je fais la musique que je fais et d’où elle vient. Je veux comprendre comment façonner cette musique pour qu’elle soit, à mes yeux, une incarnation plus directe de ce que je vis, ressens et crois, et aussi un moyen de me lier à d’autres gens, parce que c’est un aspect important quand on est musicien, et en particulier quand on est dans Sumac ; il s’agit d’utiliser la musique comme un outil de communication. Je pense que l’art, en général, a souvent été utilisé comme une déconnexion pour les gens et je comprends que, parfois, il peut être précieux d’avoir une échappatoire au monde qui nous entoure. Cependant, j’ai aussi le sentiment qu’une des fonctions importantes de l’art est de servir de réflexion, pour que les gens puissent obtenir un éclairage sur quelque chose qui leur avait échappé auparavant. Surtout aujourd’hui, on dirait que l’on vit une période où ceci est crucial, parce qu’on nous offre l’occasion de changer beaucoup de choses, y compris beaucoup de choses dont notre survie dépend. En ce sens, je pense qu’il est plus crucial que jamais que notre musique – et peut-être l’art en général – rappelle aux gens le monde qu’ils habitent plutôt que de leur offrir une occasion de s’en évader et de l’oublier.

May You Be Held contient beaucoup plus de parties improvisées, qui sont parmi les plus bruitistes dans la discographie de Sumac ; il n’y a pratiquement aucune harmonie guidant l’oreille de l’auditeur. On dirait que c’est votre but de proposer une expérience incertaine pour l’auditeur. Que ressentez-vous, toi, Brian et Nick, quand vous jouez ces parties en particulier et comment font-elles écho chez vous ?

Je peux seulement parler pour moi, même si nous en avons discuté en groupe. Je vais donner un peu un contexte historique me concernant : les moments que j’ai le plus appréciés dans ma carrière de musicien sont ceux où une chanson est sur le point d’être formée, mais elle ne l’est pas encore. Ceci a toujours découlé d’un processus ayant au moins une part d’improvisation ; peut-être qu’il y avait une idée de base qui a été proposée et le groupe expérimente avec, et nous avons regardé où ça pouvait mener. En tant que compositeur, ces moments, où je travaille sur quelque chose qui mène vers quelque part de spécifique et qui prend forme, sont les plus excitants pour moi. C’est maintenant souvent le sentiment que j’ai durant le processus où Sumac improvise, où on m’emmène quelque part et où je ressens quelque chose se former, sans que je sache ce que c’est. L’inconnu et le processus d’exploration sont absolument devenus la partie la plus excitante pour moi dans le boulot de musicien. Être capable de faire ça avec un groupe de gens – dans ce cas, Nick et Brian – nécessite en partie de forger une confiance et d’arriver, à un certain niveau, à croire en soi et aux gens avec qui on joue. Cela nécessite aussi, en contrepartie, d’être disposé à apparaître vulnérable auprès d’un groupe de gens, parce qu’il est très possible que tu fasses ou joues quelque chose de mauvais, qui n’est pas correct ou qui n’est pas musical, qui, en somme, d’une certaine façon, peut paraître déplacé. Cette volonté de s’exposer avec d’autres gens est très précieuse, je pense, [tout comme] les sentiments qui peuvent émerger au travers de ce processus collectif d’improvisation – les sentiments de vulnérabilité, d’incertitude, d’être lié à d’autres gens par cette confiance collective. J’ai l’impression qu’il s’agit moins de cette idée d’une équipe atteignant un but dans un sens athlétique ou de performance, et plus d’un effort collectif de s’ouvrir et voir ce qui se passe.

« Je pense qu’il est plus crucial que jamais que notre musique – et peut-être l’art en général – rappelle aux gens le monde qu’ils habitent plutôt que de leur offrir une occasion de s’en évader et de l’oublier. »

Afin d’atteindre ce niveau de confiance dans Sumac, est-ce que tu ne fais que jouer de la musique avec Nick et Brian ou bien vous passez aussi du temps hors du monde musical ? Est-ce que vous cultivez cette confiance en dehors de la musique ?

Sur le plan personnel, en dehors des moments où nous jouons ensemble ? Oui, je connais Brian depuis plus de vingt ans maintenant et nous avons joué ensemble à plusieurs occasions. J’ai sorti des albums pour certains de ses autres groupes, nos autres groupes ont tourné ensemble… Donc nous nous connaissons depuis pas mal de temps. Nick m’était beaucoup plus inconnu. Je l’ai contacté et lui ai demandé de jouer avec lui uniquement parce que j’aimais son jeu en tant que batteur. L’amitié qui en a découlé était complètement inattendue. Enfin, elle était espérée, bien sûr. Je n’aurais pas choisi de jouer avec quelqu’un si je ne m’entendais pas avec lui, mais je n’avais aucune idée si Nick et moi nous nous entendrions sur le plan personnel. Le processus où nous jouons ensemble, composons de la musique, logeons les uns chez les autres durant les périodes de composition – parce que nous habitons plus ou moins éloignés –, voyageons ensemble… Tout ceci a été crucial pour développer une confiance en tant que groupe. Quelque chose que j’ai appris au fil de ma carrière de musicien, et en particulier au cours des dix ou quinze dernières années, est que la force d’une relation personnelle joue un grand rôle dans ce qui se produit musicalement. Plus j’ai passé de temps avec Brian et Nick, plus j’ai apprécié notre expérience collective – aussi bien musicale que personnelle – et je pense que ça explique en grande partie la manière dont la musique a gagné en force au fil du temps.

Penses-tu que l’expérience de May You Be Held sera encore plus forte en condition live, puisque cet album est construit autour d’improvisations et d’un manque de repères ?

Je l’espère ! Et j’espère pouvoir le découvrir ! Là où nous sommes, aux Etats-Unis, il semble que l’on soit loin du moment où on pourra se remettre à faire des concerts. Donc je n’y pense pas trop. En fait, d’une certaine façon, j’essaye de ne pas trop y penser [rires]. A bien des égards, j’aime affronter tête baissée les moments les plus difficiles de la vie, mais essayer de penser à quand et si les concerts vont reprendre est déprimant pour moi pour l’instant… Donc je me concentre sur le fait d’apprécier ce que nous avons fait, et aussi je songe à écrire d’autres musiques, parce que ça paraît probable que nous ferons un autre album avant de nous remettre à faire des concerts.

Quand on écoute May You Be Held, il donne une impression descendante, comme si tout allait vers le bas : le rythme, les riffs, l’harmonie… Peu de riffs évoquent le soulèvement ou une ouverture verticale. Etait-ce volontaire ou bien est-ce lié à l’idée de déconstructionnisme ?

C’est une bonne question. Pour moi, la fin de l’album donne l’impression que je suis en train d’ouvrir vers autre chose. Bien qu’on n’y trouve pas beaucoup de bases très structurées, il contient plus d’espace. Pour moi, il s’agit plus d’offrir un espace de contemplation plutôt que, encore une fois, d’amener les gens à une certaine conclusion. J’ai beaucoup réfléchi à ce que pourraient révéler les qualités esthétiques de notre musique, parce que d’une certaine façon, la musique est parfois très caustique et même par moments, intentionnellement, complètement accablante. Personnellement, je n’ai pas l’impression que ça dirige forcément les gens vers une position de désespoir ou de destruction, ou même de violence, mais plutôt vers une position à laquelle on aboutit quand les choses ont été démontées et désagrégées, quand cet écran de protection extérieur que l’on utilise tous pour trouver son chemin dans le monde a été brisé. D’une certaine manière, j’ai aussi presque l’impression que la musique est élémentaire : on peut donner une personnalité à un événement naturel dans le monde – un orage ou un ensemble donné de conditions atmosphériques – mais c’est vraiment seulement ce que c’est. Ce que l’on projette dessus est purement subjectif. Je vois un peu la musique de cette manière aussi. Le metal est souvent perçu comme étant très agressif et négatif, mais pour ma part, ça a été la musique la plus porteuse d’un message de vie que j’ai jamais rencontrée. Je ressens clairement la même chose concernant notre musique : elle est absolument pleine de vie, au point par moments d’éclater. C’est presque cette idée d’une puissance et d’une expérience de vie écrasantes, plutôt qu’un commentaire particulier sur la qualité de celle-ci. Ce que nous faisons et notre approche de la musique, c’est un peu une subversion ou même une transgression de la perception de ce qu’est le metal, et d’essayer de peut-être même lui redonner un sens différent.

Un grande partie des paroles parlent d’amour et d’énergie positive, ce qui contraste avec la dureté que l’on perçoit à l’écoute de la musique…

Oui. Je suis en train de penser à une citation que j’ai trouvée être une observation très intéressante. Masami Akita de Merzbow a été cité dans une interview il y a quelques années disant : « La noise, la musique bruitiste, c’est généralement décrit comme étant quelque chose de difficile à supporter, qui met les gens mal à l’aise. Si c’est ça la définition, alors la pop c’est du bruit pour moi. » Je trouve que c’est un renversement de point de vue intéressant sur ce que les termes esthétiques signifient pour les gens. Je pense que ça se rapporte directement à ce que nous faisons, c’est-à-dire qu’une grande partie de la musique metal a été catégorisée d’une certaine manière, mais l’expérience que j’en fais et que plein de gens que je connais en font est très différente de la symbolique qui lui est associée. Pour moi, ceci est la musique de la vie. L’interprétation qu’en font les gens est, évidemment, quelque chose sur lequel je n’ai aucun contrôle. Je ne peux pas faire grand-chose en tant que professionnel créatif pour amener les gens dans une direction spécifique… Mais ici, où nous discutons des œuvres avec des mots, je pense qu’il est important que les gens sachent que je vois une distinction entre la manière dont les gens pourraient percevoir la musique et ce qu’elle est en réalité pour nous en tant qu’artistes qui l’ont créée.

« Le metal est souvent perçu comme étant très agressif et négatif, mais pour ma part, ça a été la musique la plus porteuse d’un message de vie que j’ai jamais rencontrée. Je ressens clairement la même chose concernant notre musique : elle est absolument pleine de vie, au point par moments d’éclater. »

La dernière fois, nous avons parlé de votre collaboration avec Faith Coloccia sur « The Task » (elle apparaît à nouveau sur cet album sur « Laughter & Silence »). Vois-tu Sumac collaborer encore avec d’autres artistes ? Si oui, qui aimerais-tu solliciter ?

Eh bien, il y a déjà eu des discussions. Nous avons en fait parlé avec Faith à propos de faire un album plus collaboratif, avec elle jouant de l’orgue. Sa contribution couvre désormais trois albums, même si elle a aussi joué du piano sur le premier album, The Deal. Il y a eu des passages très intéressants sur les albums, donc nous avons parlé de ça. Nous avons fait ces deux albums collaboratifs avec Keji Haino, et nous en avons un troisième qui est terminé et que nous espérons sortir l’an prochain. Dans certains de nos derniers voyages en Europe, nous avons joué en live avec Caspar Brötzmann, et nous avons discuté avec lui de la possibilité de collaborer à l’avenir. Tous les trois sont des personnes dont la musique a été très importante pour nous de diverses manières et avec qui nous avons – aussi de diverses manières – commencé à avoir des liens personnels. Personnellement, j’aimerais beaucoup pouvoir continuer sur la base de ces idées. Nous avons beaucoup appris avec les quelques trucs que nous avons faits avec Keji Haino. Nous avons eu de super discussions avec lui, et à chaque fois que nous avons travaillé avec lui, nous avons pu atteindre un autre niveau dans la conception musicale au sein de notre groupe et aussi en jouant avec quelqu’un d’autre. Notre contact initial avec Brötzmann était très positif. Ça m’a tout l’air d’une autre super expérience grâce à laquelle nous pourrons apprendre.

La seule autre chose qui me vient en tête – et c’est un petit peu moins spécifique – c’est le fait de travailler avec quelqu’un qui serait un compositeur et travaillerait dans un contexte plus orchestral. C’est purement une rêvasserie, mais je me disais que ce serait extraordinaire d’avoir une collaboration entre Sumac et Krzysztof Penderecki. Quelque chose dans cet ordre d’idée, avec quelqu’un qui travaille dans le domaine de la composition moderne et qui peut-être compose des éléments musicaux similaires à Sumac mais avec un ensemble d’outils complètement différent. Je fais presque la grimace à l’idée du mélange entre le metal et un orchestre parce qu’il existe énormément d’affreux exemples où ça a été mis en pratique, mais je pense qu’il est possible de le faire d’une manière complètement différente qui pourrait très intéressante.

Est-ce qu’il y a un artiste ou un musicien qui ne fait pas forcément du metal qui t’inspire particulièrement ?

J’écoute de la musique toute la journée, et Nick, Brian et moi, nous nous faisons constamment des recommandations, mais si je devais citer un artiste qui ressort fréquemment parmi nous en tant que groupe, ce serait Miles Davis, en particulier la période de son milieu et de sa fin de carrière. L’album Pangaea était une belle découverte pour moi, et tout ce qu’on trouve dans cette période de Miles Davis, quand il partait dans des choses plus électriques et qu’il s’intéressait clairement plus au rock, mais en amenant ça dans des directions très différentes. Il y a là-dedans des musiques très puissantes qui, encore une fois, entrent dans un territoire très similaire à ce dont nous avons discuté avec Sumac, où il n’y a pas beaucoup de résolution, où il y a clairement des aspects de la musique qui sont composés mais ensuite aussi beaucoup de place laissée pour l’improvisation au sein de ces espaces préfabriqués et définis. Miles semblait également très capable de mener les gens dans des zones inconnues. Il n’y avait pas beaucoup de précédent à ce qu’il faisait et je pense que parfois, tous ceux qui étaient impliqués dans sa musique n’étaient pas très sûrs de ce qui allait se passer, mais avec le recul, il était clair qu’il avait une vision affirmée de ce qui pourrait en ressortir et les résultats étaient assez sensationnels. Il est clair que je ne nous mettrais pas dans la même catégorie, mais je dirais que l’intention est la même.

Que peux-tu nous dire sur les prochaines étapes pour Sumac, au-delà de May You Be Held ?

Heureusement pour nous, nous avions enregistré plus de musique après cet album ! En février, nous avons enregistré une chanson de vingt minutes, qui sortira sous forme d’un EP en décembre, donc il y a ça. Puis, comme je l’ai mentionné, nous avons aussi un autre album que nous avons fait avec Keji Haino, qui a également été enregistré l’an dernier. Donc ces deux œuvres musicales sont terminées et sortiront au fil de l’année prochaine. Au-delà de ça, nous avons parlé d’autres idées et nous allons probablement commencer à composer assez rapidement ce qui sera le prochain album. Je n’ai aucune idée de la forme que ça prendra. Il pourrait très bien arriver que je ne compose rien du tout et que nous improvisions sur toute une session et faisions un album autour de ça. Il faudra que je me pose et que je me remette à jouer, pour voir ce qui en ressort. J’ai fait une petit pause dernièrement, principalement parce que toute cette année est complètement tombée à l’eau de telle de façon que chaque jour est un peu un processus pour comprendre comment réorganiser la vie. Comme je l’ai mentionné plus tôt, il me semble probable que nous allons être dans ce circuit d’attente pendant un bon moment, et j’ai vraiment envie de continuer à être actif avec Sumac, peu importe la manière. Ça veut donc probablement dire que nous allons composer un autre album dans un futur pas si lointain.

Interview réalisée par téléphone les 9 octobre 2020 par Julien Gachet.
Retranscription : Emilie Bardalou.
Traduction : Foucauld Escaillet.
Photos : Nick Sayers (1) & Reid Haithcock.

Facebook officiel de Sumac : www.facebook.com/SUMACBAND

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