Fin de la cavale pour The Dillinger Escape Plan. Dissociation, comme le Wavering Radiant d’Isis en 2009, est le chapitre final d’une évasion folle qui aura duré vingt ans et six albums. Pas un de plus, pas un de trop, surtout, car l’intégrité, la sincérité et la spontanéité de l’écriture ont toujours primé chez les Américains tout au long des années. Les concessions, ce sont pour les autres. Dillinger raccroche les crampons quand d’autres auraient traîné sur le bord de la pelouse avec des lives et des compils. Pas le genre de la maison.
Dissociation est un pur album de Dillinger, rien de plus, rien de moins. Il clôt les débats de deux décennies de violence, de rage, de riffs alambiqués impossibles, de mathématiques rythmiques indéchiffrables et de prestations scéniques sans équivalent. Ses titres seront autant de nouvelles bombes à délivrer lors de leur tournée ultime et elles colleront comme un gant à leurs setlists dévastatrices. On le comprend dès « Limerent Death » et on passera par quelques états jazzy, electro avant la longue complainte finale éponyme où Greg Puciato clame quelque part son émoi à en rester là, seul, après tout ce qu’ils ont vécu ensemble : « Finding A Way To Die Alone » (Trouver un moyen de mourir seul, en français).
L’expérience de The Black Queen (le side project Electro-Rock de Greg Puciato) a forcément un peu déteint sur ce sixième opus. Le gros trip electro/drum’n’bass de « Fugue », les violons électroniques de « Dissociation », les nombreuses voix éthérées tout au long de l’album en sont autant de témoignages. Mais c’est sans compter sur l’acharnement de Ben Weinman à détruire, une dernière fois, tout ce qu’il peut sur son passage, à coup de rythmiques punk accompagné de la voix de damné de Puciato (« Surrogate »), de breaks démentiels dans la plus pure tradition de DEP (« Apologies Not Included ») ou de ces purs riffs « signature » dissonants et acharnés (« Manufacturing Discontent ») de l’un des guitaristes les plus fous de la planète alternative. Billy Rymer achève de traumatiser sa batterie à coups de roulements tyranniques jazzy ponctués de passages hardcore-punk qu’il assène depuis 2009, dans un dialogue bi-latéral avec le bassiste Liam Wilson, qu’on croirait tout droit sorti d’une impro jazz au milieu d’un asile. Une fusion-jazz dans laquelle le groupe se lance d’ailleurs à corps perdu en plein « Low Feel Blvd ».
Hautement subversive et sans bavure, l’écriture de Dissociation fournit tout ce qu’il y a de plus puissant dans l’arsenal des Dillinger. Mais le placement d’une chanson comme « Symptom Of Terminal Illness », singulière dans l’album en étant plus posée et mélodique, ainsi en seconde position, juste après le furieux « Limerent Death », participe à déboussoler et brouiller les pistes. Et plus on approche de la fin de l’album, plus les mélodies aériennes, voire pop, de voix apparaissent (« Nothing To Forget »), plus DEP apporte des éléments d’alternatif « accessible », comme il a su le faire dans le passé, sur Option Paralysis ou Ire Works. DEP a autant vocation à fournir des passages d’ultra-violence que des ambiances néfastes mais musicalement ouvertes au plus grand nombre, à la manière d’un Nine Inch Nails, comme on le constate dans la seconde moitié de « Wanting Not So Much As To » ou les deux derniers titres de l’album. Les deux versants sont remarquablement maîtrisés et équilibrés, quoi que le plus souvent assortis de manière folle et imprévisible, de façon à satisfaire l’intégralité de l’auditoire du groupe.
Le déversement habituel d’intensité d’un album de DEP s’achève dans la douceur avec « Dissociation » et l’impression est là, bien présente : si Dillinger s’arrête, c’est que Weinman, Puciato et les autres ont tout dit, tout fait autour de leur style si caractéristique, à la manière d’un Isis. L’absence notable de surprise majeure sur cet ultime effort (à l’exception de ce gros beat drum’n’bass qu’est « Fugue », peut-être) le laisse en tout cas objectivement penser. Ils peuvent désormais partir, après une ultime tournée qu’on imagine dantesque sur scène, vers les nouvelles directions qu’ils ont chacun pris, notamment Puciato avec The Black Queen ou Weinman avec Giraffe Tongue Orchestra. Sans rien avoir laissé au hasard, ni au bord de la route, Dillinger Escape Plan a tout donné, sans renier leur intégrité, ni mettre de côté les partis-pris fous de leur modèle : ils ne méritaient de toute façon rien d’autre qu’une telle fin nette, en pleine réussite artistique, au firmament d’un style inimitable et jusqu’au-boutiste.
Chanson « Symptom Of Terminal Illness » en écoute :
Chanson « Limerent Death » en écoute :
Album Dissociation, sortie le 14 octobre 2016 via Napalm Record. Disponible à l’achat ici.