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Song For The Deaf   

The Ocean expose la fin d’un monde


201,3 millions d’années nous séparent du Jurassique. En pleine ère Mésozoïque, les continents se scindent progressivement, l’océan Atlantique apparaît. Les premiers mammifères et oiseaux émergent du néant, ou presque. Sur terre et dans les airs, ils sont dominés par des colosses, les reptiles géants. Quand vient le Crétacé, les températures sont maintenues à l’équilibre par les flammes d’immenses volcans répartis sur le globe. La vie fourmille et une multitude de nouvelles espèces voient le jour. Puis l’« Âge d’or des dinosaures » s’éteint brutalement dans une crise écologique ravageuse.

Voici le récit ambitieux que porte le nouveau titre dévoilé par The Ocean, « Jurassic | Cretaceous », annonçant ainsi l’album Phanerozoic II: Mesozoic, Cenozoic prévu pour le 25 septembre 2020. The Ocean continue d’explorer les thématiques périodiques, scientifiques et théoriques de l’histoire terrestre, dont ils ont fait leur concept depuis leurs débuts, en 2004. Ce morceau, avec un propos axé sur l’ascension puis la disparition inéluctable et massive de créatures hégémoniques, résonne étrangement à nos oreilles d’espèce dominante en pleine pandémie mondiale. Comme le souligne Robin Staps (guitariste et compositeur de The Ocean) dans le communiqué qui accompagnait ce nouveau titre, les paroles autant que l’écriture musicale font référence à la récence de l’humanité dans cet éon Phanérozoïque de 541 millions d’années, autant qu’à la théorie philosophique nietzschéenne amor fati, qui enjoint à l’humain l’acceptation de la fatalité, du chaos, car « ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts » (Nietzsche, Crépuscule des idoles, 1888).

Ces pensées complexes s’illustrent en musique par un morceau de plus de treize minutes, dans lequel on discerne deux parties habilement jointes par un pont central. Grâce aux textes et aux voix de Loïc Rossetti et de Jonas Renkse (Katatonia), on peut comprendre que la première partie annonce un changement (« Pieces are shattered once again […] / You can feel the weather change »), et que le pont représente la grande dévastation, la collision de cet astéroïde avec la Terre (« And the needle head in the sky is on fire »), avant la seconde partie, qui met en images ses conséquences (« All sunlight eclipsed for months […] / Ni hideout, no safe retreat »).

L’ouverture du morceau se fait sur un motif qui tourne en boucle, avec des guitares aux textures saturées mais plutôt rondes. A chaque nouveau départ s’ajoutent des claviers, puis des trompettes (ou des émulations de sections cuivres), qui s’empilent et amènent une coloration différente à ce motif rythmique, et l’élargissent harmoniquement. C’est donc une ouverture à proprement parler : d’un rythme assené par les guitares, on passe en une minute à une plage musicale riche. Les couplets sont construits eux aussi sur le même modèle, commençant très bas en « effet radio » sur les guitares et la voix, avec des éléments de batterie séparés par un mixage panoramique large, puis les parties de chaque instrument s’étoffent peu à peu et se lient les unes aux autres pour arriver aux refrains, qui ont un effet d’explosion. Cette sensation est due à l’apparition de notes liées et tenues par les guitares, qui permettent une respiration profonde, en opposition au découpage saccadé des autres modules musicaux.

Après une alternance plutôt habituelle de couplets et de refrains, arrangés toutefois avec des intensités différentes qui amènent beaucoup de vie dans cette première partie, celle-ci se termine par le motif d’introduction, implacable, qui semble clore ce « Jurassique ». La liaison avec la suite du morceau se fait en douceur, avec une basse ronde et des éléments sonores qui remplissent subtilement l’espace, dans lesquels vient se déposer un clavier assez texturé et chaleureux, en arpèges rapides. Ces successions de notes donnent la sensation de mouvement régulier, d’avancée, comme le temps. Le reste du morceau (le « Crétacé » ?) est plus dense, et les paroles introduisent la « Mélancholia » (en référence au film de Lars von Trier), avec des images plus violentes de forêt en feu, de tempêtes de débris et de reptiles géants rasés de la Terre. Le morceau s’accélère en parallèle, les différents instruments se superposent dans une construction complexe et en apparence chaotique, puis stoppe net. Le silence brutal qui suit le morceau donne matière à imaginer le vide de l’extinction massive, et il est plus évocateur qu’aucune illustration musicale.

Avec « Jurassic | Creataceous », The Ocean se plonge dans une composition toujours intense et précise. Les recherches de textures avec les guitares et le travail très poussé du claviériste Peter Voigtmann donnent à entendre une variété impressionnante de sons, la finesse de la composition de chaque strate qui forme l’arrangement crée un ensemble aéré et plein de relief, les mouvements rythmiques sont variés et la construction en cycles amène ce morceau dans une dimension à la richesse cohérente.

The Ocean est déjà familier des longues plages musicales, qui se rapprochent d’une recherche cinématographique, puisque chaque morceau se réfère à un concept précis. L’album Pelagial (Metal Blade/Pelagic Records, 2013) était d’ailleurs présenté comme une seule pièce musicale, séparée en morceaux par les contraintes de l’industrie du disque. Les sorties récentes du groupe se présentaient en deux versions, l’une avec les parties vocales, l’autre instrumentale, afin de permettre à l’auditeur une écoute particulière, décentrée des habitudes du metal et des musiques actuelles fortement orientées sur les voix. Certaines de ces versions instrumentales ont été arrangées différemment (présence d’instruments supplémentaires, mixages distincts), pour proposer des expériences multiples d’immersion dans leur vaste univers. C’est peut-être dû à la force et à la persévérance du concept qui entoure les productions musicales de The Ocean, mais ce nouveau titre semble être une cristallisation du travail mené par le groupe depuis sa signature chez Metal Blade Records, en 2005. Quinze ans de submersion dans des compositions intellectualisées et des concerts puissants, véritables événements sensoriels, ont poussé les différents membres passés par le collectif à tracer une voie unique, creusant un peu plus à chaque opus le sillon d’une musique « cérébrale, primale et inexplicable » (R. Staps). Ayant commencé avec le diptyque Fluxion (Autoproduit, 2004) et Ælion (Metal Blade Records, 2006) qui proposait un post-metal déjà recherché mais aux balises metal assez marquées, The Ocean Collective a, au fil des années, inventé une musique quelque peu « nerd » mais toujours plus réfléchie, rassemblant autour de lui une communauté avide de connexions spirituelles entre des sons et des sensations intenses.

Photo : Andrew Faulk.



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