L’époque Of Darkness (1991) paraît bien loin. Therion n’a plus grand chose à voir avec ses origines death, et ce depuis fort longtemps. Les influences néo-classiques ont phagocyté l’espace musical de Therion jusqu’à devenir ce qui les caractérise dans le paysage metal. Les auditeurs français se souviennent du dernier album en date, Les Fleurs Du Mal (2012), album de reprises françaises audacieuses (« Poupée De Cire, Poupée De Son »…) qui célébrait les 25 ans du groupe. Même lors de cet exercice, Therion restait un groupe évoluant dans les « normes ». Beloved Antichrist, seizième opus du groupe, met un terme à la réserve que pouvait conserver la formation de Christofer Johnsson. Beloved Antichrist n’est autre qu’un véritable opéra metal revendiqué comme tel, un triple album pour une durée de trois heures de musique. Christofer Johnsson a réalisé son rêve et ceux qui recherchent le grandiose en auront pour leur compte.
Beloved Antichrist dépasse de loin le cadre de l’album concept. C’est un opéra, avec une récurrence des thèmes musicaux et une narration prolongée, de quoi complexifier l’exercice de la critique. L’entreprise de Therion a pour objectif de se rapprocher du succès des grandes comédies musicales dans la veine de Broadway, pouvant se reposer sur un socle de fans qui leur est désormais acquis. Christofer Johnsson a décidé de s’appuyer sur l’œuvre de Vladimir Soloviov, penseur russe du XIXe siècle, Cour Récit Sur l’Antéchrist (et non pas Le Maître Et Marguerite de Mikhail Bulgakov, un temps envisagé mais considéré comme trop dense à adapter en un seul opéra). Beloved Antichrist se permet cependant des libertés, réinterprétant les écrits de Soloviov en les remodelant pour correspondre à notre époque, en réintroduisant des personnages féminins (afin de légitimer le chant lyrique) et en réécrivant la fin. Therion construit ainsi son récit dans un futur uchronique avec une technologie primitive, en mettant tout de même un point d’honneur à conserver le personnage de l’antéchrist, Seth, qui se considère comme un second messie avant de s’abandonner au diable, déçu de l’absence de reconnaissance divine. Ce sont ainsi plus de trente personnages qui sont illustrés à travers des scènes et chapitres, accompagnés d’un grand chœur, de solistes et des collaborateurs de longue date que sont Thomas Vickström (fidèle au poste depuis 2009), Lori Lewis et Chiara Malvestiti. Therion n’a pas lésiné sur les moyens.
L’opéra s’ouvre sur « Turn From Heaven » qui ne déstabilisera aucunement les habitués de la musique de Therion. On retrouve tous les ingrédients classiques de la formation, à savoir un riff de guitare heavy assisté d’orchestrations classiques cantonnées au rôle d’arrangement. Ce n’est que dès l’arrivée de la première voix, lors de « Where Will You Go » et du jeu d’écho avec les chœurs que Beloved Antichrist révèle sa vraie nature et fait miroiter son ampleur. « Where Will You Go » introduit d’ailleurs les premiers mouvements narratifs avec une fin lugubre illustrée par des vents et voix fantomatiques, se terminant par une note de piano stridente. À l’énergie résolument « heavy » des premières minutes succède une composition au piano sublimée par un chant lyrique sur « Through Dust, Through Rain » et la puissance des cordes qui finit par prendre des airs d’un titre de Queen, de manière très éphémère. C’est la force première de ce Beloved Antichrist : la juxtaposition constante d’instruments et de voix dans un paradigme heavy qui en fait une œuvre à l’opulence rarement égalée dans le paysage metal. « Time Has Come Final Battle » fait presque office d’exemple académique d’intégration de chant lyrique sur un riff cavalier. De même, le pont d’ « Astral Sophia » cultive une tension presque à la Gojira avant d’éclater sur un riff que la NWOBHM n’aurait pas renié. En effet, l’application de la formule Therion ne fait pas défaut sur Beloved Antichrist et n’est pas détériorée par le format original de l’œuvre. Le single très classique « Night Reborn » (chœurs qui soutiennent la voix principale et power-chords en bataille) offre le parfait échantillon du confort de Therion dans le genre qu’il a participé à créer.
Le véritable enjeu de Beloved Antichrist n’est pas de savoir si Therion a conservé son savoir-faire et son sens du spectacle. Indéniablement oui. Ce qui importe est la qualité de la narration. À ce titre, Beloved Antichrist a du mérite. Des compositions semblent avoir été créées avec pour unique dessein d’articuler la narration, à l’image du dantesque « Pledging Loyalty », ou des arrangements très explicites de « Behold Antichrist ». Lorsque Therion cherche à créer l’angoisse, le mystère ou l’émerveillement, il a recours à tous les poncifs possibles : cordes stridentes, vents de basse, gammes loufoques, chœurs grandiloquents… « Theme Of The Antechrist » et ses lignes de chant cathartiques se fait le parangon de l’exubérance de Therion. Cependant, devant la profusion d’éléments déployés et l’effort titanesque de soutien de la narration, Beloved Antichrist en vient à délaisser certains fondamentaux, à savoir l’accroche. Certes, il est préférable d’aborder Beloved Antichrist comme une expérience d’un seul tenant, toutefois, même écouté ainsi, l’opus manque de ces moments singuliers qui marquent l’esprit, si ce n’est lors de quelques rares atmosphères à l’image de l’introduction de « The Palace Ball » qui nous remémore les vieux Walt Disney ou encore des véritables moments d’opéra où seuls l’orchestre et les voix officient tel l’incipit de « The Arrival Of Apollonius », les percussions de « To Where I Weep » (l’un des titres le plus convaincant de l’ensemble ou Therion se détache de son identité heavy pour atteindre des sphères plus progressives), le dramatique « Nothing But My Name » ou le lugubre « Dagger Of God ». En un mot, Beloved Antichrist souffre de sa profusion. Difficile de le blâmer tant maintenir une intensité constante sur 46 compositions est une entreprise herculéenne.
Beloved Antichrist est taillé pour le live. Le groupe prévoit des représentations de 2h30 entrecoupées de deux entractes et pourra peut-être présenter des versions longues de son œuvre. Il faut penser Beloved Antichrist non pas comme un album stricto sensu mais comme une bande son qui a besoin du visuel pour être sublimé. Un opéra donc. Si l’entreprise impressionne et que l’on peut reconnaître une aisance narrative chez Therion, on regrette néanmoins l’absence d’une réelle catharsis. La densité prend le pas sur le ressenti, ce qui rend la seule écoute (très longue) de Beloved Antichrist parfois indigeste lorsqu’elle n’est pas diffuse. Par le seul biais de l’écoute, l’œuvre est excessive pour être appréhendée avec plaisir. Impression d’autant plus marquée par le fait que les titres qu’on pourrait attendre d’un album classique de Therion laissent transparaître une impression de confort et d’inertie dérangeante de la part d’un groupe qui pourrait se réfugier derrière son statut de figure de proue de la scène metal symphonique. Simplement écouter Beloved Antichrist ne lui rend pas justice et ternit son contenu. Le voir paraît être le seul médium acceptable, afin d’associer des images à son opulence et ses choix esthétiques.
Chanson « Bring Her Home » en écoute :
Clip vidéo de la chanson « Theme of Antichrist » :
Lyric vidéo de la chanson « Night Reborn » :
Lyric vidéo de la chanson « Temple Of New Jerusalem » :
Album Beloved Antichrist, sorti le 2 février 2018 via Nuclear Blast. Disponible à l’achat ici
Fan de Therion de l’album Lepaca Kliffoth (1995) à l’album Sitra Arha (2010), même si j’ai découvert Therion au début des années 2000, je n’avais que très peu apprécié les Fleurs du Mal (2012). En revanche, ce nouvel opus, en 3 actes, à la première écoute, est beaucoup trop long. Quelques titres appréciables mais plusieurs écoutes vont être nécessaire pour me convaincre d’aller acheter cet album (surtout que j’aime écouter les albums dans leur intégralité et dans l’ordre) et de retourner voir Therion en concert (sauf si c’est avec des titres de la période 1995-2010).