Difficile de ne pas voir une certaine forme de sagesse dans les mots de Thomas Gabriel Fischer, alias Tom Warrior, leader de Hellhammer, puis Celtic Frost et aujourd’hui Triptykon qui, comme son patronyme l’insinue, boucle une sorte de triptyque dans la vie d’artiste du frontman. Une sagesse lucide, qui voit la réalité du monde, souvent cruelle, dans ses moindres détails, sans la fuir… Tout du moins pas encore. « J’ai plus peur de rester sur cette planète que de l’autre option… » nous avoue-t-il avec une grande franchise, la mort libératrice ayant une place importante dans ses pensées, dans sa musique, dans sa spiritualité. Tout ça il nous en parle avec une vraie douceur dans sa voix, parlant d’un ton extrêmement posé, presque susurré, et amical. Il y a quelque chose de réconfortant à l’entendre parler et en même temps poignant lorsqu’il entre dans certaines pensées noires plus intimes.
Et de pensées noires il est question dans son nouvel album, Melana Chasmata qui arrive quatre ans après le premier disque de sa nouvelle formation, après une période « de gestation très complexe ». Le résultat est une oeuvre profonde, travaillée, saisissante. Un chef d’oeuvre l’appellerons-nous sans doute à l’avenir, même si lui-même, Tom Warrior, se considère modestement « même pas (comme) un bon musicien ! » et ne donne « pas tant d’importance » à sa musique…
Radio Metal : Quitter Celtic Frost a été très difficile pour toi. Maintenant que le temps a passé, que tu vas sortir un nouvel album, et que les fans et la presse ont unanimement soutenu et chanté les louanges de Triptykon, est-ce que tu te sens soulagé et est-ce que tu es vraiment passé à autre chose ?
Thomas Gabriel Fischer : Oui bien sûr et c’est une sensation très agréable. Mais « soulagé » n’est peut-être pas le bon mot. J’ai fait ce que je devais faire, je n’avais pas le choix. La situation au sein de Celtic Frost était extrêmement difficile du point de vue personnel et je ne voulais pas créer de la musique dans de telles circonstances. Le succès que je pourrais avoir ou pas par la suite n’entrait donc pas en ligne de compte. Il fallait que je quitte le groupe pour préserver ma santé mentale. Je savais très bien de quoi j’étais capable musicalement, je savais quel album j’allais faire, et je l’ai fait, tout simplement. Mais bien entendu, je suis très content que Triptykon ait trouvé son public.
Tout comme le premier disque de Triptykon, cet album a été enregistré au studio de V. Santura et produit par vous deux. Est-ce que c’est important pour toi, à ce stade de ta carrière, d’avoir le complet contrôle sur ta musique dans tous ses aspects, que ce soit l’enregistrement, la production ou le mixage ?
Absolument. Ce n’est pas pour des histoires d’ego, mais j’ai eu de très mauvaises expériences dans les années 80 avec des maisons de disques et des gens qui n’avaient rien à voir avec le groupe qui ont essayé de contrôler ma musique. En fin de compte, c’est ma musique, et personne ne sait mieux que moi ou que le groupe à quoi elle devrait ressembler. Pourquoi quiconque aurait le pouvoir d’interférer dans ce que nous faisons ? J’ai une vision très claire de ce que je suis en train de faire en tant que musicien, ça fait 32 ans que je fais de la musique et je n’ai pas la patience d’écouter des gens qui viennent de l’extérieur et qui prétendent s’y connaître mieux que moi. Si vraiment ils s’y connaissent si bien, alors qu’ils créent leur propre groupe [rires] !
Tu as déclaré que Melana Chasmata n’était « pas un album facile » et qu’il reflétait « une période de gestation très complexe musicalement, spirituellement, et, en raison de certaines circonstances dans [ta] vie, émotionnellement. » Pourquoi cette période de gestation a-t-elle été aussi complexe et quelles sont ces circonstances auxquelles tu fais allusion ?
Répondre à cela complètement et correctement prendrait des heures [rires] ! Je n’essaie pas d’esquiver la question mais c’est vraiment très complexe. Trois membres du groupe, dont moi, ont dû faire face à des changements drastiques dans leur vie ces deux ou trois dernières années. Ma vie a complètement changé. Ma vie actuelle n’a plus rien de commun avec ma vie d’il y a trois ans. Ça prend du temps de gérer ce genre de choses, et de les digérer. Il a fallu que je réinvente ma vie complètement, j’ai déménagé etc. Il n’y a rien dans ma vie qui est resté identique à ma vie d’il y a trois ans. Deux autres membres du groupe ont vécu des changements radicaux eux aussi. Bien évidemment, pendant ce temps-là, la musique a été secondaire. Il a d’abord fallu que nous résolvions nos propres problèmes pour que nous puissions nous retrouver en tant que groupe et nous concentrer sur la musique à nouveau. Voilà la version très courte de quelque chose de très complexe…
Est-ce que c’est de là que vient l’obscurité profonde mentionnée dans le titre et qu’on peut entendre dans l’album ?
Oui, bien sûr, en partie, mais ma musique n’était déjà pas très joyeuse à la base, n’est-ce pas [rires] ? Je fais partie du genre humain et je trouve que ce que nous avons fait en tant que genre humain sur cette planète les 10 ou 20 000 dernières années n’est pas très glorieux. Ce que nous nous infligeons les uns les autres, ce que nous infligeons à l’environnement, aux animaux… Tout ça m’assombrit et m’emplit de tristesse. Ce n’est pas quelque chose qui se reflète dans la musique pour faire la fête, je trouve, mais plutôt dans la musique que je fais. Ce n’est que ma vision personnelle des choses, et évidemment, ma musique la reflète.
La dernière chanson de l’album, intitulée « Waiting » [« Attendre »], est énigmatique et a un côté réconfortant. Qu’est-ce qu’elle représente pour toi ?
Attendre la mort, ce qui pour moi n’est pas quelque chose de négatif. Je me sens coupable de te raconter tout ça, tu es une jolie jeune femme au début de sa vie et tu devrais en profiter, mais voilà le résultat de 50 ans passés à vivre sur cette planète… Je ne suis pas très fort pour occulter la réalité, au contraire, la réalité m’intéresse, et hélas, elle est pleine de choses très négatives… Je ne veux pas que ce soit comme ça, mais ça l’est. J’en suis donc arrivé à la conclusion que la mort n’est pas nécessairement une mauvaise chose. C’est comme un sanctuaire, une libération… « Waiting » parle de mourir et de l’accepter.
Dans l’album, on peut entendre des chants mystiques incantatoires, dans « Waiting » ou « Demon Pact » par exemple. Est-ce que tu voulais t’approcher de chants spirituels, comme des incantations chamaniques par exemple ?
Ces choses ne me parlent pas vraiment… Mais oui, c’est très spirituel, mais spirituel d’une manière très personnelle. Je crois que tout le monde doit trouver sa propre connexion avec ces choses, mais personnellement, je ne me sens pas concerné par le chamanisme ou quoi que ce soit de ce genre… Ma dimension spirituelle est en moi, elle est fondée sur mes sensations et mes pensées. Je n’ai pas besoin de la trouver dans une source extérieure. J’ai passé les 50 dernières années à essayer de trouver un sens à ma vie, et à ma vie dans ce monde. C’est un processus très personnel, je n’ai donc besoin de personne d’autre, quel que soit l’instrument qu’ils utilisent. C’est une voie très difficile, mais à mes yeux, c’est le processus le plus intime qui soit.
La pochette de Melana Chasmata contient à nouveau une peinture de H.R. Giger. Comment décrirais-tu le lien et les affinités qui réunissent l’œuvre de Giger et ta musique ?
C’est une personne très différente de moi. Il a vécu une vie vraiment unique, et moi aussi, mais d’une manière totalement différente. Malgré ça, je perçois un lien très fort entre nous. Nous sommes de très proches amis, mais c’est fondé sur nos émotions et pas sur le fait que nous ayons eu des vies similaires. Il me semble que ma musique, de manière très modeste, reflète la même chose que ses peintures. Évidemment, c’est un génie alors que je ne suis qu’un musicien ; je l’admire énormément, c’est un véritable artiste. C’est le plus grand peintre surréaliste vivant, jamais je ne me mettrai à son niveau. Mais nous avons tous deux senti que nous essayons d’exprimer les mêmes émotions avec notre travail, et c’est, je crois, ce qui fait que nous pouvons mettre en relation ses peintures et ma musique. Les deux premières fois, avec Celtic Frost puis avec Triptykon, c’est moi qui l’ait approché, mais comme il ressent la même chose, cette fois c’est lui qui est venu vers moi pour participer à cet album. C’est quelque chose de mutuel.
La pochette d’Eparistera Daimones et celle de Melana Chasmata sont présentées de la même manière, elles ont toutes les deux une peinture de H.R. Giger, les deux albums ont un titre de deux mots en grec et sont composés de neuf chansons. Est-ce que cela signifie qu’avec Triptykon, tu souhaites que les albums soient liés ensemble au sein d’une vision artistique plus large et cohérente ?
Oui, absolument. C’est vraiment important pour moi. Je ne travaille pas n’importe comment, juste par coïncidences. Tout, à mes yeux, est connecté à un niveau plus large, et évidemment, les albums racontent une histoire continue. C’est aussi important pour moi qu’on puisse mettre les deux albums l’un à côté de l’autre et qu’ils tendent à former une œuvre commune.
Sur ton blog, tu donnes souvent beaucoup de détails en rapport avec l’environnement, comme la lumière ou le temps qu’il fait, par exemple, lorsque tu décris certaines scènes ou certains souvenirs. Est-ce que tu dirais que tu es particulièrement sensible à ton environnement et à l’atmosphère qui t’entoure ?
Oui, extrêmement, mais c’est dommage qu’il y ait besoin de le préciser parce que lorsque l’on est vraiment vivant, n’est-ce pas normal ? Peut-être que tous les morts-vivants qui composent la majeure partie du monde qui nous entoure ratent tout ça parce qu’ils sont trop occupés à courir après l’argent… Mais lorsqu’on est vraiment vivant, comme tu l’es et comme je le suis, bien sûr que ça fait partie de notre perception. C’est plus important que tout le reste. Se promener la nuit ou sentir la pluie sur sa peau… C’est un million de fois plus important que de courir après l’argent, une carrière ou quoi que ce soit. Tu le sais aussi bien que moi…
Tu fais aussi souvent allusion à ton passé, à l’époque de Hellhammer et des débuts de Celtic Frost. Tu as même écrit deux livres à ce sujet. Est-ce que c’est important à tes yeux de se retourner sur son passé et de se le remémorer, pour peut-être ensuite avancer dans la bonne direction ?
Absolument. Ça ne veut pas dire que je vis dans le passé, mais évidemment, l’histoire, que ce soit l’histoire générale du monde dans lequel on vit ou son histoire personnelle, est très importante dans la manière dont on appréhende l’avenir. Je ne peux pas concevoir d’être déconnecté de l’histoire, que ce soit de l’Histoire ou de mon histoire à moi. Évidemment, tu dois revenir sur ta propre histoire en permanence pour éviter de refaire les mêmes erreurs et pour grandir, mentalement et émotionnellement. C’est parfois très difficile mais c’est absolument essentiel.
Tu as fait quelques expositions de tes masques mortuaires. Est-ce que tu peux nous en parler ? En quoi sont-ils fait et qu’est-ce qu’ils représentent pour toi ?
C’est juste quelque chose de très personnel… Lorsque j’étais adolescent, je faisais des masques mortuaires très primitifs en argile, et tout ma vie, j’ai voulu le faire, j’ai toujours gardé dans un coin de ma tête que je voudrais le faire de manière plus professionnelle. Plus tard, j’ai eu l’idée que je pourrais faire des masques de mon propre visage donc lorsque j’étais à New York en 2007 je suis entré en contact avec des gens qui peuvent faire un masque en plâtre de ton visage… Je l’ai fait, et depuis, j’expérimente. Initialement, c’était quelque chose de très privé que je faisais seulement pour moi mais quelqu’un a voulu en acheter un et ça a pris de l’ampleur. Mais c’est quelque chose de très personnel, j’utilise mon visage comme une toile pour peindre mes émotions… Je n’aurais jamais pensé que ça plairait à d’autres, je pensais que tout le monde trouverait ça fou mais apparemment non [rires]…
Tu as déclaré dans une interview que certaines parties de toi avaient hâte de mourir parce que tu n’en peux plus de ce monde et que la mort est l’ultime échappatoire. Dans ce cas, qu’est-ce qui te maintiens en vie ?
C’est une grande question… C’est un combat quotidien, de rester en vie. J’ai été très proche de choisir de quitter ce monde parce que ça ne me fait pas peur. J’ai plus peur de rester sur cette planète que de l’autre option… Je reste vivant et je joue de la musique… Jouer de la musique, c’est magnifique, mais rester vivant est un combat quotidien. Je ne sais vraiment pas combien de temps je vais vouloir continuer à faire ça… Je ne veux pas avoir l’air dramatique, je ne veux pas me donner une image ou quoique ce soit, mais c’est comme ça…
L’année dernière, tu es retourné au Grave Hill Bunker, l’ancienne salle de répétitions de Hellhammer et de Celtic Frost qui a été détruite. Dirais-tu que cet endroit en particulier a joué un rôle dans l’artiste que tu es devenu ?
Oui, complètement. J’ai eu une adolescence difficile et une carrière très étrange, une carrière que je n’aurais jamais pensé avoir… C’est très important pour moi de retourner dans ces endroits, pas seulement la salle de répétitions, mais tous ces endroits où je suis allé étant enfant dans des circonstances complètement différentes, je fais ça souvent, chaque année. Bien évidemment, lorsqu’on fait ça, on est submergé par l’émotion… Beaucoup d’idées me viennent, dans ces moments. C’est quelque chose de très personnel.
Tu publies aussi beaucoup de photographies sur ton blog…
… En amateur. C’est complètement amateur. Je ne suis pas photographe, je ne suis même pas un bon musicien ! C’est complètement amateur.
Est-ce que tu ressens le besoin de ne pas te limiter à la musique ? Est-ce que toutes ces formes d’expression artistiques – la photographie, l’écriture, la sculpture et la musique – se nourrissent les unes les autres ?
Ça leur donne tellement d’importance ! Ce sont juste mes petits spleens à moi. Je ne donne pas tant d’importance à mes photos ou mes sculptures, même à ma musique. C’est juste quelque chose de personnel. Je prends une photo de quelque chose qui me plaît, je la publie, et j’écris quelque chose à son propos, mais tu sais, ce n’est pas censé être artistique. Je ne suis qu’un amateur. Sérieusement ! Je vois des choses dans le monde et puis j’écris quelque chose dessus, c’est tout, il n’y a pas de vision plus large derrière. Beaucoup de gens se prennent très au sérieux mais pas moi. Sérieusement. J’ai conscience de mes limites. Je suis un amateur [rires] !
Tu as toujours clamé ta haine par rapport aux religions organisées, mais parfois, on entend des metalleux dire que le metal est leur religion, ils vénèrent des musiciens et agissent comme s’il y avait des rituels et des règles à suivre concernant ce qu’un groupe peut faire ou pas. Lorsqu’un groupe s’éloigne du droit chemin, il se fait conspuer comme s’il avait péché. Qu’est-ce que tu penses de ça ? Est-ce que tu considères ce genre de comportement similaire à ceux des religions organisées ?
C’est sans doute une tendance qu’il y a chez tous les êtres humains. Je pense qu’il est dangereux de vénérer quoi que ce soit à un tel point. Je trouve qu’il est plus sain de penser par soi-même. Je ne sais pas pourquoi tous les êtres humains ont ce besoin de se rassembler autour de quelque chose et de le suivre… C’est une façon de penser qui remonte sans doute à l’époque où on vivait dans des cavernes ; bien évidemment, ce n’est plus pertinent au 21e siècle, mais pourtant c’est en train de se développer… Il y a plus de fondamentalisme religieux qu’il n’y en a jamais eux, et tu as raison, ça se manifeste dans d’autres domaines. Personnellement, ça me rend très sceptique. Vénérer des héros ou des dieux… Je trouve ça malsain. La clé de ta propre vie se trouve à l’intérieur de toi et pas dans je ne sais quelle créature de science-fiction.
Le groupe Coroner s’est reformé récemment. Ils étaient roadies de Celtic Frost au début et tu as chanté sur leur première demo. Qu’est-ce que tu peux nous dire à propos de cet autre groupe suisse très talentueux ?
Je pourrais en parler pendant des heures [rires] ! C’est un groupe très intéressant mais tout comme Celtic Frost ils ont eu beaucoup de problèmes internes, hélas. Je suis très fier du fait que Coroner soit un groupe suisse et je trouve qu’ils ont créé une musique extrêmement importante. Marky (Edelmannde) le batteur de Coroner est l’une des personnes les plus créatives et les plus atypiques que j’aie jamais rencontré. Nous sommes amis depuis 33 ans je crois, ce qui est fou, quand on y pense… Mais c’est une personne très créative et très intéressante. C’est dommage qu’il ne fasse plus partie de Coroner. Il vient de quitter le groupe…
Avec Hellhammer et Celtic Frost, tu es à l’origine du metal extrême et notamment du black metal. Que penses-tu de la scène extrême actuelle et de la manière dont elle s’est développée à partir des graines que vous avez semées ?
[Rires] Je suis mal placé pour en parler car ce n’est pas comme ça que je vois les choses. Je ne pense pas qu’elle vienne des graines que j’ai semées… Moi-même, ma musique vient de Black Sabbath, de Discharge, de Venom ou d’Angel Witch, donc tu vois, mes racines aussi se trouvent dans les groupes qui m’ont précédé. Ce n’est qu’une coïncidence… Je n’ai pas choisi ma date de naissance. Je pense donc que c’est me donner trop d’importance que de dire que j’ai semé les graines du metal extrême. Comme si ça avait été intentionnel ! J’ai simplement créé la musique que j’avais en moi et je n’ai rien à dire là-dessus. Je fais partie de la scène metal comme je l’ai toujours fait et c’est tout. Je ne suis ni pire ni meilleur qu’aucun des autres musiciens. Je fais mon truc, c’est tout.
Comme la dernière chanson est intitulée « Waiting », il faut que je te le demande : est-ce que tu attends toujours quelque chose de la vie ?
Oui, absolument. J’ai passé ma vie à attendre l’amour et j’ai passé ma vie à attendre la mort. Les deux sont probablement des sensations très proches, très liées et très intenses…
Interview réalisée à Paris le 10 mars 2014 par Chloé.
Questions et Introduction : Spaceman.
Retranscription et Traduction : Chloé.
Album Melana Chasmata, sortie le 14 avril 2014 chez Century Media Records.