En 1999, Matt Heafy fondait Trivium, rejoint quelques années plus tard par Corey Beaulieu et Paolo Gregoletto qui resteront jusqu’à ce jour ses complices. Mais, à en croire le frontman, il a fallu presque vingt ans à Trivium pour réellement se trouver, suite à l’album The Sin And The Sentence (2017) et maintenant What The Dead Men Say. Entre-temps, le groupe est passé par diverses phases de remises en question, celle de l’après-Ascendancy (2005), par exemple, son inébranlable succès initial, ou bien celle où Matt Heafy a dû se reconstruire vocalement après s’être brisé les cordes vocales, donnant naissance à Silence In The Snow (2015).
Ayant trouvé en la personne du batteur Alex Bent le « chaînon » manquant et s’imposant une discipline quasi militaire, Trivium semble bel et bien entré dans une nouvelle ère. Une ère de confiance totale en cette constellation de quatre musiciens et en son art ; une ère de synthèse où Trivium met dans sa musique tout ce qu’il est et tout ce qu’il aime.
Dans l’entretien qui suit, Matt Heafy nous explique pourquoi Trivium est prêt comme il ne l’a jamais été, revenant à la fois sur l’alchimie qui règne dans le groupe sous sa forme actuelle et sur les bénéfices de la discipline qu’il s’impose au quotidien. Trivium venant de passer la barre symbolique des vingt ans, c’était également l’occasion de faire un petit bilan.
« Nous sommes prêts désormais pour tout ce que le monde a à nous offrir, prêts à travailler pour les objectifs que nous nous sommes fixés à nos débuts, mais je ne sais pas si c’était le cas avant. »
Radio Metal : Tu as déclaré que What The Dead Men Say s’était fait de manière très efficace et organique. As-tu l’impression qu’au fil des années, l’expérience et la meilleure connaissance de vous-mêmes en tant qu’individus et musiciens dans le groupe facilitent la conception d’un album ?
Matt Heafy (chant & guitare) : Surtout aujourd’hui avec ce line-up, oui. Mais il y a deux ou trois ans, non. J’ai pu beaucoup réfléchir à cet album et à notre groupe dernièrement, à propos de nos hauts et nos bas, de notre passé et de notre présent, surtout en faisant un tas d’interviews. Nous sommes prêts désormais pour tout ce que le monde a à nous offrir, prêts à travailler pour les objectifs que nous nous sommes fixés à nos débuts, mais je ne sais pas si c’était le cas avant. Avant, nous n’avions pas le line-up que nous avons aujourd’hui, nous n’étions pas les mêmes personnes que nous sommes aujourd’hui. J’avais besoin de perdre ma voix en 2014 et de réapprendre à chanter et crier, de trébucher plusieurs fois, et il fallait que nous fassions quelques albums qui n’étaient pas totalement organiquement nous. Je ne suis pas en train de dire que nous essayions d’être autre chose, mais nous essayions de restreindre des éléments qui nous définissaient. Avec What The Dead Men Say et The Sin And The Sentence, on peut voir que ce sont des albums sur lesquels nous nous permettons vraiment d’être tout ce que nous voulons et nous permettons n’importe quoi de se produire dans notre son. La seule raison pour laquelle nous avons pu faire ça, c’est parce que les gens que nous avons dans le groupe y étaient préparés. Aujourd’hui, je m’entraîne au chant, et à crier cinq jours par semaine, quatre à six heures par jour, chaque jour. Même si je viens de finir une tournée trois jours plus tôt, je me remets à chanter et crier pour maintenir ma condition et être toujours prêt à partir en tournée ou à faire un album si nécessaire. C’est pareil pour tout le monde dans le groupe. Ça fait que nous sommes prêts aujourd’hui mais je ne sais pas si nous l’étions il y a dix ans.
Toi, Corey Beaulieu et Paolo Gregoletto êtes ensemble depuis très longtemps, donc tu veux dire qu’Alex Bent est celui qui fait la différence aujourd’hui au niveau du line-up ?
Absolument. Alex était le chaînon manquant de ce groupe. Pour la toute première fois, nous n’avons pas à nous soucier de savoir si notre batteur est capable de faire telle ou telle chose. Je ne pointe du doigt aucun batteur en particulier, tous avaient leurs forces et je les leur reconnais volontiers, mais ils avaient tous leurs faiblesses aussi. Nous avions certains batteurs qui étaient des musiciens incroyablement techniques mais n’étaient pas d’excellents simples musiciens. Nous avons aussi eu d’excellents simples musiciens qui n’étaient pas de super musiciens techniques. Alex est les deux à la fois, il couvre les deux extrémités du spectre et tout ce qu’il y a entre. L’attitude du groupe a toujours été un pour tous, tous pour un, peu importe qui était dans le groupe avant. Le fait d’avoir enfin quelqu’un qui a non seulement la même attitude mais également les compétences pour être en phase avec le même dévouement discipliné, obsessionnel, invétéré et religieux que nous avons, ça fait de nous une unité indivisible. N’importe lequel d’entre nous peut représenter le groupe musicalement ou verbalement. Je trouve que c’est quelque chose de très important.
D’un autre côté, n’est-ce pas facile de tomber dans la routine quand on fait ça depuis autant de temps ? Comment faites-vous pour éviter ça et conserver une forme d’excitation ?
C’est une bonne question, mais étrangement, ma réponse sera la routine [petits rires]. Pour ma part, j’ai remarqué que j’avais besoin d’avoir un planning d’exercice hyper-discipliné. Je ne peux pas dire exactement quel genre d’exercice le reste des gars font, mais je sais qu’ils s’entraînent beaucoup. Comme je l’ai dit, du lundi au vendredi, trois à six heures par jour, c’est de l’entraînement. Je fais de l’entraînement aussi pendant mes live stream, donc devant le public de Trivium, tout en les divertissant. C’est techniquement un second boulot dans mon premier boulot. Il s’agit de toujours travailler pour être meilleur. Je trouve que le fait de maintenir cette condition, cette discipline stricte et cette routine me permet d’être beaucoup plus détendu qu’avant quand je pars en tournée ou quand je dois faire un album. Maintenant, il ne s’agit plus de me demander : « Est-ce que ma voix va lâcher ? Est-ce que je peux atteindre cette note ? Qu’est-ce que je fais ? Pendant combien de temps dois-je m’échauffer ? Comment est-ce que je dors la nuit ? » Toutes ces questions sont caduques parce que je suis toujours conditionné pour faire un album et partir en tournée. Alors qu’avant, il m’arrivait de ne pas chanter, crier ou jouer de la guitare pendant un petit moment, c’était une routine d’entraînement sporadique. Je veux dire que je m’entraînais toujours mais ce n’était pas autant une routine qu’aujourd’hui.
« Avant, j’avais cette philosophie, pensant que nous devions radicalement changer à chaque fois, et c’est ce que nous avons fait durant toute notre carrière. J’ai l’impression que désormais, nous avons trouvé le bon équilibre. »
La discipline est une chose que j’ai apprise grâce au Jiu-Jitsu brésilien que je pratique depuis environ sept ans. Ça m’a vraiment inculqué ce que c’était que d’apprendre quelque chose à partir de zéro, mais j’ai appliqué ceci sur quelque chose que j’avais fait toute ma vie, après m’être explosé la voix en 2014. Mon activité en streaming témoigne de cette discipline, parce que je sais que j’ai besoin d’être ponctuel, il faut que ma voix fonctionne à tel moment de la journée. Mon père est un marine et ma mère est japonaise, ce qui correspond à deux cultures très disciplinées. Être dans la routine fait que je suis plus détendu. Plus je suis détendu et de meilleure humeur, plus je suis agressif et énergique sur album et sur scène. Ça vaut pour tout le groupe. Nos chansons les plus agressives et hargneuses et l’excitation la plus authentique que nous pouvons créer nous viennent lorsque nous sommes dans notre meilleure humeur. Lorsque nous avons fait The Sin And The Sentence et What The Dead Men Say, nous étions contents, à rire et à plaisanter presque tout le temps, mais c’est parce que nous sommes arrivés en studio extrêmement entraînés. Ceux-ci sont certains des facteurs qui font de Trivium ce qu’il est, nous devons tous être détendus mais entraînés. Une manière d’être détendu est d’être confiant, une manière d’être confiant est d’avoir véritablement travaillé en amont.
Paolo a déclaré qu’avec le nouvel album, vous avez pris ce qui avait fonctionné sur The Sin And The Sentence et l’avez poussé au maximum. Qu’est-ce qui, selon toi, avait fonctionné et n’avait pas fonctionné sur The Sin And The Sentence ?
Honnêtement, je ne crois pas qu’il y ait eu la moindre chose qui n’ait pas fonctionné sur The Sin And The Sentence ! Grâce aux albums que nous avons faits par le passé, nous savions exactement où aller. Prenons tout ce que nous avons fait avant The Sin And The Sentence. Les albums avec lesquels nous avons vraiment mis le doigt sur la formule et qui sont mes préférés de Trivum avant les deux derniers, non ordonnés, sont : In Waves, Shogun, Ascendancy et Ember To Inferno. Maintenant j’ajouterais The Sin And The Sentence et What The Dead Men Say. La raison pour laquelle ce sont mes albums préféré, si on regarde bien, c’est qu’ils ont tout ce qui définit Trivium. Ces albums se permettent d’être calmes, bruyants, rapides, lents, techniques, simples. On retrouve toutes ces choses en un album. Ce sont aussi les albums pour lesquels les quatre membres du groupe se sont réunis dans notre entrepôt avant même qu’un producteur n’y mette les pieds ou ne touche à l’album, et nous nous donnions les moyens de vraiment apprendre la musique. Je répétais le chant avant d’aller en studio, nous avions des plans d’action et nous connaissions les chansons sur le bout des doigts avant d’aller en studio.
Avec Silence In The Snow, Vengeance Falls et The Crusade, plusieurs choses se sont passées. Nous avons décidé de rester sur une voie bien spécifique. Avec The Crusade, c’était ma décision, j’ai dit aux gars que nous devions faire un album qui serait l’opposé d’Ascendancy, tout ce qui était sur Ascendancy n’était pas autorisé sur l’album suivant. Nous sommes restés sur ce terrain, pas de cri, pas de breakdown, pas de double pédale, rien qu’un album de thrash. Avec Silence In The Snow et Vengeance Falls, nous avons permis à un producteur extérieur de diriger le navire et nous voulions rester dans cette voie, ne pas aller trop par ci et trop par là. Ça, c’était les moments où Trivium ne semblait pas être tout à fait Trivium. Je ne suis pas en train de dire que je n’aime pas ces albums et qu’il n’y a pas quelques incroyables chansons sur cet album, mais avec The Sin And The Sentence, What The Dead Men Say et tous les autres albums que j’ai mentionnés avant, les fans y retrouvent tout ce qu’ils ont jamais voulu de la part de Trivium. Je pense que c’est ça le son de Trivium, c’est ce que nous avons appris.
Quand nous avons commencé à faire The Sin And The Sentence, nous avons dit : « Voilà tout ce que nous n’avons pas fait comme il faut avec Trivum, voilà tout ce que nous avons fait comme il faut avec Trivium. Faisons toutes ces bonnes choses, assurons-nous de connaître la musique avant de travailler avec un producteur. Assurons-nous de jouer et chanter cette musique tous les quatre ensemble dans notre entrepôt avant de faire quoi que ce soit. Apprenons cette musique parfaitement. » Et pour What The Dead Men Say, nous étions tellement préparés qu’il nous a fallu à peine seize jours pour enregistrer l’intégralité de l’album. En fait, The Sin And The Sentence était incroyablement rapide aussi. Nous vivions tous en Californie, donc nous avons fini d’enregistrer en deux semaines, mais à la fin, ma voix s’était améliorée, donc j’ai réenregistré trois fois le chant pour l’intégralité de The Sin And The Sentence, car ma voix n’arrêtait pas de s’améliorer au fur et à mesure. Mais cette fois, vu que j’étais hyper-conditionné à force de chanter constamment, au moment où j’ai fait la prise finale de l’album, la plupart des pistes de chants avaient été faites en une seule prise. Nous savons parfaitement ce qui fonctionne pour notre groupe désormais.
« Certaines des personnes les plus négatives que j’ai rencontrées dans la vraie vie sont celles qui écrivent les paroles les plus positives. Inversement, j’écris typiquement des paroles très négatives et j’aime me voir comme une personne très positive. »
La dernière fois qu’on s’est parlé, à l’époque de The Sin And The Sentence, tu nous as dit qu’il était important de changer les choses et d’être différent. Mais à bien des égards, What The Dead Men Say a l’air d’être le petit frère de The Sin And The Sentence ; vous avez même poursuivi votre collaboration avec le producteur Josh Wilbur. Penses-tu qu’arrive un point dans la carrière d’un groupe où il s’agit plus de parfaire son art ? Penses-tu que vous ayez atteint ce stade aujourd’hui ?
Je pense que c’est important de toujours vouloir se développer et grandir. C’est peut-être la toute première fois dans notre histoire que nous sortons un album après l’autre dans le même giron sonore, en termes de style. D’Ascendancy à The Crusade, de The Crusade à Shogun, de Shogun à In Waves, c’est à chaque fois l’opposé. D’In Waves à Vengeance Falls, c’est très différent. De Vengeance Falls à Silence In The Snow, puis de Silence In The Snow à The Sin And The Sentence, c’est incroyablement différent. Cette fois, c’est une expansion. Je trouve que The Sin And The Sentence possédait en un album tout ce que Trivium avait fait de bien en sept albums, et What The Dead Men Say a tout ce que nous avons fait de bien en huit albums. Il pousse le bouchon encore plus loin, donc tout ce qui était extrême sur le dernier album est encore plus extrême sur celui-ci, tout ce qui était simple sur le dernier album est encore plus simple sur celui-ci. C’est intéressant, c’est une forme d’évolution. Avant, j’avais cette philosophie, pensant que nous devions radicalement changer à chaque fois, et c’est ce que nous avons fait durant toute notre carrière. J’ai l’impression que désormais, nous avons trouvé le bon équilibre.
Avec What The Dead Men Say, nous avons changé le lieu où nous avons fait l’album. Ça faisait longtemps que nous n’avions pas fait un album chez nous, et celui-ci, nous l’avons fait dans un conservatoire de musique près de chez moi. Nous avons permis aux choses de constamment changer. Originellement, cet album s’appelait Catastrophist, il avait une pochette illustrée, et depuis ça a changé et c’est devenu une photographie avec un titre différent. Il s’agit d’apprendre de ce que l’on fait bien et de ce que l’on fait mal, et de ne pas trop y réfléchir. Nous n’avons pas trop réfléchi à cet album, je ne me souviens même pas d’avoir sur-analysé ce que nous étions en train de faire. Nous avons simplement fait ce que nous pensions être bien et ce qui nous excitait, et nous avons permis que ça se fasse.
Tu as fait remarquer qu’une des chansons contenait une partie inspirée par le black metal ainsi que des gammes gypsy jazz et d’Europe de l’Est. C’est intéressant, parce que ce sont des éléments qu’on ne remarque pas forcément à la première écoute car elles sont très bien fusionnées dans l’identité immédiatement reconnaissable de Trivium. Penses-tu que c’est la partie la plus importante et délicate dans la conception d’un album de Trivium, le fait d’ajouter de nouveaux éléments mais faire qu’ils soient parfaitement intégrés aux éléments de base de Trivium ?
C’est clairement la chanson « What The Dead Men Say » qui possède ce côté black metal avec des gammes d’Europe de l’Est/gypsy jazz. C’est important pour nous de laisser les choses se produire. Maintenant, nous n’avons même pas à nous parler quand nous sommes dans la jam room, nous pouvons parler à travers nos instruments. Si je ne peux pas terminer une partie et ne sais pas quelle direction prendre, je joue un riff et je demande à Corey ou Paolo, ou bien les deux, de m’aider à finir ça. Sans même réfléchir, nous sommes capables de finir. Quand nous sommes un peu coincés, en général nous passons à autre chose et nous y revenons plus tard. Je crois que chaque processus que nous pouvions essayer, nous l’avons essayé. En procédant par tâtonnements, nous savons quelle approche adopter, ce que j’apprécie beaucoup. Après vingt et un ans, il y a de grandes chances pour qu’on sache quelle est la bonne réponse, à moins de s’en tenir à chaque fois à la même chose, mais nous, nous ne nous en sommes jamais tenus à la même chose plus d’une fois.
La manière dont notre processus de composition fonctionne, en général, c’est qu’une des trois guitares, Paolo, Corey et moi, trouve un riff, un ensemble de riffs, une chanson entière ou une partie de chanson, et tous les quatre, nous allons dans la salle de répétition et ça devient une chanson de Trivium finalisée seulement une fois que tous les quatre nous avons pu y mettre notre empreinte, nous assurer que tout s’enchaînait bien, que je pouvais chanter et jouer, etc. Quand nous sentons que nous avons emmené la chanson aussi loin que nous le pouvions tous les quatre, c’est là que nous laissons le producteur devenir le cinquième membre et nous aider à atteindre le palier suivant. Nous nous en sortons mieux avec un producteur qui agit comme un cinquième membre plutôt que comme un meneur. Notre mécanique et notre dynamique de groupe ne sont pas faites pour être menées ; ce n’est pas moi, par exemple, qui dicte les choses quand nous sommes dans notre entrepôt. Disons que Paolo a commencé une chanson, il mène pendant un temps et voit où la chanson doit aller, et si quelqu’un a des idées, nous les essayons. Il ne s’agit jamais de savoir à qui est la chanson ou l’idée qui se retrouve sur l’album. Ce qui importe, c’est de prendre les meilleures idées et ce qu’il y a de mieux pour le groupe. Je ne sais pas si on peut apprendre à avoir cette attitude, mais c’est quelque chose que nous aimons tous les quatre beaucoup : un pour tous, tous pour un, et une manière très collective de créer de la musique.
« Quand j’étais gamin, mon but était de jouer dans des stades avec mon groupe et j’ai toujours envie que ça arrive, je travaille toujours dans ce sens, mais si ça n’arrive pas, ce n’est pas comme si je passais à côté de quelque chose. »
Comme tu l’as précisé, vous avez enregistré l’album en seize jours seulement car vous étiez très préparés. Est-ce que ça veut dire que Trivium ne laisse aucune place à l’approximation, l’improvisation ou aux changements de dernière minute ?
Il y a toujours des changements de dernière minute. Même si nous sommes super préparés avant d’aller en studio et avons terminé l’album à « cent pour cent », nous sommes toujours partants pour faire des évolutions si elles doivent avoir lieu. Je comprends pourquoi quelques producteurs nous disent de ne pas venir au studio avec des chansons totalement finies, parce que parfois, quand tu as terminé une idée, tu en es tellement convaincu que tu ne veux pas la changer et tu deviens très ferme pour qu’elle reste ainsi. Mais nous disons toujours que ce n’est pas terminé tant que ce n’est pas enregistré, même si nous voulons être aussi préparés qu’il est humainement possible. Nous constituons la chanson comme si elle était censée être terminée à ce stade – les solos, le chant, les arrangements –, certaines des chansons sont à quatre-vingts pour cent terminées, d’autres à cent pour cent. Nous savons que si nous allons en studio et que si Josh a des idées, nous les écoutons, et si nous n’y croyons pas, nous les essayons quand même pour voir ce que nous en pensons, tous les cinq. Si nous écoutons l’idée, que c’est une super idée et que ça élève la chanson, nous la faisons. C’est une question de juxtaposition, d’être incroyablement discipliné, concentré et jusqu’au-boutiste, tout en permettant quand même que ce soit malléable et que ça soit amélioré. Je ne sais pas si Trivium opère en contradiction ou si nous opérons en constante juxtaposition, ça paraît chaotique dit comme ça, mais ça ne l’est pas.
Le titre de l’album, What The Dead Men Say, vient d’une nouvelle de science-fiction de Philip K. Dick, qui aborde le concept de demi-vie ou d’être « dans un état entre la vie et la mort », comme Paolo le décrit. Compte tenu des connotations négatives des titres des chansons, comme le single « The Catastrophist », et le fait que ça semble une fois de plus inspiré par l’état du monde, penses-tu que l’humanité est actuellement entre la vie et la mort ?
J’adore cette interprétation. Une des choses que j’aime faire avec cet album, c’est de pousser les gens à avoir leurs propres définitions et interprétations de ce qu’ils ressentent. Tandis que, oui, tout est très intense et grave, je pense que c’est la responsabilité du metal et de la musique heavy [de l’être]. De l’autre côté du spectre musical, selon moi, l’idée de la musique mainstream est généralement de faire l’autruche. Il n’est pas obligé que toutes les musiques soient sérieuses, graves et intenses, mais je fais ce genre de musique justement pour évacuer ces sentiments. J’invite nos auditeurs à utiliser notre musique de la même façon, de l’écouter pour trouver du réconfort en se disant qu’il ne sont pas les seuls à ressentir ce qu’ils ressentent et à laisser la musique les inspirer à procéder à un changement dans leur propre vie. Certaines des personnes les plus négatives que j’ai rencontrées dans la vraie vie sont celles qui écrivent les paroles les plus positives. Inversement, j’écris typiquement des paroles très négatives et j’aime me voir comme une personne très positive. La raison est que je peux évacuer cette négativité dans la musique, et c’est la responsabilité de la musique heavy envers les gens qui la font et ceux qui l’écoutent, voilà comment je vois les choses. Donc ça peut totalement s’appliquer au monde, mais aussi à quelque chose de plus petit, à la lutte intérieure de quelqu’un ou à sa propre vie, et même à nous parfois. Quand nous avons sorti « The Catastrophist », avec les récents événements sur la planète, c’est assez incroyable comme c’est lié. C’est là que certains des arts les plus importants prennent véritablement sens, quand on peut les appliquer à des choses qui paraissent vraiment graves et intenses.
Au-delà de la référence à la nouvelle, What The Dead Men Say pourrait être pris dans le sens littéral médiumnique : crois-tu au monde des esprits, que l’on peut communiquer avec les morts, ou es-tu plutôt quelqu’un de rationnel ?
J’aime à croire que je suis du côté rationnel mais je crois aussi que si la technologie continue de progresser, nous nous retrouverons dans des situations étranges avec l’IA. Je ne veux pas avoir l’air de m’engouffrer dans les théories du complot. Je suis du côté de la science rationnelle. Je crois vraiment que la technologie pourra, dans à peine quelques années, potentiellement devenir consciente d’elle-même, vu la tournure que prennent les choses. Mais je crois aussi que l’humanité pourrait tout faire foirer. Mais je suis toujours du côté de ce que qui est rationnel et prouvé scientifiquement. Je me repose sur les faits.
Paolo a écrit quatre-vingts pour cent des textes de l’album. Du coup, comment travaillez-vous ensemble sur cet aspect pour donner vie aux mots ?
J’aime beaucoup le fait que Paolo écrive les textes. Dans Trivium, historiquement, c’était moi qui écrivais quatre-vingt-dix-neuf pour cent des textes, d’Ember To Inferno à Silence In The Snow. Quand Paolo a commencé à me présenter les textes qu’il avait écrits pour The Sin And The Sentence et What The Dead Men Say, j’ai été très touché par ses paroles. Pour la première fois dans ma carrière, je pouvais lire les textes comme le font nos fans et auditeurs. Ils peuvent lire ces textes et avoir leur propre interprétation de ce qu’ils signifient. Je ne demandais même pas tout de suite à Paolo, lorsqu’il me montrait ses textes, ce qu’ils voulaient dire. Je les lisais et je les laissais prendre forme dans ma tête. Avec ces deux derniers albums, c’est la meilleure métaphore que j’ai trouvée : j’ai l’impression que Paolo est le scénariste-réalisateur et moi l’acteur qui a pour but de communiquer ce qu’il a mis sur papier. J’apprécie énormément ça. Notre musique étant un travail très collectif, ça ne dérange personne que Corey écrive une chanson complète ou que Paolo écrive un ensemble complet de textes. La bonne réponse, c’est ce qui est le mieux pour le groupe.
« Si je repense à notre carrière, nous avons toujours regardé ce que tous les autres faisaient et ensuite, nous voulions faire l’inverse. Nous voulons faire les choses telles qu’elles n’ont pas été faites. »
L’album débute avec une intro instrumentale, intitulée « IX », faisant référence au fait que c’est votre neuvième album, mais est-ce qu’il y a un autre sens là-derrière ?
Je pense que le sens de ce morceau se révélera à moi avec le temps, peut-être. J’ai toujours mentionné à quel point les films m’inspirent. Je trouve qu’une bonne bande originale cinématographique est très importante pour poser le décor. En remontant jusqu’à quasiment Ember To Inferno, j’ai toujours aimé avoir quelque chose qui prépare le terrain, met en place l’atmosphère et donne une impression d’importance. Cette intro donne l’impression que l’album est très important et met en place l’action comme le ferait un film.
L’année dernière marquait les vingt ans d’existence de Trivium en tant que groupe. Le metalcore, le death metal mélodique et le thrash étaient dès le départ les trois composantes de Trivium, d’où le nom du groupe. D’après toi, comment ces trois composantes et leur place ont-elles évolué dans votre musique ?
Je pense que ça reste vraiment les ingrédients principaux, mais plus je le regarde, plus je me dis que ça s’étend bien plus loin. Ces trois éléments seraient un peu les briques fondamentales du son de Trivium. Il y a le metal, englobant également le death metal mélodique ou le metal extrême, parce qu’il y a beaucoup de death metal dans notre son, et puis ce côté metalcore. Mais depuis, notre musique a grandi, et je ne saurais pas dire dans quelle catégorie on peut la classer maintenant.
Votre musique a évidemment évolué tout comme vous avez évolué en tant que musiciens, mais penses-tu que vous soyez restés fidèles à l’esprit que vous aviez il y a vingt ans ?
Je pense qu’aujourd’hui plus que jamais, c’est comme au début. Même s’il y a des moments où ça a changé, où nous avons décidé d’être dans un seul truc ou un seul style, ou essayé de faire quelque chose de particulier, aujourd’hui, il s’agit juste de faire ce que nous voulons entendre et de nous amuser. Il s’agit de nous faire plaisir avec ce que nous faisons. C’est comme ça au début, avant qu’on ait des fans, avant que quiconque se soucie de notre groupe, il s’agit juste de faire ce qu’on a envie d’entendre et ce qui nous excite, en tout cas je l’espère. C’est là où la musique est authentique. Là où nous en sommes aujourd’hui, en tout cas l’état d’esprit qui m’anime aujourd’hui, c’est comme au début : je m’éclate à faire ce que j’aime faire, sans trop faire attention au reste.
Quand j’étais gamin, mon but était de jouer dans des stades avec mon groupe et j’ai toujours envie que ça arrive, je travaille toujours dans ce sens, mais si ça n’arrive pas, ce n’est pas comme si je passais à côté de quelque chose. Je ne suis pas millionnaire, je n’ai pas plein de voitures, je n’ai pas un manoir, je n’ai que ce dont j’ai besoin. Je suis épanoui avec ça ! Je ne dis pas ça juste pour avoir l’air modeste. Peut-être que quand j’étais plus jeune, j’ai voulu avoir un manoir, vingt voitures et voyager en jet privé, mais ça n’a plus d’importance aujourd’hui. Il s’agit juste de pouvoir jouer les chansons que j’écris et m’éclater avec. Je n’ai connu qu’un groupe et qu’un boulot, et c’est Trivium. J’ai un second boulot depuis trois ans, c’est le live stream sur Twitch mais j’y joue à quatre-vingt-dix pour cent du temps des chansons de Trivium. Donc c’est très cool que les deux boulots que j’ai jamais connus dans ma vie consistent à jouer des chansons que mon groupe a écrites. Je me sens vraiment épanoui avec ça, ce qui est une bonne chose. Je crois n’y avoir jamais réfléchi jusqu’à récemment et je suis maintenant heureux de pouvoir dire ça.
A l’époque d’In Waves, tu nous avais dit : « J’ai observé le metal et j’ai remarqué qu’il est resté coincé avec le même style, la même forme et la même sensation depuis trente ans, et on veut emmener ça dans une nouvelle direction. » Neuf ans plus tard, comment vois-tu votre contribution au metal ?
Je pense que c’est clairement quelque chose d’unique. Si je repense à notre carrière, nous avons toujours regardé ce que tous les autres faisaient et ensuite, nous voulions faire l’inverse. Nous voulons faire les choses telles qu’elles n’ont pas été faites. Si tu regardes notre album, il a été fait différemment de tout le monde. Dans un monde où je suis sur les réseaux sociaux pendant des heures et des heures, à faire du live stream, à toujours poster, être disponible, présent et facilement accessible, j’ai quand même pu maintenir le secret complet sur cet album. Personne ne savait que j’étais en studio, je continuais mes streamings, personne ne savait que nous composions et enregistrions. Nous avons pu faire ça de manière vraiment amusante et unique. Alors que plein de groupes postent une photo de studio et disent : « L’album arrive, vous allez être excités ! » Et je trouve qu’après ce premier post d’auto-teasing, l’excitation ne fait que retomber graduellement. Nous avons dû réfléchir à la manière de présenter ce nouvel album de façon à ce que ce soit excitant et unique.
« Je suis quelqu’un d’assez extrême, même quand c’est quelque chose sans grande importance, pour moi c’est la fin du monde. J’imagine que c’est la passion qui veut ça. Mon fils est comme ça également. Il a seize mois et n’arrive pas à comprendre comment marche un jouet, il pète un câble, crie, le jette et s’énerve. Je suis là : ‘Ouais, c’est moi, désolé, tu tiens ça de ton père’ [rires]. »
Il a fallu trouver notre propre formule et approche. Nous prenons autant soin de notre musique et y mettons autant d’effort que pour nos visuels, nos photographies de groupe, nos vidéos, nos réseaux sociaux, notre scénographie, notre son, nos merch… Tout est aussi important que le reste. Plein de groupes mettent tous leurs efforts dans l’album et se fichent du reste. Il y a des groupes que tu vois et tu te dis : « Wow, le merch de ce groupe est super moche ! », parce qu’ils se fichent du merch. Alors qu’on devrait prendre soin de chaque aspect, des paroles, du son et de la musique, et pas seulement d’une seule chose. Je veux proposer aux gens tout un univers dans lequel ils peuvent entrer. Tout ce que nous faisons doit être super. Pour tous les gens impliqués dans notre groupe et impliqués à nous écouter et venir nous voir, tout est à un haut niveau d’exigence.
Qu’aimerais-tu dire au jeune Matt Heafy qui a fondé le groupe en 1999 ?
C’est une excellente question. Honnêtement, je crois que je ne lui dirais pas grand-chose [petits rires]. Il fallait que je vive toutes les foirades que j’allais vivre plus tard pour arriver là où j’en suis aujourd’hui. Quand je parle à la presse britannique, c’est toujours : « Ascendancy, Ascendancy, Ascendancy… » Ils n’ont que ça à la bouche. Si nous n’avions pas fait The Crusade et avions fait Ascendancy Part 2 à la place, bien sûr le Royaume-Uni aurait été content, mais qu’en est-il du reste du monde ? Et si Trivium n’était pas devenu un groupe international à cause de ça ? Je sais que toutes les erreurs que nous avons commises ont été importantes, je sais que ça a été important pour moi de m’exploser la voix et de devoir la ré-entraîner. Je sais aussi qu’il y aura d’autres fiascos. Mais tous ces ratés monumentaux ont été très importants pour trouver qui nous étions. Et il n’y a pas que les ratés, les succès et les échecs ont été déterminants pour nous mener là où nous sommes aujourd’hui. Même la recherche d’un batteur a été très déterminante. Quand nous avons commencé, quel âge aurait eu Alex ? Alex aurait eu quatorze ans sur Ascendancy… Nous n’aurions pas pu avoir un gamin de quatorze ans dans le groupe. Tout s’est déroulé comme ça devait se dérouler.
Qu’est-ce que tu appelles un « raté monumental » ?
Je suppose que nous n’avons pas vraiment connu de raté monumental, n’est-ce pas ? Je suis quelqu’un d’assez extrême, même quand c’est quelque chose sans grande importance, pour moi c’est la fin du monde. J’imagine que c’est la passion qui veut ça. Mon fils est comme ça également. Il a seize mois et n’arrive pas à comprendre comment marche un jouet, il pète un câble, crie, le jette et s’énerve. Je suis là : « Ouais, c’est moi, désolé, tu tiens ça de ton père » [rires]. C’est bien d’avoir cette passion. Peut-être qu’un raté monumental serait The Crusade : le fait de ne pas m’être préparé pour le chant, de ne pas avoir fait de chant en pré-production, d’avoir dû écrire en studio et de nous être expressément révoltés contre nous-mêmes. D’un autre côté, c’est aussi un chaînon qui nous a amenés où nous sommes aujourd’hui, donc il faut le laisser là.
Interview réalisée par téléphone le 10 mars 2020 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Emilie Bardalou.
Traduction : Nicolas Gricourt.
Site officiel de Trivium : www.trivium.org.
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Trivium a l’air ultra stable grâce à Bent et leur esprit d’équipe. C’est chouette à voir.
Après The Sin and the Sentence, le nouvel album a un sacré défi à relever. On verra ça.