White Ward ne se repose pas sur ses acquis et met ses envies en œuvre sans tergiverser, au risque de faire des faux pas qui se font encore attendre. En résulte une ascension fulgurante, pour un groupe catapulté au-devant de la scène dès le premier album, jonglant avec le dark-jazz et le metal extrême comme peu de formations y parviennent. L’engouement autour de False Light est donc conséquent, attisé par l’EP Debemur Morti, sorti un an auparavant. Les récents événements géopolitiques touchant l’Ukraine (le pays d’origine de White Ward) étant vraisemblablement postérieurs à la composition voire à l’enregistrement de la plupart des morceaux, et même si le groupe n’a pas manqué de montrer qu’il était particulièrement affecté, l’écoute de False Light ne serait probablement que polluée si l’on y cherchait obstinément des références qui, de toute évidence, y sont, sinon absentes, au moins bien dissimulées. L’album est surtout un joyeux patchwork de thèmes dystopiques : meurtres commandités par les gouvernements, environnement, violences policières ou domestiques, vacuité psychique des villes ou de la culture grand public, surconsommation… Autant de sujets fermement ancrés dans le présent, bien que le groupe ait amplement puisé son inspiration dans un roman de 1908.
L’intensité et les intentions du groupe sont exposées tôt et sans ambiguïté : « Leviathan », serpentement de treize minutes, manière ambitieuse de débuter un album, est un précieux guide touristique à l’attention des valeureux auditeurs venus se perdre dans False Light. Parallèlement, la chanson titre sonnera comme un testament, une synthèse du groupe, ponctuée par des funérailles. Le groupe revendique plus ouvertement quelques influences death. Le chant black metal se combine occasionnellement avec des growls assurés par le guitariste Yurii Kazaryan, vocaliste additionnel depuis Love Exchange Failure qui prend ici du grade. Pour ne rien gâcher, le grain de la voix principale continue de s’affiner. Les superpositions et alternances vocales, sur des parties parfois déjà hargneuses, laissent peu de temps pour reprendre son souffle, mais les adeptes de telles asphyxies n’y prendront que plus de plaisir. Les guitares montrent des visages plus divers : plutôt que de se cantonner aux attributs typiquement black ou death, elles apportent ici et là des touches épiques façon folk metal (« Phoenix ») ou des solos plus heavy. Ceci confère aux morceaux une identité mieux trempée, tandis que le White Ward d’antan semblait sortir certains passages du même moule. Les éléments électroniques, presque névralgiques sur Futility Report, se contentent ici de parfaire la texture de certaines atmosphères. Des samples aux allures de films (« Silence Circles », où ils sont anxiogènes mais suffisamment enfouis pour ne pas en devenir insoutenables) ou de discours sont également utilisés. « Cronus » ouvre un peu plus les perspectives du groupe, avec une voix et une rythmique post-punk, qui n’empêchera pas le morceau de nous lâcher plus tard au centre d’un gros mosh. Notons qu’à l’instar de Love Exchange Failure, False Light nous offre trois invités assurant des voix claires. Ces hôtes proviennent d’horizons assez divers : Vitaliy Havrilenko, le seul à avoir été reconduit entre ces deux albums (et aussi le plus présent des trois), baigne d’ordinaire dans le rock psychédélique façon années 60. Ses chœurs et autres chants doomesques consolident l’hétérogénéité de cette œuvre. Certaines de ces interventions ne feront pas l’unanimité (notamment le blues traînant de « Salt Paradise ») mais après tout, on parle de musique avant-gardiste. La production apporte la touche finale en faisant honneur à ces compositions ambitieuses et exploratoires.
À l’époque de Futility Report, le saxophone se faisait remarquer via des mélodies entraînantes, donnant étrangement envie de taper des mains, même si l’album dégoulinait d’anxiété : on aurait pu penser que le groupe cherchait à cocher des cases ou à prouver quelque chose. À présent, on sent que chaque outil est utilisé avec tact et reflète les envies et besoins du groupe, servant sa vision et rien d’autre. Les cloisons entre jazz et metal restent présentes, leur porosité ajustée à la volée pour obtenir les ambiances désirées. « Echoes In Eternity » pousse ce curseur jazzy près du maximum le temps d’un interlude, avant que l’ensemble ne soit progressivement noyé par une marée pleine de bulles sinistres. Le saxophone obtient par endroits de vastes espaces dédiés à lui seul ou presque. À propos de grands espaces, cela lui permet sur « Salt Paradise » de les évoquer directement, bien qu’on les imagine plutôt désertiques. L’utilisation du saxophone dans le métal fait couler beaucoup d’encre numérique : on peut y voir une solution de facilité pour rendre la musique « cool », sans même parler des impressions de plagiat. La bataille fait rage pour élire une poignée de formations pouvant « légitimement » user de cet instrument, et si le bien-fondé de cette guerre est discutable, toujours est-il que White Ward fait généralement partie des survivants au-dessus du monticule de cadavres, aux côtés d’entités comme Rivers Of Nihil ou Ihsahn. Le saxophoniste, Dima Dudko, est d’ailleurs un membre central, dédié à cet instrument, et non un intérimaire injectant du cuivre dans des alliages douteux.
White Ward affine sa recette à chaque opus, tout en conservant un noyau dur, garant de son identité ; de plus en plus de particules gravitent autour, sans trop de collisions à déplorer. Quelques nouvelles couleurs jaillissent des longues nuits dépeintes par les précédents albums, au risque de laisser les monomaniaques du néo-noir sur le palier. Que l’on se rassure toutefois : False Light a de la noirceur à revendre. Les ajouts et le professionnalisme grandissant rendent cette œuvre roborative : on pourrait en être satisfait même si la musique était brutalement stoppée après une demi-heure. Si vous en aimez les premières minutes, vous serez comblés.
Chanson « Cronus » :
Chanson « Leviathan » :
Album False Light, sortie le 17 juin 2022 via Debemur Morti Productions. Disponible à l’achat ici