Le nouvel album de Whitechapel vient des tripes. Ses textes représentent une thérapie pour son chanteur Phil Bozeman et, espérons-le, pour d’autres auditeurs. Et la teneur sombre des paroles se veut en symbiose avec la direction musicale du disque. En effet, si Phil a pour habitude d’attendre que la base musicale soit faite, le guitariste Alex Wade nous explique lors de cet entretien que le groupe n’a néanmoins pas hésité à réadapter des éléments musicaux afin de mieux coller au travail du chanteur.
Alex Wade nous dit également comment Whitechapel envisage et travaille son évolution, que ce soit celle de sa musique ou celle du line-up (le groupe n’a toujours pas de batteur attitré suite au départ de Ben Harclerode), avec un délicat équilibre dans l’ajustement de détails musicaux et le processus d’enregistrement, apportant de nouvelles sonorités, tel le développement du chant clair, tout en restant fidèle à l’état d’esprit propre à Whitechapel.
« Parfois, il faut vraiment regarder son passé en face afin d’avancer […]. Avec un peu de chance, les gens écouteront cet album et réaliseront ce qu’il a traversé, et peut-être que si eux-mêmes traversent beaucoup de choses dans leur vie, alors ils réaliseront qu’ils peuvent aussi s’en sortir. »
Radio Metal : A propos de la tonalité globale de l’album, tu as déclaré que « au niveau paroles, émotions et mélodie, il n’y a pas beaucoup de passages ‘joyeux’ dans cet album ». Je ne suis pas sûr qu’on ait un jour pu qualifier votre musique de joyeuse…
Alex Wade (guitare) : Ouais, mais je veux dire que nous avons une chanson comme « Saw Is The Law », qui n’est pas joyeuse mais n’est pas non plus triste, alors que toutes les chansons sur cet album sont plus ou moins destinées à avoir cette atmosphère triste. J’ai vraiment le sentiment que la tonalité globale de cet album est venue en grande partie des textes de Phil. Tous les textes parlent de son passé et traitent de ce qu’il a fait, de son enfance et des décès de sa mère et son père. Je pense qu’automatiquement, ça donne le ton de l’album et fait qu’il est globalement triste. Je pense que cette musique était assurément une libération pour lui. Tout ceci faisait partie du processus pour surmonter ces choses. Peut-être que ça l’aide dans son processus de deuil, et j’ai vraiment l’impression que la musique que nous écrivons est la bande-son des textes qu’il sort. J’ai vraiment le sentiment que ses textes complètent la musique et font que Whitechapel est ce qu’il est. Ça aide vraiment à accrocher l’attention des gens. Les gens n’ont pas l’habitude de choses aussi sombres et menaçantes.
On dirait que parler de son enfance était très important pour lui, un peu comme une thérapie. D’après toi, à quel point les épreuves qu’il a connues étant enfant ont fait de lui l’homme qu’il est ?
Je dirais qu’il a traversé beaucoup de choses, plus que la plupart des gens n’en traversent. Je pense que ça l’a affecté en tant que personne et je ne crois pas que quiconque pourrait vivre ça sans être affecté. Le fait qu’il ait été capable de surmonter toutes ces choses négatives et en ressortir de l’autre côté en étant meilleur est un bon témoignage de la personne qu’il est. Parfois, il faut vraiment regarder son passé en face afin d’avancer et je pense que cet album était une bonne étape lui permettant de rectifier ces choses qui lui sont arrivées. Avec un peu de chance, les gens écouteront cet album et réaliseront ce qu’il a traversé, et peut-être que si eux-mêmes traversent beaucoup de choses dans leur vie, alors ils réaliseront qu’ils peuvent aussi s’en sortir. Ce que j’aime beaucoup dans les textes de Phil est qu’on peut les appliquer à n’importe quoi. Il les écrit de façon personnelle et ils parlent de sa vie personnelle, mais il les laisse ouverts à interprétation. Donc les fans peuvent appliquer ces textes à leur propre vie ou nous-mêmes nous pouvons les appliquer à nos propres vies. Je trouve que c’est une de ses grandes qualités en tant que parolier.
Comment travaillez-vous sur le lien entre la musique et les textes ? Parlez-vous de ce qu’il écrit ou compte écrire au moment où vous composez la musique ?
Généralement, nous composons d’abord la musique et ensuite nous la lui donnons, et là il commence à écrire les textes par-dessus la musique une fois celle-ci terminée. Ainsi, il ne pré-rédige pas ses textes et n’essaye pas de les introduire au forceps dans la chanson. Il ne veut pas écrire les paroles avant que la chanson ne soit finie, car il ne sait pas comment ça affectera la composition de la chanson. Donc il aime toujours attendre que nous ayons terminé pour écrire les textes de la chanson. Parfois nous nous retrouvons à modifier la musique pour qu’elle colle mieux à ce qu’il a écrit. Sur cet album, nous avons fait quelque chose d’un peu différent : nous avons fait la batterie en dernier. Donc nous avons d’abord enregistré les guitares, puis le chant, puis la batterie à la fin. C’était vraiment cool de pouvoir changer certaines parties de batterie pour qu’elle colle mieux au chant, et ça permet de faire en sorte que l’ensemble sonne bien plus solide.
Ce n’est pas trop éprouvant émotionnellement parlant de réaliser un album aussi intransigeant et sombre ?
Il est clair que ça nous a pris un petit moment pour tout faire, pour que l’album sonne comme il doit sonner, mais ça vaut la peine de prendre ce temps et de faire les efforts afin d’obtenir un album vraiment super.
Navene Koperweis, anciennement d’Animals As Leaders et d’Animosity, a enregistré la batterie sur cet album. C’est un batteur assez technique et agressif. Quel a été l’impact de son jeu et de sa personnalité sur cet album ?
Il a clairement beaucoup apporté à cet album. Nous sommes à un stade de notre carrière où nous n’avons pas de batteur attitré, pour le moment, donc nous nous contentons d’embaucher des gens pour jouer avec nous en live et en studio. Navene était un bon ami à nous depuis de nombreuses années, donc naturellement, nous savions qu’il était très bon à la batterie et nous nous sommes dit que nous devions vraiment le faire jouer sur l’album. Je suis sûr que tu as entendu l’album et tu peux entendre qu’il y a de tout, que ce soit des blast beats de dingue qui partent dans tous les sens, ou bien des parties très lentes et calmes. Nous avions donc besoin de quelqu’un qui soit capable de couvrir tous ces styles de jeu entre ces deux extrêmes. Il était clairement l’homme qu’il fallait pour ce boulot. Il est arrivé, a bûché, et il a écrit et enregistré toutes les parties de batterie en cinq jours, ce qui est très impressionnant à mes yeux, car ça faisait environ deux chansons par jour. C’était clairement impressionnant de le regarder y aller et faire son truc.
« Nous n’essayons pas d’écrire une chanson à la Nickelback ou de sonner comme Five Finger Death Punch juste pour essayer d’avoir du succès, juste parce que nous savons que si nous changeons notre son, tant de gens nous suivront. Ils se rendraient compte que ce n’est pas vraiment Whitechapel. Avec un peu de chance, même si notre son a un peu changé, ils verront que nous sonnons toujours comme Whitechapel. »
Le batteur Ben Harclerode a quitté le groupe en 2017 et a ensuite été remplacé par Ernie Iniguez qui n’est resté que quelques mois dans le groupe. Que se passe-t-il avec les batteurs chez Whitechapel dernièrement ?
C’est juste que nous n’intégrons pas quelqu’un en tant que vrai membre du groupe avant d’être complètement à l’aise avec sa présence dans le groupe. Il n’y a simplement aucune raison pour nous de rendre quelqu’un permanent avant d’avoir trouvé la bonne personne. A nos yeux, personne n’a été permanent depuis et personne ne le sera avant que nous ne décidions que c’est le bon batteur. Nous aurions adoré pouvoir continuer à travailler avec Navene mais il a déjà une place dans son propre groupe Entheos. Il n’a donc pas vraiment le temps de sauter de l’un à l’autre. Peut-être qu’un jour nous pourrons le faire monter sur scène mais, pour l’instant, nous embauchons juste des gens qui apprennent à jouer les parties de Navene.
Le processus d’enregistrement de The Valley a pris un peu plus de temps parce que les sessions ont été interrompues par des tournées. Penses-tu que ça a été bénéfique de mettre les enregistrements de côté pour pouvoir aller jouer, et donc vous nourrir de cette énergie live avant de vous y remettre ?
Ouais, je ressens franchement que ça a aidé de faire ça plutôt que de devoir se poser et tout finir en quatre mois. Nous avons pu enregistrer pendant deux mois, partir en tournée, enregistrer pendant deux mois, partir en tournée, etc. C’était sympa de pouvoir morceler comme ça et faire en sorte que le processus d’enregistrement ne soit pas aussi monotone.
C’est le troisième album que vous faites en compagnie de Mark Lewis. Avez-vous le sentiment qu’il a maintenant abordé ça avec une parfaite compréhension de ce qu’est Whitechapel ?
Ouais, nous avons continué à travailler avec Mark justement parce qu’il comprend notre son, et il sait quel type de tonalité nous recherchons. Ce n’est pas comme le fait d’arriver avec un producteur avec qui on n’aurait jamais travaillé avant et qui aurait besoin d’apprendre à obtenir notre son, apprendre comment le groupe fonctionne, apprendre comment les guitaristes composent, etc. Mark connaît déjà tout ça. Dès que nous allons enregistrer un album avec lui, il peut se poser et commencer à enregistrer, tout simplement.
Ceci est le second album sur lequel on peut entendre Phil Bozeman faire du chant clair sur certaines chansons. « Hickory Creek » est même presque exclusivement chanté en chant clair. Qu’est-ce qui vous a poussés à inclure et développer ce nouvel aspect vocal dans Whitechapel ?
J’ai vraiment la sensation que, même si c’est chanté, ça reste très sombre. Je pense que c’est pour cette raison que ça fonctionne pour nous. Ça ne sonne pas du tout joyeux. Je trouve que ça colle très bien au feeling de Whitechapel, même si c’est du chant. Tu sais, c’est assez dur de ne serait-ce qu’essayer de trouver les émotions qu’on a envie de transmettre à travers une chanson. On n’a pas envie qu’une chanson prenne une mauvaise direction et se retrouve à sonner trop joyeuse ou à avoir trop d’énergie, car pour ces chansons, l’énergie doit être relâchée et réservée. C’est dur de trouver l’équilibre, mais généralement, nous arrivons à déterminer la direction que doit prendre la chanson. Mais, vraiment, nous avons simplement décidé de faire du chant clair parce que nous savions que Phil en était capable. Nous savions que Phil était un très bon chanteur et nous savions qu’il avait une bonne voix. C’était entièrement sa décision. Personne ne lui a demandé de chanter ou ne lui a suggéré qu’il devait chanter. Il a pris ça en main et l’a fait. C’était vraiment cool de le voir se diversifier et essayer quelque chose de nouveau pour une fois.
Sa prestation vocale est encore plus variée et incarnée dans The Valley. Penses-tu que les émotions qu’il avait à mettre dans cet album l’ont poussé à se surpasser vocalement ?
Ouais, je le crois sincèrement. Je l’ai entendu atteindre des notes et faire des choses sur cet album que je ne l’avais jamais entendu faire avant, et je pense qu’en grande partie ça a à voir avec la musique qu’on lui a donnée pour qu’il écrive par-dessus. Comme cette chanson « When A Demon Defiles A Witch », où il crie et chante à la fois dans le refrain. Je ne l’avais jamais vraiment entendu faire ça avant. Donc c’est sûr que la musique l’a poussé à faire de nouvelles choses avec sa voix.
Quelles ont été les réactions des fans quand vous avez amené pour la première fois du chant clair ? Car quand un groupe extrême fait ça, les gens le qualifient souvent de vendu…
Ouais. Il y aura toujours cette opinion qui ressortira chez certaines personnes mais je pense que, globalement, la plupart de nos fans l’ont assez bien reçu. Ils semblent beaucoup aimer. Une chose que j’ai découverte est que lorsque nous écrivons une chanson heavy qui n’a pas de chant clair, ils essayent toujours de la comparer à nos anciens morceaux, mais avec ce nouveau son, avec le chant, ils ne peuvent pas vraiment comparer aux anciens trucs, donc ils l’acceptent pour ce que c’est, et la plupart des gens trouvent ça bien. Je pense que ça fonctionne bien pour nous.
« Quand nous avons décidé d’écrire The Valley, nous avions clairement en tête que nous devions surpasser le précédent. Nous savions déjà que le dernier album n’était pas ce qu’il aurait pu être, donc c’était le moment pour nous de passer à la vitesse supérieure et de faire quelque chose de neuf, de frais et de différent. »
Il y a d’ailleurs une symbiose entre le chant et le travail des guitares – je pense par exemple à une chanson comme « Third Depth ». Vous inspirez-vous mutuellement quand vous composez et enregistrez les chansons ?
Ouais, il est certain que nous parlons de ce qu’il se passe dans la chanson et de ce qui pourrait être amélioré, et comment je pourrais changer la guitare pour que ça colle mieux aux parties vocales, ou comment il pourrait changer les parties vocales pour que ça colle mieux à la guitare. Cette chanson, « Third Depth », a commencé à se faire simplement à cause de ce riff d’intro avec lequel j’expérimentais sur ma guitare. Phil l’a bien aimé et a donc voulu l’utiliser. J’ai fini par écrire la base de majorité de la chanson, de « Third Depth », et il a fini par écrire ses paroles autour de cette idée.
Tu as déclaré : « Nous écrivons ce que nous voulons, et peu importe si c’est de la musique, de l’architecture, du dessin ou autre, on doit pouvoir créer ce qu’on veut ». Avez-vous connu des moments où vous vous êtes sentis limités par ce que les gens attendaient de vous ?
Pas forcément limités. Heureusement, dans notre art nous avons la possibilité d’être aussi créatifs que nous voulons. Ce n’est pas comme si notre label essayait de nous pousser à sonner d’une façon ou d’une autre. Ils sont assez ouverts à notre son. Nous l’utilisons à notre avantage et explorons différents sons, d’un point de vue créatif, mais dans le même temps, nous essayons toujours de nous assurer qu’au final, ça sonne quand même comme Whitechapel. Nous essayons de nouvelles choses, de nouveaux aspects créatifs dans la musique, mais au bout du compte, nous essayons de faire en sorte que ça reste dans le même giron. Nous n’essayons pas d’écrire une chanson à la Nickelback ou de sonner comme Five Finger Death Punch juste pour essayer d’avoir du succès, juste parce que nous savons que si nous changeons notre son, tant de gens nous suivront. Ils se rendraient compte que ce n’est pas vraiment Whitechapel. Avec un peu de chance, même si notre son a un peu changé, ils verront que nous sonnons toujours comme Whitechapel.
Peut-on s’attendre à ce que Whitechapel travaille sur un projet mélangeant les formes d’art à l’avenir ?
Ouais, bien sûr. Nous faisons toujours de nouvelles choses créatives. Rien que récemment, l’année dernière, nous avons travaillé sur un projet avec une brasserie chez nous et nous avons pu faire notre propre bière. Il est clair que nous essayons de faire attention et de créer de nouvelles choses qui n’ont rien à voir avec la musique.
Tu as dit qu’en raison de soucis internes, votre album précédent, Mark Of The Blade, n’était pas votre meilleur. Quel était le problème de cet album ?
Honnêtement, ce n’était pas tant un manque de cohésion du groupe que des soucis internes avec les manageurs et toutes ces conneries du business. Quand tu es pris dans ces types de conflits, ça n’aide pas vraiment l’artiste à créer sa meilleure œuvre. J’aime beaucoup Mark Of The Blade, j’ai juste le sentiment que c’est un album de transition. Peut-être que dans l’ensemble, il n’était pas le meilleur, mais il avait vraiment deux ou trois chansons clés qui, je pense, sont très importantes dans notre carrière. Sans cet album, nous n’aurions jamais fait « Bring Me Home » qui a ouvert la voie à ce que nous avons fait sur The Valley. Cet album nous a aidés à mettre en place une phase de transition pour notre carrière.
Il faut beaucoup de recul et de sincérité pour juger son propre travail. Est-ce nécessaire pour un groupe comme Whitechapel de faire de l’introspection par rapport à votre propre travail ?
Ouais, je suis d’accord avec ça. Quand nous avons décidé d’écrire The Valley, nous avions clairement en tête que nous devions surpasser le précédent. Nous savions déjà que le dernier album n’était pas ce qu’il aurait pu être, donc c’était le moment pour nous de passer à la vitesse supérieure et de faire quelque chose de neuf, de frais et de différent. Avec l’artwork, nous allons toujours utiliser les lames de scie sauteuse, ça fera toujours partie de notre visuel, mais pour cet album, nous avons décidé : « Ne l’utilisons pas ! Faisons quelque chose de complètement nouveau. » Et je pense que les gens l’ont très bien reçu. J’ai vraiment le sentiment que cet album est mieux construit, dans l’ensemble, de l’illustration, à la track list, aux paroles, à la musique. Tout sur cet album est mieux fait. Tout ceci contribuera à ce que nous essayions de faire encore mieux la prochaine fois.
Interview réalisée par téléphone le 7 mars 2019 par Philippe Sliwa.
Retranscription : Adrien Cabiran.
Photos : Alex Morgan (2 & 4).
Site officiel de Whitechapel : www.whitechapelband.com
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