Non, toute la musique qu’Yngwie Malmsteen aime, elle ne vient pas de là, elle ne vient pas du blues – tout du moins, pas uniquement. Les habitués du guitariste le savent, ses références sont plutôt à aller chercher d’abord du côté des Vivaldi ou Paganini, c’est d’ailleurs ainsi qu’il a façonné son style qu’on qualifie aujourd’hui de néoclassique. Pourtant, l’apport du blues chez le Suédois n’est pas à négliger : c’est d’ailleurs par là, comme beaucoup de guitaristes de rock, qu’il a commencé, et c’est du blues qu’il a hérité son expressivité, plus que son usage des gammes. Le blues s’est donc toujours immiscé ici et là dans son jeu, dans ses albums, dans ses concerts, et il n’est donc pas si surprenant qu’après s’être essayé à l’acoustique et au symphonique (au sens premier du terme), il se lance aujourd’hui dans un hommage au blues rock avec son nouvel album Blue Lightning.
C’est donc pour défendre ce dernier que nous avons joint le guitariste par téléphone, ravi de parler de son rapport au blues, d’expliquer son approche très instinctive de la musique et de corriger certaines idées reçues, notamment le fait que la musique classique ne s’improviserait pas. Yngwie Malmsteen, c’est aussi un musicien qui a une vision très claire de ce qu’il veut et qui ne laisse aucune place, d’un point de vue créatif, à ses collaborateurs, ce qui lui a valu quelques frictions avec d’anciens chanteurs et d’être souvent traité de mégalomane arrogant. Il suffit d’ailleurs de voir sur Blue Lightning : il s’est occupé de tout, du chant à la production. Pour mieux faire comprendre sa démarche, il nous explique également sa philosophie dans l’entretien qui suit.
« Le plus important dans le blues, c’est l’expression des notes, pas forcément les gammes. Malheureusement, j’entends beaucoup de guitaristes qui ont peut-être appris à jouer vite, mais quand ils posent une note, ce n’est pas si bien que ça, car il n’y a pas le bon vibrato, la bonne inflexion, etc. Le principe qui consiste à dire que chaque note compte, qu’elle soit rapide ou lente, est très important. »
Radio Metal : Avec Blue Lightning, tu rends hommage au blues et au blues rock. Tu avais déjà fait plusieurs reprises de Jimi Hendrix par le passé, par exemple, ainsi que l’album Inspiration, mais quand même, cet hommage au blues pourrait surprendre, étant en donné que tu es surtout connu pour tes inspirations classiques plus que blues. Dirais-tu qu’il y a une idée fausse à propos de toi et ton style, à cet égard ?
Yngwie Malmsteen (guitare, chant, etc.) : Je pense qu’il y a de grandes idées fausses vis-à-vis de plein de choses. Voilà ce qui est marrant : j’ai fait des trucs blues sur mes albums, et sur scène, j’ai toujours balancé des trucs comme ça. Mais évidemment, le cœur de mon style, ma manière naturelle de composer et de jouer, ce sont à fond les gammes mineures harmoniques, le mode phrygien et ainsi de suite. Ça, c’est vraiment ce qui définit mon style, et ça n’a pas changé. Ce n’est pas comme si cet album représentait ma direction à partir de maintenant, ce n’est pas ce que je dis. Mais on m’a très souvent demandé : « Pourquoi ne ferais-tu pas un album acoustique, comme ça tu jouerais de la guitare acoustique, car c’est totalement différent. » Donc j’ai fait un album acoustique. J’ai aussi fait un album symphonique avec un orchestre. Et sais-tu combien de fois les gens sont venus me voir pour me dire « tu devrais faire un album de blues » ? Ça fait des années que les gens me demandent ça ! Il y a environ un an, Mascot Label Group m’a contacté et ils ont dit : « On voudrait que tu fasses ça, ça, ça. » Et j’ai dit : « D’accord, pourquoi pas, j’avais de toute façon songé à le faire. » Donc, entre les dates de tournée, j’ai mis en place les chansons, que j’ai soigneusement choisies, soit dit en passant. Et le voilà ! Je me suis éclaté à le faire.
Tu as grandi dans une famille de gens formées à la musique classique, donc dans un tel contexte, quelle a été ta relation au blues ? Quand ton intérêt pour le blues est-il apparu ?
J’en parle dans mon livre, Relentless. Je raconte comment j’ai commencé. J’étais le plus jeune dans ma famille, et tous mes frères et sœurs, mon père, ma mère, mes oncles étaient des musiciens classiques. Il y avait aussi pas mal de jazz à la maison, mais je n’ai jamais accroché. A mon cinquième anniversaire, j’ai reçu une guitare, mais je n’ai pas tout de suite commencé à jouer de la guitare, donc j’ai reçu des cours de trompette, de flûte, de piano, de violon, de batterie et toutes sortes de choses. Et puis quand j’ai vu Hendrix brûler sa guitare à la télévision quand j’étais tout gamin, c’est là que j’ai commencé à jouer de la guitare ; ceci, pour moi, était le truc le plus cool qui soit. Je n’ai pas commencé avec la guitare classique, j’ai commencé par jouer le blues. Ma mère avait de vieux albums de John Mayall, et j’ai entendu Fireball de Deep Purple quand j’avais sept ou huit ans – or c’est un album très blues, le vieux Deep Purple c’est du blues. Donc, au tout début, j’ai commencé à jouer des trucs blues, et c’est ça qui est marrant, car en faisant ça, j’ai commencé à être un peu frustré avec le style de jeu de guitare en pentatonique, car 99,9999% des guitares que tu pourrais mentionner – en dehors de ceux que j’ai influencés [petits rires], mais ceux avant moi, pour ainsi dire – jouaient en gamme pentatonique. C’est la gamme sur laquelle se base le blues, qu’ils jouent dans UFO, Van Halen, Aerosmith, Deep Purple, Led Zeppelin, Black Sabbath, AC/DC : peu importe le groupe, c’est du blues, point barre. A un très jeune âge j’ai ressenti que c’était très restrictif. Donc quand j’ai commencé à écouter des violonistes classiques, comme Vivaldi, Tchaïkovski et Paganini, j’ai été fasciné par les gammes linéaires et les arpèges, la façon de jouer bien plus vaste que présentait un violon – et non une guitare classique. Voilà pourquoi j’ai commencé à faire ça ; c’était presque comme une révolte contre le blues. En revanche, le blues est toujours en moi. Le blues n’est pas parti, le blues a toujours été à mes côtés, et j’adore jouer du blues ici et là. Et, encore plus important, même quand je jouais des plans néoclassiques, quand je jouais les notes, je jouais avec une expression qui pourrait être assimilée à celle du blues, que ce soit sur l’Adagio d’Albinoni ou un concerto de Vivaldi, quoi que je joue, je joue [chante un vibrato], je fais ces amples vibratos, et ainsi de suite. C’est toujours là, c’est juste le contenu de la gamme que je trouvais très, très restrictif. Voilà pourquoi je suis devenu quelqu’un influencé par la musique classique.
Dirais-tu que le blues est une bonne base pour débuter la guitare avant de se diversifier ?
Je pense que le blues est une brique de construction très importante, surtout pour un guitariste, aussi pour d’autres musiciens, mais pour un guitariste c’est essentiel. Le plus important dans le blues, c’est l’expression des notes, pas forcément les gammes. Malheureusement, j’entends beaucoup de guitaristes qui ont peut-être appris à jouer vite, mais quand ils posent une note, ce n’est pas si bien que ça, car il n’y a pas le bon vibrato, la bonne inflexion, etc. Le principe qui consiste à dire que chaque note compte, qu’elle soit rapide ou lente, est très important. Le fait de se cantonner aux notes blues de base peut être un piège, mais la performance de chaque note est importante. Il est clair que c’est une composante fondamentale.
Tu as dit qu’en grandissant, il y avait aussi beaucoup de jazz chez toi, mais que ça ne t’avait jamais intéressé. Pourquoi ?
Je ne trouvais pas ça mélodique. J’ai toujours été attiré par la mélodie. Pour citer Wolfgang Amadeus Mozart : « La musique c’est de la mélodie, la mélodie c’est de la musique. » C’est pour ça que je ne comprends pas le death metal, le punk, le hip-hop et ce genre de choses. Pour moi, la mélodie c’est tout. Dès que tu commences à jouer des chromatismes, des rondes, tous les accords de neuvième et autres conneries, ça devient absurde pour moi, il n’y a pas de contenu mélodique.
« “Hey, on improvise sur le jazz, mais on n’improvise pas le classique.” Faux ! Car les compositeurs originaux improvisaient tout ! […] Donc il semblerait que j’aborde ça bien plus dans la veine de ce qu’ils faisaient de leur vivant, plutôt que ce que les gens font aujourd’hui dans la musique classique. »
L’album contient des reprises mais aussi quatre chansons originales. Comment as-tu abordé ces quatre morceaux originaux par rapport aux morceaux plus néoclassiques de ton répertoire ? L’approche est-elle très différente ?
Non, ce n’est pas différent. Je laisse les morceaux se créer eux-mêmes. Si tu écoutes « Peace, Please », en l’occurrence, ce n’est pas du tout blues, c’est complètement néoclassique. Voilà autre chose qui est marrant : quand je joue du Rolling Stones, je joue dans une gamme mineure harmonique et des accords diminués, ainsi que des liaisons linéaires et ce genre de choses, donc ça reste toujours dans mon style, même si c’est du blues. C’est très important de se souvenir de ça. Pour les gens qui n’ont pas entendu l’album, c’est genre : « Oh, il va jouer une chanson des Rolling Stones, ou une chanson des Beatles, ça va être bizarre. » Mais quand ils entendront, je ne pense pas qu’ils trouveront ça si étrange, car ça sonne quoi qu’il arrive comme moi, n’est-ce pas ?
Je sais que tu as toujours composé ta musique comme un compositeur classique compose ses œuvres, en composant des partitions pour chaque instrument. Or le blues correspond généralement plus à un contexte de groupe, où chaque musicien fait sa propre partie. Du coup, est-ce que ça n’a pas changé ta philosophie pour ces chansons ?
Il faut savoir que je joue toutes les parties. J’ai joué la basse, la batterie, le clavier… [Rires] Ce n’est d’ailleurs pas la première fois. En fait, avant que je n’arrive en Amérique, j’avais un studio où je pouvais travailler, et une des chansons qui a été un peu mon billet d’entrée en Amérique était « Black Star ». Quand j’ai envoyé cette cassette aux Etats-Unis, j’avais joué la batterie, j’avais joué la basse, j’avais joué le clavier, j’avais joué la guitare, évidemment. J’ai toujours joué tous les instruments. Et, en fait, sur d’autres albums, comme Spellbound en l’occurrence, j’ai joué tous les instruments. C’est naturel pour moi de faire ça. Dans un studio je peux le faire, bien sûr, mais sur scène, il me faut quand même des gens pour jouer les parties.
La plupart des reprises dans cet album, dans leur forme originale, sont bien plus simples que ce que tu as l’habitude de jouer. Malgré tout, est-ce que certaines d’entre elles t’ont posé des difficultés ou ont représenté un quelconque challenge ?
Non, pas de difficulté. Je joue certaines de ces chansons depuis que je suis gamin – « Smoke On The Water », « Purple Haze » et ce genre de choses. Puis j’ai toujours adoré « While My Guitar Gently Weeps », « Forever Man », « Paint It Black », « Foxey Lady », etc. Ou « Blue Jean Blues » est une chanson dont je suis fan depuis toujours. Je n’avais jamais joué ou chanté certaines de ces chansons, donc ce que je faisais, en gros, c’est que j’enregistrais la chanson, je la chantais, pour tâter le terrain, comme « Blue Jean Blues » et les autres chansons que je n’avais jamais faites avant. J’avais donc les textes face à moi et je chantais. Mais les choix qu’ils m’ont suggérés étaient très faciles pour moi à faire, car ce sont des chansons dans cette veine que j’adore. Il y a une autre chanson de Hendrix qui s’appelle « Little Miss Lover », que j’ai faite pour l’édition limitée de l’album, le résultat est super. Mais je ne pense pas qu’il y avait de challenge. Je suis quelqu’un qui suit totalement son instinct, tu vois ce que je veux dire ? Si ça me donne un bon feeling, c’est tout ce qui m’importe. Quand je fais une prise, comme sur cet album, je fais la prise et je m’en vais. Je fais une prise de chant, je fais une prise de guitare, et je me tire. Je n’écoute pas la prise pendant un mois. Ensuite, un mois plus tard, je l’écoute [rires]. Je sais que quand je suis inspiré, je donne le meilleur de moi-même. Si je me disais, ou bien si un producteur – à qui je ne fais généralement pas appel – disait « hey, faisons une autre prise », ça ne serait pas meilleur. Pour moi, le challenge n’est pas tant d’avoir le résultat que de savoir quand l’avoir – l’inspiration doit être là. Donc, si je suis inspiré, je fais le truc rapidement, pas de problème. Et ensuite je le laisse, car si je commence à l’écouter, alors peut-être que je vais le critiquer et commencer à le refaire, ce que je refuse. Donc, je l’enregistre, et bye, à plus ! Et je l’écoute plus tard. C’est juste comme ça que je fais les choses, avec n’importe quel album. C’est comment ça que j’ai fait World On Fire, Spellbound, Relentless, et tous les albums que j’ai faits.
Pourquoi une telle « urgence » dans ton approche, ne prenant même pas le temps de vérifier ta prise ?
Parce que j’improvise tout. Quand tu improvises, c’est de la composition immédiate. Quand je joue en live, je me déconnecte complètement. Je suis plus un auditeur qu’un musicien. Quand je joue, j’écoute ce que je fais, au lieu de me soucier de ce que je fais. Je ne pense pas à où je vais, ce que je fais. Ça fait tellement longtemps que je fais ça que je ne pense même plus à la partie technique maintenant. Je n’ai pas de processus de réflexion par rapport à l’approche technique de mon jeu. C’est là. Donc pour moi, il s’agit juste d’obtenir la meilleure performance à partir de rien, sortant de nulle part, en gros, car ce n’est pas là, ce n’est pas une partie écrire, ce n’est pas quelque chose qui a été fait préalablement. Ça se fera sur le vif. Afin que ce soit bien, il faut être inspiré. Sur scène, tu es inspiré parce que tu as des milliers de gens devant toi, mais en studio, il n’y a personne ; il n’y a que toi. Personne n’est aussi critique que moi, donc si je commençais à écouter ce que je viens de faire, je dirais que c’est de la merde, et soit je le supprimerais, soit je referais tout. Donc, ce que je fais, c’est que j’enregistre, et je laisse l’enregistrement tranquille. Ainsi, je reviendrai plus tard, une semaine, deux semaines ou un mois après, je l’entendrai davantage comme un auditeur que comme le gars qui l’a joué. C’est comme ça que je fonctionne. Je ne répète pas, je ne fais rien de tel. Je ne refais pas mes prises. Pour moi, c’est inutile. Ça n’améliore rien. Je pense que c’est parce qu’après toutes ces années à jouer, le côté technique du jeu n’est même plus une question. Je n’y pense même pas. C’est complètement… La performance est ce qui compte. Il se peut que j’expérimente des trucs, peut-être que j’ai envie d’utiliser une Srat de 59 aujourd’hui ou peu importe, quelque chose comme ça, ou j’ai envie d’utiliser une pédale wah-wah… Mais pour ce qui est d’enregistrer, je n’aime pas faire ça plus d’une fois.
« Je n’aime pas devoir expliquer aux gens comment je veux qu’ils interprètent mes trucs, et souvent ils s’attribuent les mérites pour ce qu’en réalité j’ai écrit, ça aussi c’est dégueulasse. »
Et n’as-tu jamais été déçu après coup, en écoutant quelque chose que tu as fait comme ça, et que tu aurais souhaité avoir refait ?
Non. Car si je reviens plus tard et que j’entends quelque chose que je n’aime pas, alors là je le refais. Là, je peux le corriger, si je le souhaite. Mais le truc est que si tu le fais encore et encore au même moment, ça ne fait que se détériorer. Car je ne parle pas de parties écrites. Ce n’est pas comme si tu jouais un récital, une œuvre écrite. Si je joue une œuvre écrite, il s’agit juste d’arriver à jouer le morceau. Mais là, ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, car c’est improvisé, ça sort de nulle part, ça vient d’ailleurs. Tout est une question d’inspiration. Si tu réécoutes tout de suite, c’est genre : « Merde ! » C’est facile de trouver des défauts. Mais si tu l’écoutes plus tard, tu as une autre perspective, et les défauts que tu aurais peut-être entendus avant, tu ne les entends pas, et si tu entends des défauts, alors c’est qu’ils sont vraiment là. Mais la plupart du temps, il n’y en a pas. Ça dépend aussi de… En l’occurrence, si je fais une prise de chant ou autre, je la fais et ça paraissait bien, donc je me dis : « Ouais, putain génial ! » Et alors je reviens dessus, je l’écoute et je fais un overdub, ou autre, quelque chose par-dessus.
Dirais-tu que cette spontanéité dont tu fais preuve avec ces improvisations vient du blues, dans ton éducation, plutôt que de la musique classique ? Car on ne voit pas beaucoup d’improvisation dans la musique classique…
C’est une très, très bonne question, et je serais plus qu’heureux d’apporter un éclairage à ce sujet. Les compositeurs originaux – Mozart, Bach, Vivaldi, Paganini, Tchaïkovski, Beethoven – étaient des improvisateurs, et ils étaient presque en compétition entre eux, pour ceux qui étaient contemporains, par rapport à qui était capable d’improviser quelque chose sur le vif. Mais, à un moment donné, ils devaient poser ça sur papier afin de pouvoir le publier. Mais au sein d’un mouvement, il y a ce qu’on appelle une cadence, qui sont les parties improvisées pour les solos, partout. Mais la musique classique était importante à l’époque, et ils devaient écrire leurs partitions, soit pour qu’un autre orchestre les joue, soit pour les publier et récolter de l’argent. C’était comme ça. Donc maintenant, les musiciens classiques d’aujourd’hui récitent tout ce qui est sur partition. Souvent, ils ne savent de toute façon pas improviser, et ils ne le font pas parce qu’ils ne jouent que ce qui est sur papier – je connais plein de musiciens classiques. Cependant, ma façon d’aborder ça, quand je joue ce qu’on pourrait appeler mon style typiquement néoclassique, j’improvise également, comme je le fais pour le blues, car je suis un compositeur, et je ne récite pas l’œuvre d’un autre. Tu comprends ? C’est une énorme différence, et plein de gens ne semblent pas comprendre. Il y a le jazz : « Hey, on improvise sur le jazz, mais on n’improvise pas le classique. » Faux ! Car les compositeurs originaux improvisaient tout ! Mozart était très célèbre pour simplement s’asseoir et improviser des trucs de dingue face aux gens. Et Beethoven, absolument ! Donc il semblerait que j’aborde ça bien plus dans la veine de ce qu’ils faisaient de leur vivant, plutôt que ce que les gens font aujourd’hui dans la musique classique.
J’imagine donc que quelque chose s’est perdu entre-temps dans la musique classique.
Oui. Mais c’est assez étrange, d’une certaine façon, car je connais plein de musiciens classiques pour qui, si je leur dis « voilà un La mineur, un Fa, un Mi, un La mineur, un Si suspendu, un Fa, un Sol à la basse inversée, un La mineur, comme une progression en mineur normale, improvise quelque chose. C’est une gamme mineure naturelle, juste improvise quelque chose par-dessus ça », ils ont une tête en forme de putain de point d’interrogation, ils ne savent quoi faire, ils sont là : « Hein ? » Mais si tu leur mets un bout de papier devant eux : « Tu peux jouer ça en Si dièse mineur ? » « Pas de problème. » Donc c’est bizarre, parce que je suis complètement différent, j’improvise tout. Je peux aussi jouer des parties écrites, évidemment, naturellement, et ça, pour moi, ça ne présente aucune difficulté. Les parties écrites, pour moi, c’est du gâteau. Même les parties difficiles, c’est facile, c’est comme passer une journée à la plage. Mais, en l’occurrence, si j’improvise des solos sur scène, dans la veine néoclassique, plein de gens croient que ce sont des choses répétées, mais non, c’était la première fois que je les faisais ! C’est comme ça que je fonctionne.
A certains égards, le blues c’est relativement simple et minimaliste. En revanche, tu ne t’es pas contenté de reprendre ces chansons, tu les as transformées à travers ton style, ajoutant un tas de notes et du shredding. Le célèbre musicien de jazz Miles Davis a dit : « Ne cherchez pas à jouer plein de notes. Il suffit d’en trouver une qui soit belle. » Que penses-tu de ce conseil ?
Je pense que c’est juste. Je crois que B.B King suivait ce principe, ainsi que Buddy Guy. Ces mecs étaient géniaux. Cependant, je me considère vraiment comme un pionnier solitaire. Je suis mon propre chemin, et je ne marche dans les pas de personne. Je ne suis les façons de faire, les règles ou les conseils de personne. Je m’efforce toujours de produire quelque chose d’honnête. C’est très important pour moi. Ça ne peut pas être prétentieux, il faut que ce soit honnête. Peu importe le style – ça peut être n’importe quel type de musique –, mais il faut que ce soit authentique. Pour moi, pour que je joue quelque chose de vrai et de sincère, il faut que ce soit ma manière de faire naturelle. Je suis le feeling naturel de la chanson, mais si je suis en plein milieu d’une chanson telle que « Paint It Black », et si je me dis « merde, c’est une gamme mineure harmonique, je vais mettre le feu », c’est parce que c’est ce que j’ai naturellement besoin de faire. Ce n’est pas parce que je me demande ce que les gens vont en penser, non. C’est parce que c’est ma patte, c’est mon interprétation, c’est ma façon de faire, et c’est comme ça que je le fais. Je ne réfléchis pas. Encore une fois, on en revient au feeling, l’inspiration. Et il y a ce truc classique que je dis depuis des années : plus c’est plus ! Ça ne veut pas dire qu’il faut tout le temps jouer vite ou tout le temps faire ça. C’est presque une boutade quand je dis ça. J’ai tendance à mettre beaucoup d’intensité dans ce que je fais. Si je joue l’Adagio d’Albinoni sur scène [fredonne la mélodie], je le joue tous les soirs, en gros, et je rajoute des ornements et des plans par-dessus, entre les notes lentes et les passages rapides, et ainsi de suite, en partie parce que c’est ce que je ressens vouloir faire, et aussi parce que c’est un petit peu plus exigeant. Je n’analyse pas tellement, je me contente de faire ce que je fais.
« [Les chanteurs] pensent que si la musique n’est pas nulle à chier c’est grâce à eux, alors qu’ils ne sont pas plus importants que le bassiste, le claviériste ou le batteur. […] Ils ne pouvaient pas comprendre pourquoi ils n’étaient pas le centre d’attention, pourquoi ils n’étaient pas le gars que tout le monde regardait, parce qu’ils ne sont pas le créateur du produit. »
Tu as déclaré avoir essayé d’être toi-même mais tout en étant respectueux envers ces artistes. Du coup, quelle était ta limite dans ces réinterprétations ? A partir de quel moment tu aurais considéré ça comme étant irrespectueux ?
J’aime à croire que rien qu’en jouant ces chansons, je fais preuve de respect envers eux, point barre. Peu importe comment je le fais. Telle chanson par Mick Jagger, telle chanson par Billy Gibbons, telle chanson par Jimi Hendrix ou peu importe, du fait que je choisisse cette chanson, je montre mon respect. Ça s’arrête là.
L’album a été enregistré de la façon dont procédaient les groupes à la vieille époque, c’est-à-dire en allant au studio enregistrer deux ou trois chansons, pour ensuite partir en tournée, puis revenir au studio, etc. Est-ce un bon moyen de se nourrir de l’énergie live entre deux sessions studio ?
Oui, je pense. Les trois derniers albums ont été faits comme ça. C’est partiellement à cause de la façon dont les choses se font aujourd’hui, où il n’y a pas de cycle, où tu enregistres, tu tournes, tu enregistres, tu tournes, c’est davantage mélangé. En fait, pour moi, c’est une bonne chose. J’aime bien parce que, d’un, ça te donne l’occasion de prendre un peu l’air par rapport à l’enregistrement et, de deux, le fait de jouer en live maintient constamment ta forme à un autre niveau. Il est clair que c’est bien, oui.
C’est toi qui chantes sur Blue Lightning, et en fait, depuis 2012, tu as décidé de te passer de chanteur, autre que toi, dans ton groupe et tu as toi-même chanté sur les morceaux non instrumentaux sur tes deux derniers albums originaux – Spellbound et World On Fire. Donc, après avoir vu tant de chanteurs aller et venir dans ton groupe, as-tu définitivement fermé la porte aux chanteurs ?
Oui, je dirais ça. Je ne dis jamais jamais pour quoi que ce soit, mais les avoir à proximité ne me manque pas. Tous ces gens, je leur souhaite tout le meilleur, bonne chance avec vos projets, faites ce que vous voulez, mais moi je fais ce que je fais. En l’occurrence, quand j’étais tout gamin en Suède, il y a longtemps, j’étais toujours le chanteur parce que, d’un, je n’arrivais pas à trouver de chanteur que j’aimais et, de deux, je n’arrivais pas à trouver un chanteur capable de faire ce que je voulais faire, sauf quand parfois j’embauchais un chanteur parce qu’il possédait une sono et un van. Donc pour la blague j’avais un chanteur dans le groupe, mais très rarement. Quand je suis venu aux Etats-Unis, évidemment, quand j’étais dans Steeler, j’avais un chanteur, et pareil pour Alcatrazz. Je me suis conformé à ce format à partir des années 80 et ainsi de suite, en gros parce que c’était une époque très portée sur les formats. C’était grosso modo la raison principale. Vu qu’il n’y a plus de format normal ou autre aujourd’hui, je n’éprouve plus le besoin de faire ça, parce que, pour moi, c’est emmerdant. Je n’aime pas devoir expliquer aux gens comment je veux qu’ils interprètent mes trucs, et souvent ils s’attribuent les mérites pour ce qu’en réalité j’ai écrit et ce genre de chose, ça aussi c’est dégueulasse. Je ne suis pas nostalgique, en ce sens. Je n’aime pas ça.
A propos des chanteurs, tu as déclaré que tu en as « eu vraiment marre d’avoir affaire à ces conneries ». A quelles « conneries » fais-tu référence ?
[Rires] Au syndrome du chanteur lead. Ils pensent que si la musique n’est pas nulle à chier, c’est grâce à eux, alors qu’ils ne sont pas plus importants que le bassiste, le claviériste ou le batteur. Pour moi, ça aussi, c’est tellement dépassé. Je n’aime pas ça, tout simplement ! Je n’ai pas le temps pour ça. En fait, si quiconque décide de ne pas rentrer dans mon concept, peu importe l’instrument qu’il joue, peu importe qui c’est, il devra quitter le groupe. J’étais très, très jeune quand j’ai commencé à faire ça, je suis toujours parti de mon côté, j’ai toujours eu ma vision, j’ai toujours fait mon propre truc. Que Dieu bénisse Van Halen, les Rolling Stones, tous ces gars, je trouve qu’ils sont extraordinaires, je les adore. Ils font un riff, et le batteur commence à jouer, et le chanteur commence à chanter son truc, c’est un travail de groupe. C’est super, que Dieu les bénisse, je leur souhaite tout le meilleur. J’adore ces groupes. Cependant, je ne fonctionne pas comme ça. Je suis comme un peintre, ou un écrivain. J’écris toute l’histoire, et je peins tout le tableau. Je ne ressens pas le besoin d’avoir des producteurs et d’autres gens qui tripatouillent mes trucs. Ce n’est pas quelque chose que je fais parce que je suis égoïste ou autre, c’est simplement parce que je suis tellement plein d’idées, je suis tellement inspiré, j’ai tellement de visions, que je n’ai pas besoin de quelqu’un pour les corriger ou les amener ailleurs. Je n’en ai tout simplement pas besoin. Si ça avait été le cas, je les aurais embauchés, mais ce n’est pas le cas. Et, évidemment, il y a huit milliards de personnes sur cette planète, je ne vais pas satisfaire huit milliards de personnes. Je n’essaye pas de le faire. Je dois donc faire la musique qui me semble bien, car il n’y a qu’une vie.
Nombre de ces chanteurs avec qui tu as joué t’ont traité de mégalomane. D’un autre côté, les chanteurs ont eux-mêmes la réputation d’être mégalomanes. Le problème n’est-il donc pas aussi le fait que deux mégalomanes peuvent difficilement s’entendre ? [Petits rires]
Encore une fois, je pense que la chose la plus importante à comprendre, dans ce scénario auquel tu fais référence, est que, dans n’importe quelle situation rock n’ roll, le chanteur écrit les textes, le chanteur écrit les mélodies, et le chanteur chante la chanson. Dans mon cas de figure, j’ai écrit toutes les mélodies et tous les textes, même quand je ne les ai pas chantés. Les chanteurs ne sont pas un facteur contributeur, ils sont comme un instrumentaliste, mais au lieu de jouer du clavier, par exemple, ils chantent. Vois-tu une différence ? Voilà la raison, et parce qu’ils sont chanteurs, c’est comme un enfant gâté, ils ne pouvaient pas comprendre pourquoi ils n’étaient pas le centre d’attention, pourquoi ils n’étaient pas le gars que tout le monde regardait, parce qu’ils ne sont pas le créateur du produit, ce n’est pas eux qui ont créé la musique. Ils ne font qu’interpréter, tout comme le batteur, le bassiste et le claviériste, les parties que j’écris. C’est quelque chose qui semble leur poser problème, plus que moi, car je ne suis pas le Frank Zappa du hard rock. J’écris la moindre putain de note qu’on entend, tout. Chaque plan de batterie, chaque note de basse, chaque son de clavier, tout, c’est moi qui l’écris ! Et ça va jusqu’à la lumière sur scène. Je dis à l’ingénieur des lumières : « Tu peux mettre cette lumière ici, tu peux mettre cette lumière là. La machine à fumée doit être par là. » C’est moi qui peins tout le tableau. On peut appeler ça comme on veut : un maniaque du contrôle, peu importe. Je me fiche de savoir comment on appelle ça, parce que j’ai une parfaite vision. Je n’en dévie pas. Je ne vais pas à gauche, je ne vais pas à droite, je vais tout droit. Je suis comme ça depuis que je suis tout petit. Et si je n’avais pas été comme ça, je serais encore en Suède, probablement à travailler dans un putain de restaurant ou un truc comme ça. « Relentless » (« implacable », « impitoyable », « incessant », NdT) est le mot parfait – c’est comme ça que j’opère. C’est ainsi, c’est tout. Ecoute, je souhaite à tout le monde le meilleur. Faites ce que vous voulez faire, allez-y et faites votre truc, et moi je fais mon truc, et tout le monde sera content [rires].
« Je suis comme un peintre, ou un écrivain. J’écris toute l’histoire, et je peins tout le tableau. Je ne ressens pas le besoin d’avoir des producteurs et d’autres gens qui tripatouillent mes trucs. »
Est-ce que tu comprends quand les gens disent que tu es mégalomane ou arrogant ?
Ils peuvent dire que je suis ce qu’ils veulent. Si je m’en souciais, j’aurais arrêté de faire ça il y a longtemps. J’ai d’autres chats à fouetter, pour ainsi dire. Mon but n’est pas de plaire à tout le monde. Mon but est de créer des œuvres musicales, des performances, peu importe comment on veut appeler ça, qui seront faites au maximum absolu de mes capacités. C’est mon but, et si quelque chose ne rentre pas dans ce scénario, ou si quelqu’un va à l’encontre de ce scénario, ça ne marche pas. Tout simplement. Ça n’a rien à voir avec le fait d’être mégalomane, ou arrogant, ou quoi que ce soit de ce genre. En fait, je suis la personne la plus autocritique au monde, personne ne me critique comme je me critique moi-même. Je suis quelqu’un qui examine très minutieusement ce que je fais. Donc que les gens me traitent de ce qu’ils veulent, ça ne me dérange pas.
Comment te sens-tu en tant que chanteur par rapport au guitariste virtuose que tu es ?
Je crois, encore une fois, que tout se résume à la performance et au feeling, et je me sens bien par rapport à ça, j’en suis content !
A quoi t’entraînes-tu le plus aujourd’hui : le chant ou la guitare ?
Eh bien, je ne m’entraîne pas vraiment à quoi que ce soit, mais je dois beaucoup faire attention à ma voix en tournée. Je bois du thé, je dors bien, je fais des exercices de chant, je m’échauffe avant le concert. Je prends soin de moi. Je suis quelqu’un qui vit une vie saine quoi qu’il arrive, mais le sommeil est important et ce genre de chose.
Tu reviens tout juste de la tournée Generation Axe qui s’est tenue en fin d’année dernière. Steve Vai a dit que le fait de jouer avec toi sur la chanson « Black Star » était un des grands moments dans le panthéon de sa vie en tournée, car vous aviez un lien fort. Et toi, qu’as-tu pensé du duo que tu as formé avec lui sur cette chanson ?
C’était génial, c’était super ! Entre Steve et moi, ça remonte à il y a longtemps, nous sommes comme des frangins. Nous nous connaissons depuis trente-cinq ans, peut-être plus. Je l’aime comme un frère, il est le meilleur. Quand il m’a invité à faire ce truc, j’ai dit oui, évidemment. Je me suis amusé avec les gars. Nous avons fait « Black Star » chaque soir, là aussi ce n’était que des parties improvisées, donc nous nous sommes éclatés, c’était super, c’était extraordinaire. Je suis d’accord avec lui !
Ce duo a d’ailleurs quelque chose de surprenant compte tenu des styles très différents que vous avez…
Oui, mais c’est justement la beauté de la chose !
Plus généralement, que penses-tu du concept de Generation Axe ?
Eh bien, pour être honnête avec toi, j’étais un petit peu sceptique au début, car j’avais fait le G3, c’était trois guitaristes et ça faisait déjà beaucoup. Mais cinq ? C’était fou ! Mais mec, nous avons fait « Bohemian Rhapsody », c’était putain de magique ! Tous les gars sont super, j’adore les gars dans le groupe, et nous avons passé d’excellents moments. Nous avons fait trois tournées maintenant. Le plus important, pour moi, en faisant ça, c’est la discipline du temps. D’abord, je montais sur scène avec eux, ensemble, et ensuite Tosin y allait, puis Nuno y allait, puis Zach y allait, puis Steve y allait, puis moi j’y allais. Au moment où je devais y aller, je savais que j’avais un certain temps alloué. Quand je fais mes propres concerts, je n’ai aucune contrainte de temps, je fais ce que je veux. Donc c’était une bonne discipline d’apprendre ce sens du timing. Et puis, bien sûr, en l’occurrence, quand nous jouions « Bohemian Rhapsody », ce ne sont que des parties écrites, je ne faisais pas vraiment d’improvisation là-dessus. C’était cool, je pouvais jouer avec eux comme un ensemble, ce qui était super.
Interview réalisée par téléphone le 26 janvier 2019 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Julien Morel.
Traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Austin Hargrave.
Site officiel d’Yngwie Malmsteen : www.yngwiemalmsteen.com
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