Parfois la patience paye. C’est le cas notamment avec Coroner qui délivre son sixième album Dissonance Theory, le premier depuis Grin paru il y a de ça pas moins de trois décennies. Le groupe étant devenu culte et influent après sa séparation en 1996, la pression était sur leurs épaules pour délivrer un disque à la hauteur d’une discographie aussi évolutive qu’admirée. Après sa reformation en 2011 pour quelques dates, l’idée de produire de nouvelles musiques a lentement, au fil des années, fait son chemin dans l’esprit du guitariste Tommy Vetterli et du chanteur-bassiste Ron Broder, le batteur Marky Edelmann n’ayant pas souhaité aller plus loin. Forcément, il y a eu des questions et des craintes sur la direction à prendre, mais au bout du compte, le résultat – miraculeusement, ou pas – ne déçoit pas.
Nous en discutons avec Vetterli, qui a composé et produit le disque aux côtés de son compère de studio Dennis Russ. Il évoque comment l’album a été abordé, sa recherche d’une approche sonore à la fois moderne et organique, son sens du détail et de l’originalité, l’apport de Diego Rappachietti à la batterie, son rapport à la technologie, jusqu’à quelques confidences, notamment sur le moment, pour lui, le plus propice à l’inspiration…
« Avec le recul, je vois bien que j’ai eu un petit problème de procrastination. Peut-être que j’avais un peu peur de cet album. »
Radio Metal : En 2011, tu nous parlais déjà de composer de la nouvelle musique. En 2016, vous avez annoncé être entrés en studio pour commencer l’enregistrement d’un nouvel album, initialement prévu pour 2017. Puis vous avez annoncé que vous l’enregistreriez en 2020… Pourquoi ces reports constants ? Pourquoi ça a pris autant de temps ?
Tommy Vetterli (guitare) : En 2011, nous voulions juste faire quelques concerts. Puis Marky [Edelmann] a quitté le groupe en 2014 parce qu’il ne voulait pas faire de nouvel album. Nous avons signé en 2014 ou 2015. Evidemment, les gens s’attendaient à ce que nous sortions l’album vers 2017, mais des choses se sont produites, la vie étant ce qu’elle est. Des gens sont décédés, comme mon père et celui de Ron [Broder], j’ai traversé un divorce, il y a eu le Covid-19, etc. Cela dit, je pense que le problème principal était mon boulot. Je travaille en tant que producteur musical, j’ai mon propre studio. Après avoir enregistré un groupe ou avoir fait du mixage toute la journée, le soir, je ne suis plus créatif. Certains groupes venaient deux mois et pendant ce temps, je ne jouais pas de guitare. Lorsque le groupe en question partait, j’avais quelques jours pour récupérer mes compétences. Et puis, je n’arrive pas à composer dans le studio. C’est un endroit très créatif, mais quand j’essayais de composer pour Coroner, ça ne fonctionnait pas, parce que à chaque recoin du studio, je vois du travail à faire. Il fallait donc que j’aille seul à la montagne pour trouver la paix. Alors je pouvais faire des choses et la machine se mettait en route. Mais je ne pouvais le faire que quelques jours, car ensuite, il fallait que je retourne au studio parce que le groupe suivant arrivait. Durant le Covid-19, j’aurais eu le temps d’écrire un paquet de musique, mais je n’étais tout simplement pas d’humeur. C’était une étrange situation et mon centre d’intérêt était ailleurs, j’ai priorisé d’autres choses, comme le fait de construire un énorme pédalier pour guitare, qui est trop lourd pour être emmené en avion à des concerts [rires]. Avec le recul, je vois bien que j’ai eu un petit problème de procrastination. Peut-être que j’avais un peu peur de cet album.
Il s’agit du premier album de Coroner en plus de trente ans. Comment avez-vous géré la « dissonance » entre les attentes élevées des fans, basées sur ce que vous étiez, et ce que vous souhaitez faire aujourd’hui, basé sur ce que vous êtes désormais ?
J’ai beaucoup pensé à l’album, à la façon dont il devait sonner, s’il devait aller dans la direction de Grin, qui correspond à l’époque du groupe que beaucoup de gens préfèrent, mais que d’autres détestent parce qu’ils préfèrent les trois premiers albums. Puis j’ai très vite compris que ça n’avait aucun sens. Je ne suis plus capable d’écrire No More Color, je suis une personne totalement différente aujourd’hui. Je me suis donc simplement mis à composer et voilà ce qui en est sorti. De toute façon, nous n’avons jamais composé pour un public. Nous avons toujours composé pour nous-mêmes. Nous devons être contents de toutes les musiques. Si les gens les aiment aussi, super, mais nous avons écrit avant tout pour nous. C’est peut-être ce qui a rendu ce groupe original. C’est ce que nous essayons de faire. Même dans le passé, nous ne disions jamais : « Eh, faisons un riff comme Metallica, et alors peut-être que nous pourrons vendre un peu plus d’albums. » Non, ça ne nous intéressait pas.
Vous avez passé près de quinze ans à vous produire sur scène avant de sortir un album : est-ce que cela vous a nourris, vous et votre créativité, d’une manière ou d’une autre ?
Oui. Quand nous jouons live, j’aime jouer les vieux morceaux, les vieilles parties heavy, rapides, thrash. Peut-être que ça m’a incité à composer de nouveau des parties de ce genre pour Dissonance Theory. C’est toujours pareil, avant un concert tu te dis : « Oh pourquoi je fais ça ? », tu es stressé même après toutes ces années. Puis tu montes sur scène et, si tout fonctionne, c’est super. Quand tu as fait un bon concert, c’est la meilleure émotion que tu puisses éprouver. Personne ne peut acheter cette sensation, c’est tellement spécial, être avec tes collègues, passer un bon moment, etc., même sans faire la fête – j’ai arrêté de boire. Donc absolument, ça motive, ça inspire.
Pour toi, « l’inspiration, c’est la vie, tout simplement. Tout ce qu’on voit, entend ou ressent laisse une trace. » Évidemment, trente ans se sont écoulés depuis Grin : ça a dû être une source d’inspiration immense ! Quels moments de vie t’ont marqué et inspiré pour Dissonance Theory ?
J’essaye juste de vivre ma vie du mieux possible, de vivre dans l’instant présent et non dans le passé, ni dans le futur. Et j’essaye d’être le meilleur moi que je puisse être. Ça ne marche pas tout le temps, mais j’essaye. C’est important pour moi. Je ne pense pas trop à d’autres choses. Si je pars en randonnée, je profite de la vue. Comme tu le dis, l’influence peut venir de partout. Parfois, c’est une partie musicale dans un film. Parfois, ce peut être juste deux notes ou un son qui provoquent l’inspiration, t’es là : « Oh, c’est génial ! » En fait, les meilleures idées que je trouve, c’est le matin, lorsque je suis en train de chier [rires]. Vraiment, ce n’est pas une blague ! Sûrement parce qu’à ce moment-là, je suis tout seul, il n’y a personne qui me parle, c’est silencieux. La plupart du temps, j’arrive à garder mon idée en tête, puis je prends ma guitare et j’enregistre l’idée dans mon téléphone, ou parfois je la chante, je mime un rythme, etc.
« En fait, les meilleures idées que je trouve, c’est le matin, lorsque je suis en train de chier [rires]. Vraiment, ce n’est pas une blague ! Sûrement parce qu’à ce moment-là, je suis tout seul, il n’y a personne qui me parle, c’est silencieux. »
Je suppose que le titre de l’album, « Dissonance Theory », fait référence à la théorie de la dissonance cognitive en psychologie, mais que cache ce terme ? Comment représente-t-il cet album ?
C’est ça. Je trouve que c’est très intéressant parce que pour tout, il y a des facettes et des vérités différentes. En fait, au départ, je voulais appeler l’album Oxymoron, qui est désormais le nom de l’introduction, mais des gens, surtout des anglophones, disaient : « Non, ce n’est qu’un mot et on y trouve le terme ‘moron’ (idiot, NdT), c’est bizarre. » Donc nous avons trouvé Dissonance Theory qui, je pense, est mieux. Diverses personnes ont cru que c’était à cause de notre musique qui contient pas mal d’accords dissonants. Ça colle aussi de ce point de vue, mais à l’origine, ça ne venait pas de ça. Comme tu l’as dit, ça vient de la dissonance cognitive qui est lorsque, dans sa tête, on croit ou pense deux choses en même temps qui entrent en contradiction. Un exemple simple : tu aimes manger de la viande, mais d’un autre côté, tu aimes les animaux et tu ne veux pas leur faire du mal. Ça crée donc un conflit dans ton cerveau. Tu essayes alors de dire des trucs du genre : « C’est plus sain de manger beaucoup de viande » ou je ne sais quoi. L’album n’est pas conceptuel dans le sens où il y aurait une histoire du début à la fin, mais on retrouve un peu de ce thème dans chaque chanson.
Tu as déclaré que Dissonance Theory était « le premier album de Coroner dont [tu es] pleinement satisfait, du début à la fin ». Qu’est-ce qui manquait aux autres albums ? Quelles étaient vos sources d’insatisfaction avec les albums précédents ?
Je pense que les autres ont manqué de temps quand nous les avons enregistrés à l’époque, parce que nous avions une maison de disques qui disait : « Ok, maintenant c’est fini, le temps est écoulé », alors que j’avais encore plein d’idées qui, du coup, n’ont pas pu être sur l’album. C’est la raison principale. Ce qu’il y a bien dans le fait d’avoir passé près de dix ans à faire cet album est que ça a donné beaucoup de temps pour tout. Je pense que dans les années 80 et 90, nous n’aurions jamais pu atteindre la qualité que nous avons pu atteindre cette fois, parce qu’à l’époque, il fallait presque que nous fassions un album tous les ans, or parfois, tu es épuisé. Là, ce qu’on a, c’est peut-être le tout meilleur des riffs que j’ai eus durant ces dix dernières années. Sachant qu’avec Dissonance Theory, j’avais un contrôle total de tout. J’imagine que je suis un maniaque qui veut tout régenter, mais je travaille beaucoup sur les détails avec mon coproducteur et au final, je suis hyper content du résultat. Avec les anciens albums, quand ils étaient terminés et mixés, ils ne me plaisaient jamais. J’étais toujours déçu. C’est probablement la raison pour laquelle je me suis mis à faire ce boulot de producteur et mixeur.
Comme tu l’as dit, tu as ton propre studio d’enregistrement et tu produis régulièrement d’autres groupes, comme Eluveitie par exemple. Dirais-tu que ton travail de producteur t’a permis de grandir en tant que musicien et compositeur ?
Absolument. Même si je ne joue pas de guitare, j’écoute de la musique tous les jours et je suis à fond en devant aider les musiciens à enregistrer. Par exemple, dans ma tête, je ferais un super batteur, mais je ne sais pas jouer de la batterie. Pareil pour la guitare : dans ma tête, je veux jouer bien mieux que je n’en suis réellement capable. C’est une autre raison pour laquelle ça a pris une éternité pour composer les chansons, car je m’ennuie très vite de moi-même. Je joue dans mon coin et me dis : « Oh non, j’ai déjà entendu ça » ou « Oh non, ça sonne comme quelque chose sur No More Color ». Sur trente riffs, je n’en ai peut-être retenu qu’un pour l’album.
La production, les arrangements et les détails de l’ambiance sonore ont été en grande partie réalisés avec un collaborateur de longue date avec qui tu travailles depuis des années en studio. Qui est-ce et pourquoi as-tu ressenti le besoin d’un partenaire créatif ?
Son nom est Dennis Russ. C’est mon meilleur ami. Ça fait longtemps que je travaille avec lui. Je le fais venir au studio quand je n’ai pas le temps de travailler sur les chansons de certains clients, s’ils ont des paroles ou des morceaux merdiques. C’est un peu M. Wolf dans Pulp Fiction. Il arrive et dit : « D’accord. Tout ce que vous avez, c’est de la merde. Faisons comme ça. » Après avoir travaillé pendant un moment sur les chansons, j’ai besoin de ce partenaire qui fait contrepoids. Je travaille avec lui si souvent que nous avons une parfaite compréhension et une parfaite confiance mutuelles. Je lui ai donc demandé s’il pouvait coproduire l’album. D’abord, je lui ai dit que j’avais besoin d’aide avec les textes, car quand l’anglais n’est pas ta langue maternelle, c’est très difficile d’écrire des paroles semi-intelligentes. Il est américain, donc il nous a aidés avec ça.
« Avec les anciens albums, quand ils étaient terminés et mixés, ils ne me plaisaient jamais. J’étais toujours déçu. C’est probablement la raison pour laquelle je me suis mis à faire ce boulot de producteur et mixeur. »
C’est aussi le premier album avec Diego Rappachietti à la batterie. Il est clair qu’il s’intègre parfaitement à votre musique, mais comment a-t-il appréhendé sa place au sein de ce trio ? Qu’a-t-il apporté à l’alchimie, notamment sur le plan créatif ?
C’est pareil qu’avec Dennis. J’ai longtemps travaillé avec Diego avant qu’il n’intègre Coroner. Il a été batteur de session dans mon studio pour de nombreuses productions. Nous avons joué ensemble, pendant un court moment, dans un groupe baptisé 69 Chambers. Quand nous avons joué ensemble pour la première fois, ça donnait l’impression que nous le faisions depuis vingt ans. Nous avions une connexion spéciale. Pour moi, c’était donc un choix évident de lui demander s’il voudrait rejoindre Coroner après le départ de Marky. Ce sont des types de batteurs totalement différents. Marky est plus autodidacte. Il est à fond dans le côté artistique. Comme il n’a jamais appris à jouer de la batterie comme les gens normaux, il a créé son propre style. Son son est vraiment unique. Diego, en revanche, a appris à jouer de la batterie de manière académique. Il a un énorme respect pour Marky quand il joue les anciennes chansons. Marky a vraiment rendu le groupe unique, mais maintenant, avec Diego, c’est autre chose. Il m’a ouvert de nombreuses possibilités en tant que compositeur, car il est capable de jouer tout, de la pop au jazz en passant par le reggae. J’avais donc une liberté totale dans l’écriture.
Ron, de son côté, n’avait pratiquement pas fait de musique depuis que Coroner s’était arrêté : comment s’est-il senti lorsque vous vous êtes remis en mode créatif ?
Il a eu quelques projets au fil des années, mais je pense que c’était un peu plus difficile pour lui. Reste qu’en studio, il a tout donné. Le truc, c’est qu’il a besoin de véritablement ressentir ce qu’il chante. Nous avons toujours fait en sorte que ce soit le cas. Parfois, il fallait quelques prises supplémentaires, mais ça fallait le coup !
Coroner a toujours été porté sur l’innovation. Ron lui-même nous avait confié qu’il adorait « écrire des choses innovantes : c’est vraiment un plaisir pour [lui] ». Mais comment innover dans un monde où tout semble avoir déjà été dit et fait ?
En tant que musicien, tu sais quand tu tiens quelque chose de spécial. C’est impossible à décrire, mais je crois que tous les musiciens savent ce que je veux dire. Tu le ressens. Comme je l’ai dit précédemment, si quelque chose me rappelle un autre groupe ou une autre musique que nous avons faite par le passé, je suis là : « Oh non, essayons autre chose. » Je n’essaye donc pas d’être innovant pour être innovant, c’est juste ce qui sort naturellement.
Votre musique est complexe et technique, mais jamais au point d’aliéner l’auditeur, en lui offrant des éléments auxquels il peut s’accrocher. C’est particulièrement vrai pour Dissonance Theory. Comment parviens-tu à trouver le juste équilibre ?
C’est une bonne question. Je ne sais pas. J’essaye juste de faire en sorte que ça ait du sens pour moi. En l’occurrence, je lis souvent que nous étions en avance sur notre temps pour cette musique, mais nous n’y pensions jamais. Nous nous contentions d’écrire ce qui nous paraît être bon, nous arrangeons nos chansons jusqu’à ce qu’elles nous plaisent, que ça fonctionne pour nous. Mais je suis sûr que pour d’autres gens, c’est trop compliqué et qu’ils ne comprennent pas ce que nous faisons. Je pense que notre musique n’est pas pour tout le monde. Je suppose que c’est pour ceux qui ont notre type de cerveau.
Comment fonctionne ton cerveau ?
Parfois, il est lent. Parfois, il a plein d’idées en même temps [rires]. Je pense que c’est important d’être ouvert, pas seulement en tant que musicien, mais dans la vie en général. C’est peut-être une bonne idée d’être ouvert à tout et ne pas être trop spécifique. Personnellement, j’écoute toutes sortes de musiques, pas seulement du metal. Pour moi, il n’y a pas de style. Il y a juste du bon et du mauvais.
Tes solos sont à la fois très sophistiqués et mélodiques, et c’est remarquable comme ils prennent sens dans les chansons : comment conçois-tu et perçois-tu cet exercice qui a parfois tendance à se perdre dans le metal moderne ?
Je n’aime pas ce genre de metal [rires]. Pour moi, aujourd’hui, l’idée n’est pas juste de jouer vite ou d’en mettre plein la vue. Il y a de super guitaristes de nos jours ; si tu vas sur YouTube, il y a des gamins de douze ans qui jouent techniquement mieux que moi. Donc pour moi, l’aspect émotionnel est beaucoup plus important maintenant. Quand je conçois un solo, j’essaye toujours d’écrire une petite chanson dans la chanson.
« Dans ma tête, je veux jouer bien mieux que je n’en suis réellement capable. C’est une autre raison pour laquelle ça a pris une éternité pour composer les chansons, car je m’ennuie très vite de moi-même. »
Coroner est un groupe qui développe des atmosphères très spécifiques, et il est clair que le clavier et d’autres effets – qui ont commencé à apparaître sur Grin et la compilation de 1995 – renforcent encore plus cette tendance. Le travail d’atmosphère faisait-il partie intégrante du processus de composition ?
Non, les claviers sont venus un peu plus tard, mais j’avais toujours des sons de clavier en tête. Pas dans le sens où nous voulons sonner comme un groupe de metal symphonique, mais ça apporte une autre dimension à la musique – une troisième dimension. Dennis a écrit toutes les parties de clavier et s’est chargé de tous les petits détails. Nous avons utilisé un vrai orgue Hammond, une vraie cabine Leslie, un grand piano et un vieil harmonium. Et s’il utilisait un clavier normal, nous le réenregistrions au travers d’amplis de guitare pour le faire sonner très organique, analogique et réel. Dans le passé, ça avait commencé avec l’ajout de sample – des discours et autres. J’aime les claviers, ils ajoutent quelque chose, mais il faut qu’ils soient intelligemment arrangés, autrement ça ne fonctionne pas ou ça sonne très vite kitsch. Il faut être très doué dans ce domaine, et Dennis est un super pianiste, un excellent musicien. En fait, il en a fait beaucoup plus que ce qu’on entend sur l’album. Nous avons pris beaucoup de temps pour tout faire. Tout ce qu’on entend est là pour une raison.
Visiblement, c’est surtout des sons organiques que vous avez utilisés. Est-ce la clé de l’intemporalité ?
Je voulais avoir un son moderne pour l’album, parce que je trouve que les productions aujourd’hui sonnent bien mieux, qualitativement parlant, que dans les années 80 et 90, mais je voulais aussi avoir un son organique. Nous travaillons sur Pro Tools, qui est un logiciel moderne d’enregistrement, mais on peut faire une prise, puis l’éditer pendant des heures, ou alors on peut ne faire que quelques prises – huit, dix ou peu importe – jusqu’à obtenir le bon feeling, puis éditer juste un tout petit peu la bonne prise. C’est avec cette dernière approche que nous avons travaillé pour cet album, pour que ça reste organique, en conservant un côté live. Nous avons passé de nombreuses heures pour obtenir les sons et tout. J’ai passé trois semaines rien que sur mon son de guitare, jusqu’à ce que j’en sois satisfait. C’est ce qui est bien quand on a son propre studio !
Dans « Consequence », Ron chante sur la « ruée vers la haute technologie » et se demande « qui est aux commandes maintenant [entre l’homme et la machine] ». De toute évidence, le monde de 2025 est très différent de celui de 1996, lorsque vous avez arrêté. Il y a maintenant les réseaux sociaux et les services de streaming, et on parle même de la révolution de l’IA… Quel est ton rapport à la technologie ? Comment un groupe en constante évolution perçoit-il et gère-t-il l’évolution technologique ?
L’IA peut être très utile. Ça peut t’aider à trouver des choses, à t’apporter des explications dont tu as rapidement besoin, ça t’aide à rédiger des e-mails, etc. D’un autre côté, ça peut être très dangereux : des gens vont perdre leur boulot. Le pire des scénarios, c’est si ça devient comme dans le film Terminator. Ce qui me fait un peu peur aujourd’hui, c’est où les gens vont chercher leurs informations, ceux qui se contentent de regarder toute la journée Facebook et Instagram et qui ne tiennent leurs informations que de ces plateformes. C’est dangereux, car on ne sait même pas si c’est vrai ou fabriqué de toutes pièces. Parfois, on voit quelqu’un parler, mais est-ce une vraie personne ? Ça se perfectionnera rapidement dans les prochaines années. Nous avons essayé de générer de la musique par IA, pas pour nous, je ne le ferai jamais, mais pour nous amuser, pour d’autres projets. Le résultat est déjà assez bon, mais il manque encore quelque chose. Peut-être que les non-musiciens n’entendent pas la différence, mais ils peuvent quand même le ressentir, mais ça aussi, ça se perfectionnera. Je pense que c’est important pour un groupe ou un artiste d’avoir une bonne production, un vrai son organique, et alors il aura sa chance, autrement il sera remplacé à l’avenir par l’IA. Cela dit, tout ça est intéressant, voyons ce qui va se passer !
J’ai sélectionné trois passages que je trouve intéressants car ils témoignent de votre sens du détail sonore et de l’originalité, si tu peux nous en dire quelques mots. D’abord, le refrain de « Consequence » qui est doté d’un traitement robotique sur le mot « default »…
Comme nous venons d’en parler, cette chanson parle de l’IA et Dennis a eu l’idée de mettre un effet de vocodeur dessus. Quand nous l’avons entendu pour la première fois, nous étions là : « Oups, est-ce qu’on peut vraiment faire ça ? » « Oui, bien sûr, on peut le faire ! »
Puis il y a la partie de palm mute qui descend progressivement dans les graves dans « Transparent Eye »…
En fait, c’est venu quand j’ai enregistré le dernier album d’Eluveitie. Jonas Wolf est un super guitariste, il travaille dans mon studio avec de nombreux groupes également, je fais appel à lui en tant que musicien de session. Et c’est lui qui en a eu l’idée. Il aimait la chanson et, après réflexion, il a dit que nous pourrions faire ça. J’ai donc fait des essais et voilà le résultat. Ce sera dur à jouer live, ceci dit, parce que pour le faire, je gratte la corde avec ma main droite et je pousse la tige de vibrato avec ma main gauche, mais il n’y a pas de tige de vibrato sur la basse, donc nous l’avons fait avec les clés d’accordage. Je ne suis donc pas certain que ça marchera en concert… [rires]. Nous pouvons essayer, mais probablement que nous ne le ferons pas.
« L’idée n’est pas juste de jouer vite ou d’en mettre plein la vue. Quand je conçois un solo, j’essaye toujours d’écrire une petite chanson dans la chanson. »
Et enfin, le solo d’orgue Hammond sur « Prolonging »…
« Prolonging » est l’outro de la chanson « Renewal ». C’est la fin de l’album et je voulais un son un peu chaotique, comme pour imager le monde qui se détériore. Je me suis réveillé un matin et j’ai entendu un orgue Hammond dans ma tête. Ce jour-là, au studio, j’ai demandé à Dennis, car c’est un excellent pianiste : « Vas-y et balance un solo d’orgue Hammond ! » Il était là : « Oh, je n’en ai pas joué depuis vingt ans ! » « Essayons quand même ! » Le résultat est ce qu’on entend sur le morceau. Je trouve que c’est fantastique !
Si Coroner est toujours immédiatement reconnaissable, chacun de vos albums a marqué une avancée. Vous êtes un véritable exemple d’évolution. Évidemment, il y a eu un grand écart temporel pour Dissonance Theory, mais si on compare le premier album et Grin, ce sont presque deux groupes différents…
Ça a commencé avec R.I.P., nous étions jeunes, j’étais à fond dans le style néoclassique, Yngwie Malmsteen Tony McAlpine et tous ces guitaristes géniaux. Plus tard, je me suis mis à davantage écouter des musiciens de jazz, comme Alan Holdsworth, Lee Ritenour, etc. et plein de groupes de prog des années 70, comme Emerson Lake And Palmer. Il y a aussi que quand nous avons composé R.I.P., nous n’avions jamais fait de concert, nous avons commencé à tourner juste après et alors nous avons appris que tout ne fonctionnait pas en live. Ça nous a donc influencés pour l’album suivant Punishment For Decadence. Puis nous avons continué à apprendre. En fait, Grin était une époque très spéciale. Le heavy metal était vraiment sur le déclin, ça n’intéressait plus personne, ça ennuyait tout le monde. A Zurich, en Suisse, il y avait une scène techno qui était en train de devenir énorme, tandis que le grunge de Seattle prenait de l’ampleur. Et puis tout le monde expérimentait un peu. Grin est le résultat de tout ça.
Coroner est un groupe qui a eu une profonde influence durant son absence. Perçois-tu cette influence chez les groupes d’aujourd’hui ?
Oui, il y a plein de musiciens qui m’en parlent. Par exemple, Mikael Åkerfeldt d’Opeth m’a dit qu’il nous avait beaucoup écoutés quand il a démarré avec son groupe. Le gars de Dimmu Borgir m’a dit qu’il écoutait Coroner tous les jours. Il existe des photos de Jeff Loomis qui joue de la guitare avec un t-shirt de Coroner. Il m’avait d’ailleurs invité à un concert d’Arch Enemy et il m’a dit : « J’ai essayé d’apprendre tes parties quand j’ai commencé à jouer de la guitare. J’apprenais avec les albums que j’aimais et tes parties étaient les plus dures à jouer ! » Evidemment, ça me rend fier. C’est génial.
Dans la chanson « Renewal », Ron n’arrête pas de répéter : « Ce qui reste » – ce sont même les derniers mots prononcés. Alors, que reste-t-il pour Coroner maintenant ? Que réserve l’avenir ? Pensez-vous faire d’autres albums, plus régulièrement, en l’occurrence ?
C’est possible. Tout dépend comment seront les deux prochaines années, comment cet album sera reçu par les fans. Jusqu’à présent, c’est super, je n’aurais pas demandé mieux. Il y a toujours le un pour cent de gens haineux, c’est normal. Il y a toujours un idiot qui écrit quelque chose parce qu’il a un petit pénis et plein de haine à déverser, genre : « C’est de la merde, retourne dans ton pays de merde avec toutes vos banques de Juifs. » T’es là : « Hein ? » Ça me fait rire. Et puis, s’il y a des personnes qui n’aiment pas, pas de problème. On n’est pas obligé d’aimer, on a le droit. Mais le fait est qu’en dehors de ce un pour cent, le reste des gens aime beaucoup. C’est tout à fait possible que nous fassions un autre album avant qu’un de nous ne meure. Mais pour l’instant, c’est important de faire un maximum de concerts. Nous voulons vraiment promouvoir cet album, parce que nous y avons mis beaucoup de nous. Nous voulons jouer autant que possible. Nous avons un nouveau tourneur en Europe ainsi qu’en Amérique, et ils travaillent très dur actuellement pour que nous puissions faire plein de dates.
Interview réalisée en visio le 16 septembre 2025 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Grzegorz Golebiowski (3) & Manuel Schuetz (2, 5, 6).
Site officiel de Coroner : coronerofficial.com.
Acheter l’album Dissonance Theory.



































Excellente interview !
Le palm mute sur ‘Transparent Eye’ m’a aussi interpellé, je suis content d’en savoir plus à ce sujet 🙂
Un excellent album, j’adore les solis qui me rappellent Voïvod et l’atmosphère ‘SF’.
J’ai hâte de voir en live comment ces morceaux s’intègrent à leur ancien catalogue.