Avec du goudron et des plumes. Voilà la sanction que semble vouloir infliger Dillinger Escape Plan aux observateurs qui auraient pensé ou souhaité voir un radoucissement de son propos musical avec certaines directions prises sur des titres du précédent opus pourtant acclamé, Option Paralysis.
Ben Weinman est un dingue. Un fou de la syncope, de la gifle à contre-temps, du cauchemar rythmique qui en ferait baver n’importe quel batteur sensé. Oui, mais voilà, pour la première fois depuis longtemps dans l’histoire de Dillinger, le batteur, Billy Rymer, est resté le même pendant deux albums d’affilée et celui-ci a eu le temps de se mettre au pas du guitariste et de ses compositions apocalyptiques. A tel point que même le frontman Greg Puciato, pourtant pas avare en démence musicale, a écarquillé les yeux et les oreilles quand il a entendu les maquettes du futur One Of Us Is The Killer : « C’est le premier album, depuis que j’ai rejoint le groupe, où, lorsque Ben (Weinman, guitariste, ndlr) m’a envoyé des chansons, j’ai dit : ‘Qu’est-ce qui se passe ? Ça sonne comme une ruche!’ » (interview accordée à Noisecreep en janvier 2013). Le cadre est donné : pas de demi-mesure, The Dillinger Escape Plan revient avec la ferme intention d’écraser toute forme de compromis hypothétiquement envisagé.
Le dernier titre d’Option Paralysis, « Parasitic Twins », tout comme son single étendard « Farewell Mona Lisa » avait fait entrevoir des ouvertures du groupe sur des déclinaisons plus enrobées du mathcore acharné qu’ils offraient sur les opus Miss Machine ou Calculating Infinity. Mais apparemment, c’était de l’ordre de la fausse piste. Car les quatre premiers titres de ce One Of Us Is The Killer viennent contredire tout début de théorie visant à expliquer qu’un groupe metal a tendance à calmer sa véhémence avec l’âge. Les membres de Dillinger ont presque tous dépassé la trentaine et la virulence musicale n’a jamais été aussi caractérisée, même si les débats ne s’étaient jamais vraiment assagis. L’envie ne s’est pas évanouie avec Jeff Tuttle, leur second guitariste parti en 2012, qui était, de leur aveu même, surtout un guitariste live, l’écriture demeurant le domaine quasi-réservé de Ben Weinman.
Dans un album toujours produit par leur ami de toujours Steeve Evetts, le son est brut, la production la plus légère possible, l’idée étant d’attaquer l’auditeur avec les moyens les plus directs. Résultat : un improbable couple batterie-chant quelques bons mètres devant tout le reste au mix final. Un parti pris très punk hardcore dans l’intention, histoire que l’auditeur ne confonde pas Dillinger avec n’importe quel groupe de post-quelque-chose. Sans oublier des mélodies vocales qui rappellent que Mike Patton a un jour chanté dans ce groupe, le temps d’un EP (Irony Is A Dead Scene) en 2002, et dont Greg Puciato est un fan absolu.
Interrogé par le magazine Revolver sur la possibilité d’employer un producteur différent pour cet album, Greg Puciato admet s’être questionné sur le sujet mais également avoir rapidement écarté l’option. Et donc quand Weinman et Puciato ont envie de mettre les points sur les i au niveau de l’intensité, l’ami de toujours produit et mixe dans ce sens. Et si Dillinger n’a jamais habitué ses fans à des albums calmes, celui-ci surprend encore par ses attaques rythmiques sans règles : le single « Prancer », l’acharné « When I lost My Bet », l’effrayant et inénarrable « Magic That I Held You Prisoner » sont tous autant de titres qui frappent en pleine tête même les plus habitués aux joutes hardcore et metal violentes.
Car les Dillinger se mettent un cran au dessus, ou plutôt à côté de la mêlée, avec une folie rythmique empruntée au free-jazz qui donne cet aspect déstructuré sans limite, un genre qui se retrouve aussi dans le toucher de batterie et la liberté prise par les parties de guitare et de basse. Sans pour autant avoir mis de côté une lourdeur très metal par moments, comme sur les riffs du mystérieux « CH 375 268 277 ARS » ou de l’imposant « Hero Of The Soviet Union », deux titres tout en puissance syncopée, un art maintes fois mis en avant chez ces Américains. Pour contrebalancer cette intensité, l’auditeur retrouvera à plusieurs reprises dans l’album, et de manière plus marquée sur les titres « Nothing’s Funny » ou « Paranoïa Shields », des passages mélodiques habilement placés, voire des refrains vraiment accrocheurs, tel que sur le morceau éponyme. Un saxophone, quelques trompettes ainsi que des ambiances électro légères héritées de l’époque Ire Works (2007) viendront quant à eux participer à repousser les bornes musicales de l’album.
Cette impression d’agressivité dans un univers sans frontière vient très sûrement du fait que la formation a voulu sortir d’un carcan dans lequel elle aurait pu entrer, comme l’explique Puciato : « Nous avons fait un réel effort conscient cette fois-ci pour essayer de faire quelque chose de différent. […] N’importe quoi que nous puissions faire pour nous pousser dans des territoires inconfortables, parce que je pense que c’est nécessaire, car personne d’autre ne le fera. » D’où ce sentiment d’évoluer dans une forme d’instabilité chronique tout au long des titres ; l’auditeur ne sait pas ce qui va lui tomber au coin de la figure et c’était bien là l’effet recherché, même si l’écoute pourra se révéler épuisante. Ne pas tomber dans la facilité pour aller de l’avant d’une manière créative.
Dillinger prend le parti de se mettre en danger en remettant en question ses recettes, de conserver l’originalité de son univers musical en réinjectant de la folie dans ses titres. Sur « One Of Us Is The Killer » par exemple, les velléités sont même progressives : d’un début jazzy, on passe par un refrain accrocheur et des ambiances aériennes avant une explosion finale toute en intensité. La boîte à rythme Drum’n Bass malsaine utilisée au début de « Understanding Decay » fait nager l’auditeur en domaine étrange avant d’apporter un chaos très « Pattonien » époque Mr. Bungle, où des harmoniques dissonantes se conjuguent avec des contre-temps rythmiques détonants. L’univers musical de l’album Miss Machine n’est pas loin ; comme si l’influence de Patton était réapparue, dans une sorte de réminiscence inconsciente, sous diverses formes alambiquées de surprises rythmiques et vocales.
N’y a-t-il pas cependant péril à trop désarçonner l’auditeur ? La préoccupation ne pèse pas dans les choix de Puciato, Weinman et consorts qui ont essayé de faire « plus rapide, plus agressif et plus complexe », pas pour entrer dans une sorte de compétition avec quiconque, simplement pour faire aller encore plus loin leur vision désaxée de la musique. The Dillinger Escape Plan n’a cure de sonner metal, hardcore ou jazz ; il balance à la figure du monde cet amas de démence aux ramifications complexes. Avec la clairvoyance musicale très mature qui s’oppose à la diablerie intérieure qui ressort sur chaque piste de One Of Us Is The Killer, les enfants terribles de Dillinger Escape Plan rient intérieurement de la grosse bêtise qu’ils viennent de faire et jubilent à l’avance de la façon dont ils propulseront ces titres dans leurs prestations scéniques déjantées. L’un d’eux est peut-être le tueur, mais tous sont coupables des méfaits commis dans ce nouvel épisode aux allures de folle échappée.
Album One Of Us Is The Killer, sortie le 14 mai 2013 chez Sumerian Records / Party Smasher Inc.
Un chronique dithyrambique qui donne vraiment envie d’écouter ce nouvel opus !
Pourtant, je suis méfiant vu le titre qui avait été proposé à l’écoute il y a quelques temps, et qui était certes efficace, mais sans réel intérêt au vu du reste de la discographie du groupe…
Aussi fan de Calculating Infinity et Miss Machine que d’Option Paralysis, et au vue de l’écart musical de ces albums, je me demande encore comme DEP pourrait encore me surprendre…en bien en tout cas !