Trente ans après leurs débuts dans les bars de Boston, Dropkick Murphys signe avec For The People un album à la fois viscéral et personnel. Derrière l’énergie punk et les guitares retrouvées après deux disques acoustiques inspirés de Woody Guthrie, Ken Casey ouvre grand la porte sur son histoire familiale. Le chanteur y évoque sans détour le suicide de son père, le poids du silence et la transmission d’une génération à l’autre, mais aussi l’influence déterminante de son grand-père, syndicaliste et militant, dont l’esprit de révolte imprègne encore aujourd’hui chaque prise de parole du groupe.
Dans cet entretien, Ken revient sur cette dimension intime et politique, sur l’équilibre entre colère et humanité, et sur la manière dont Dropkick Murphys cherche toujours à inspirer les autres tout en se nourrissant lui-même de cette énergie collective. Il évoque aussi le retour d’Al Barr sur un morceau, symbole d’un lien indéfectible au sein du groupe, et ce besoin vital de rester sincère, engagé et profondément humain dans un monde de plus en plus cynique.
« C’est un disque fait pour inspirer et, parfois, personne n’a plus besoin de cette inspiration que nous-mêmes, les Dropkick Murphys. »
Radio Metal : Ce nouvel album s’appelle For The People, mais à bien des égards, il paraît très personnel, presque intime. On a vraiment l’impression que tu t’y livres plus que jamais, d’une manière très sincère.
Ken Casey (chant) : Oui. Personne ne m’avait encore dit ça, mais tu as raison. Nous sommes des gens aussi, après tout. C’est pour tous les gens. Je crois que c’est un disque fait pour inspirer et, parfois, personne n’a plus besoin de cette inspiration que nous-mêmes, les Dropkick Murphys. Que ce soit en racontant nos vies à travers les chansons ou simplement en ressentant, sur scène, la force de voir le public chanter ces paroles avec nous. Tu peux lire dans les yeux de quelqu’un si une chanson l’inspire. Parfois, c’est un cri de révolte, un poing levé, et d’autres fois, tu sens que ça le ramène à quelqu’un qu’il a perdu, à un souvenir – moi, je l’ai écrite en pensant à un proche disparu, mais tu vois dans le regard du public que ça fait écho à leur propre histoire. Alors oui, au fond, Dropkick Murphys est sans doute le premier à bénéficier de sa propre inspiration.
On sent aussi une idée d’héritage dans ce disque : comme si tu passais le flambeau, en rendant hommage à ceux qui t’ont forgé et à ce que tu veux transmettre aux générations suivantes.
Exactement. Nous pensons souvent à la façon dont les gens de notre vie nous ont façonnés, et à notre tour, à ce que nous pouvons faire pour offrir ces mêmes chances aux autres. Ça peut être la famille – un grand-père, un père, nos enfants – mais aussi un héritage collectif. Quand je parle de protestation, je pense à toutes ces personnes qui se sont battues contre le fascisme pendant la Seconde Guerre mondiale, ou à ceux qui se sont battus pour les droits des travailleurs, aux Américains qui ont lutté pour les droits civiques, aux femmes qui se sont battues pour le droit de vote. Crois-moi, si Donald Trump et la droite chrétienne nationaliste en avaient la possibilité, ils remettraient tout ça en cause, jusqu’au droit de vote des femmes. Alors, penser à tous ces combats, à tous ces sacrifices pour qu’on ait ces droits, et imaginer qu’on pourrait les perdre en quelques années à peine, ça me pousse à dire non. On ne peut pas se taire. Pas maintenant.
Tu évoques ton grand-père dans une chanson, et tu te demandes s’il serait fier de toi. Mais s’il voyait la société actuelle, comment penses-tu qu’il la percevrait ?
C’était un syndicaliste, un militant pour les droits des travailleurs. Il serait horrifié, dégoûté même, par beaucoup de choses qu’il verrait aujourd’hui. C’est pour ça que, j’espère, il serait fier de la manière dont nous nous engageons. Je pense qu’il serait fier du succès, oui, mais surtout de la façon dont nous nous sommes comportés tout au long de notre carrière, et dont nous agissons en ce moment. Sa femme, ma grand-mère, est décédée juste avant la pandémie. Elle a vu une bonne partie du chemin parcouru, et elle disait souvent : « J’aimerais que John puisse voir ça. » Je l’imagine parfois me dire, comme tous ceux de cette génération : « Tu te rends compte de ce qu’on a sacrifié pour que tu aies ce que tu as ? Alors bouge-toi. » Mon grand-père m’a élevé avec cette idée : « Si tu ne te défends pas face à un tyran, tu auras pire à la maison » [petits rires]. Il avait un caractère bien trempé. C’est resté en moi : je ne peux pas me taire.
Tu parles de ce modèle masculin fort. Comment cette relation a-t-elle influencé ta vision de la masculinité ?
Elle m’a profondément marqué, oui. A la fois, j’ai été élevé par une mère célibataire. Donc j’avais d’un côté ce grand-père très fort, très combatif, et de l’autre ma mère, qui m’a montré qu’il existe d’autres formes de force – pas forcément masculines, pas forcément physiques. Ces deux modèles m’ont appris qu’il y a plusieurs manières d’être fort, et je suis vraiment reconnaissant d’avoir eu ces deux influences-là dans ma vie.
« Mon grand-père m’a élevé avec cette idée : ‘Si tu ne te défends pas face à un tyran, tu auras pire à la maison’ [petits rires]. Il avait un caractère bien trempé. C’est resté en moi : je ne peux pas me taire. »
Comment c’était, de grandir dans un environnement aussi politisé ? Parce que ton grand-père était très engagé dans les luttes syndicales…
Oui. À l’époque, la classe ouvrière de Boston n’était pas aussi divisée qu’aujourd’hui. Mon grand-père, comme beaucoup d’autres, se battait pour tous les travailleurs contre la cupidité des grandes entreprises. Aujourd’hui, ces mêmes entreprises ont réussi à dresser les travailleurs les uns contre les autres sur des questions politiques. C’est pour ça que les syndicats ne sont plus aussi puissants : leurs membres ne sont plus unis. La moitié se dit prête à fermer les yeux sur la cupidité des patrons, même si ça nuit à leurs propres familles, du moment qu’ils peuvent continuer à déverser leur haine ou leur racisme. Ce genre de division, au fond, a toujours existé dans la société. À l’époque de mon grand-père, c’étaient les Irlandais qui étaient discriminés par d’autres groupes. Le racisme a toujours été un moteur central dans ces divisions, mais aujourd’hui, même les Blancs se retrouvent à se déchirer entre eux, et ça prend une tournure encore plus malsaine.
Aux États-Unis, la gauche a été diabolisée, comme si elle ne représentait pas les vrais travailleurs, comme si elle n’était pas capable de « subvenir » ou de « protéger ». C’est là, je crois, que Dropkick Murphys a un rôle important à jouer, parce qu’à ce discours que Donald Trump et l’extrême droite essaient d’imposer – « si tu es un homme blanc viril, tu dois être républicain » –, nous y répondons : non, c’est faux. Une personne forte, quel que soit son genre ou sa couleur de peau, c’est quelqu’un qui aide les autres. Tout ce qu’ils défendent, en réalité, ne sert que les riches, les puissants et une poignée de Blancs chrétiens qui veulent dominer la société, contrôler les autres. Ce n’est pas du tout sur ces principes que l’Amérique s’est fondée. Rappelons-le : on est tous des immigrés, ici. Alors, voir des gens s’indigner que des Mexicains viennent s’installer aux États-Unis est ironique – une partie de ce territoire leur appartenait autrefois. Et les populations autochtones, elles, n’ont jamais été traitées équitablement, ni autrefois ni aujourd’hui. Bien sûr, il y a eu un génocide à l’arrivée des colons, mais même de nos jours, les minorités continuent d’être victimes d’injustice. Et quand tu veux les aider, la droite appelle ça du « socialisme », mais donner de l’argent public à un milliardaire pour lancer une entreprise technologique, ça, bizarrement, ce n’est pas du socialisme ? Il y a une hypocrisie immense. Le socialisme d’entreprise, ça passe, mais aider les gens, c’est le grand méchant mot. C’est le plus grand tour de passe-passe réussi par la droite américaine : faire croire aux masses qu’elle agit pour elles, alors qu’elle agit contre elles.
C’est pour ça que tu as voulu ouvrir le disque avec « Who’ll Stand With Us » ? Comme une sorte d’appel à se réveiller ?
Exactement. L’idée est de rappeler que personne ne viendra nous sauver. C’est à nous, les gens – « We the people », comme c’est écrit dans la Constitution – d’agir. A l’époque, je ne sais pas si ceux qui ont écrit ces mots les appliquaient à tout le monde, mais l’esprit du texte, c’est bien ça : tous les êtres humains sont égaux. Alors si tu veux brandir le drapeau du patriotisme, comment peux-tu ignorer ça ? Ça n’a aucun sens. De toute façon, les faits et le bon sens n’ont plus de valeur dans l’Amérique d’aujourd’hui. Tu as déjà vu le film Idiocracy ? Il était censé imaginer la société dans deux cents ans, et en fait, vingt ans après sa sortie, il a déjà tout juste. Avant cet album, nous avons sorti deux disques acoustiques autour de Woody Guthrie. Il y avait une chanson que nous avons mise en musique, « Ten Times More », qui dit en gros : il faut se battre, chanter, protester dix fois plus fort que l’adversaire si tu veux que les choses changent. La droite, elle, est experte là-dedans : parler sans cesse, mentir, répéter. Tu regardes des gens comme Pam Bondi, Kristi Noem, Donald Trump, J.D. Vance, etc., ils crient devant la caméra, répètent des mensonges, et au bout d’un moment, c’est celui qui hurle le plus fort qui domine. Les faits n’ont plus aucune importance. Dans ce cas, nous aussi, on va crier – mais pour de bonnes raisons.
Comme tu l’as mentionné, vous avez sorti deux albums acoustiques, et celui-ci marque un vrai retour aux guitares électriques, à l’énergie punk…
Oui. Ces albums acoustiques ont été comme une remise à zéro dans notre carrière. Nous nous sommes lancé un défi que nous n’avions jamais relevé avant : faire des disques acoustiques tout en gardant notre agressivité. Après deux albums comme ça, nous étions prêts à recommencer un nouveau chapitre. J’ai vraiment le sentiment que nous entamons la deuxième moitié de notre carrière, et que nous avions besoin de retrouver cette puissance, ce son punk rock. C’est une question d’énergie, d’envie. Pas forcément pour l’extérieur, pas pour « faire plaisir » aux fans, mais pour nous, pour rallumer notre flamme et nous motiver à tout donner sur scène. Cette pause nous a permis de remettre nos priorités à plat, de redéfinir ce que nous voulions laisser comme héritage. Et puis, le travail autour de Woody Guthrie, les textes que nous avons mis en musique, ça nous a aussi rappelé que nous devions élever encore plus nos voix militantes. Pas que nous ne l’ayons jamais fait, mais plus les enjeux deviennent grands, plus il faut que nos voix portent fort.
« Une personne forte, quel que soit son genre ou sa couleur de peau, c’est quelqu’un qui aide les autres. »
On sent aussi beaucoup d’amitié dans cet album. Je pense notamment à la chanson sur Pennywise, qui apporte un peu d’humour aussi.
Oui, il faut garder de l’humour, de l’humanité. Il faut se souvenir des bons moments. Quand tu fais un album avec des messages profonds à faire passer, si tu proposes douze chansons graves d’affilée, au bout d’un moment, les gens décrochent. Nous avons toujours voulu que chaque disque exprime une gamme d’émotions. Sur celui-ci, je dirais qu’il y a trois morceaux qui abordent directement la situation politique : « Who’ll Stand With Us », « Bury The Bones » et « Fiending For The Lies ». Sur douze titres, c’est un bon équilibre. A côté, tu as des morceaux plus fous comme « The Big Man », ou des hommages à des proches, à des figures importantes pour nous comme Shane MacGowan, mon grand-père ou mon père. Chaque album doit avoir une forme d’équilibre. Mais c’est vrai que « Who’ll Stand With Us », en ouverture, et même la pochette, tout ça a une vocation : inspirer les gens à se lever, à protester. En même temps, nous leur rappelons qu’on peut le faire avec joie [rires]. Je crois que c’est important : on peut se battre, mais il faut garder un peu de lumière. En Amérique, les mauvaises nouvelles tombent en continu, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Beaucoup de gens finissent épuisés, sans exutoire. Ils déconnectent, coupent leur téléphone, se retirent des manifestations. C’est exactement ce que veulent Trump et les siens : nous user jusqu’à ce qu’on abandonne. Cet album est une forme de protestation, oui, mais aussi un rappel : il reste de l’humanité, il reste de bons moments à vivre, même dans la lutte.
Il y a aussi cette idée de communauté, avec des groupes comme Pennywise ou d’autres qui partagent le même combat, la même vision. Tu ressens cette appartenance ?
Oui, même si, honnêtement, je suis déçu qu’il n’y ait pas plus de groupes qui s’engagent. J’aimerais qu’il y en ait davantage. Certains ont des circonstances atténuantes : un membre du groupe sans papiers, un conjoint en situation précaire, des proches menacés, etc., et ils doivent faire attention à ce qu’ils disent, parce qu’un mot mal interprété peut avoir des conséquences graves. C’est la réalité actuelle. Des gens vivent dans la peur de ce « coup frappé à la porte ». Nous, Dropkick Murphys, nous nous rendons compte que nous avons la chance d’être citoyens américains, et blancs. Ce qui, il faut le reconnaître, nous donne un certain privilège – on parle de « privilège blanc ». Mais justement : autant s’en servir pour de bonnes choses, pour donner de la voix à ceux qui n’en ont pas. Grâce à la musique, nous avons cette tribune, et nous essayons de nous en servir pour représenter tout le monde, pas seulement nous. Beaucoup de gens n’ont pas les moyens de se défendre. Personne ne vient au secours d’une personne harcelée parce qu’elle appartient à une minorité – surtout si elle est en situation irrégulière, mais même parmi les citoyens américains, beaucoup sont arrêtés arbitrairement, parce qu’ils ont été profilés, puis disparaissent. Je pense qu’un jour, on découvrira l’ampleur de ce qui s’est passé dans l’ombre. Je ne veux pas comparer ça à la Seconde Guerre mondiale, mais il y a des horreurs dont on n’a pas encore pris la mesure. Il y a des gens disparus dont on ne parle jamais. J’espère qu’un jour, justice sera faite pour eux et pour leurs familles.
Avec le succès, les tournées, la musique, comment tu arrives à rester connecté à toutes ces réalités ?
Je crois que je resterai toujours un adolescent, quelque part. C’est ce qui me garde jeune dans ma tête, et c’est aussi ce qui me pousse à continuer la musique après toutes ces années. Je reviens toujours, naturellement, à la personne que j’étais avant tout ça. Même si je gagne mieux ma vie qu’à l’époque, je suis toujours ce gars-là. Je viens de ce milieu, mes amis viennent de là, et c’est à travers cette grille-là que je vois la société. Rien ne changera ça. Quand on parle de fossé entre les riches et les pauvres, il faut voir à quel point c’est devenu absurde. Aujourd’hui, quelqu’un qui gagne cinquante mille dollars par an est en colère contre celui qui en gagne deux cent cinquante mille, alors qu’aucun des deux n’a de réel pouvoir. C’est pareil pour les travailleurs : celui qui gagne quinze dollars de l’heure sans syndicat déteste celui qui en gagne vingt-cinq avec un syndicat. Ce n’est pas entre nous qu’on devrait se battre. On devrait tous être en colère contre celui qui possède cinq cents milliards de dollars et qui n’en fait rien pour changer le monde. Gardes-en deux cents, pas de problème, tu vivras très bien, mais avec les trois cents restants, fais quelque chose de bien, au lieu d’envoyer des fusées sur Mars.
Tu disais tout à l’heure que tu restes fidèle à la personne que tu étais plus jeune. Justement, qui étais-tu à cette époque ? Qui était le « petit Ken » ?
J’étais juste un gars du quartier. Mes priorités étaient mes amis, ma famille, être un bon pote, un travailleur parmi les travailleurs. J’essayais juste d’être un mec bien. Bon, je pense que j’étais un peu plus rancunier à l’époque, un peu plus revanchard envers mes ennemis, mais aujourd’hui, cette combativité me sert. Quand tu luttes contre un système oppressif, tu peux puiser dans cette colère d’antan, la transformer en énergie utile. Comme je le disais, ça, c’est la partie de moi qui ne changera jamais. J’ai évolué, évidemment, je n’agis plus comme avant, mais rien ne pourra changer la personne que j’étais et la façon dont j’ai été élevé. Tu pourrais m’emmener sur Mars, je resterais le même gars, c’est certain.
« L’idée est de rappeler que personne ne viendra nous sauver. C’est à nous, les gens – ‘We the people’, comme c’est écrit dans la Constitution – d’agir. »
Parce que ton éducation t’a forgé comme ça ?
Oui. Mon éducation, et aussi la ville de Boston. Là-bas, si tu prends trop la grosse tête, on te le fait vite comprendre – un peu comme mon grand-père. Nous essayons toujours de garder les pieds sur terre, de voir le groupe comme un cadeau précieux, mais aussi comme un vrai boulot. Parce qu’un boulot, c’est ça : tu viens, tu donnes tout, peu importe ton humeur, même si t’es malade, même si la fatigue ou le mal du pays se font sentir. Tout le monde fait ça dans la vraie vie. Certains musiciens vivent dans une bulle, ils pensent qu’ils peuvent se permettre certains comportements juste parce que tout ne tourne pas comme ils veulent, mais non, il faut suivre les mêmes principes que n’importe qui d’autre. Même en tant qu’employeurs, on ne peut pas maltraiter les gens qui travaillent avec nous. On ne peut pas chanter sur les droits des travailleurs et être de mauvais patrons. Nous sommes fiers d’avoir une équipe qui nous accompagne depuis des décennies. C’est une vraie famille. Nous essayons de mettre en pratique ce que nous prêchons, de maintenir une bonne ambiance. C’est une chance d’avoir ce genre de relation. Nos objectifs, c’est de subvenir à nos besoins, bien sûr, mais aussi d’apporter de l’espoir et un peu de bonheur aux autres. Tout ce que nous donnons, nous le recevons au centuple. C’est le beau paradoxe de ce que nous faisons.
Comment ta famille a-t-elle réagi quand tu as décidé de te lancer dans la musique professionnellement ?
J’ai commencé le groupe sur un pari de trente dollars ! Tout le monde a ri, personne ne me prenait au sérieux. Pour eux, c’était juste un passe-temps, et pour moi aussi, au départ. Mais le pari est devenu un hobby, puis ce hobby a pris de plus en plus de place, jusqu’à devenir une vraie aventure. Un jour, j’ai demandé à ma famille si ça les dérangeait que nous partions en tournée, juste un an, histoire de vivre une expérience. En fait, nous ne sommes jamais vraiment revenus. Je n’en reviens toujours pas que nous fassions ça depuis presque trente ans. Je suis plein de gratitude, vraiment, parce qu’il y a peu de groupes qui arrivent à continuer à tourner aussi longtemps – et encore moins à sortir de nouveaux morceaux que les gens ont envie d’écouter. J’ai vu récemment un groupe que j’adore depuis des années, qui a sorti un super album. Ils n’ont joué qu’un seul morceau du disque, le reste, c’était leurs vieux classiques, parce que c’est ce que le public voulait. C’est triste, surtout quand les nouvelles musiques sont bonnes. Peut-être que ce jour viendra pour Dropkick Murphys aussi, je ne sais pas. Pour l’instant, les gens accueillent très bien le nouvel album, et c’est tout ce que nous pouvons espérer.
C’est aussi un retour aux sources, à ce qu’on aime chez Dropkick Murphys, et puis, il y a le retour d’Al Barr…
Oui ! Al est quelqu’un de très drôle, dans le sens où il doute toujours de lui. Quand nous lui avons demandé de revenir chanter, il a sorti toutes les excuses possibles : « Je n’ai pas chanté depuis longtemps, je ne vais pas y arriver… » Je lui ai dit : « Tais-toi et viens ! » Evidemment, dès qu’il a ouvert la bouche, c’était comme s’il n’était jamais parti. Certaines de nos chansons, avec ces échanges de lignes rapides, sont faites pour être chantées à deux voix. Dès l’écriture de ce morceau, je savais que je voulais Al dessus. Je l’ai chanté seul une fois en concert, avant même la sortie du disque, pour tester l’arrangement, et j’ai cru que j’allais exploser, il y avait tellement de mots à sortir d’un coup ! Al a toujours fait partie de la famille, qu’il soit avec nous ou pas. Alors le fait qu’il soit là sur ce disque, c’est vraiment symbolique, ça compte beaucoup.
Tu parles souvent du groupe comme d’une famille. Comment les autres ont-ils réagi à la chanson sur ton père ?
Je crois que ça a touché tout le monde un peu de la même manière que les fans. Chacun y a vu un écho à sa propre histoire familiale : un père, un grand-père, un proche disparu. Certains ont été plus touchés par « Streetlights », d’autres par « Chesterfields », selon ce qu’ils ont vécu. Il y en a qui ont perdu quelqu’un tragiquement, d’autres qui se sont simplement rappelé de bons souvenirs. C’est beau, parce que ces gars-là montent sur scène tous les soirs avec moi. S’ils peuvent ressentir cette émotion en jouant, la partager avec le public, alors c’est réussi.
« J’ai commencé le groupe sur un pari de trente dollars ! Tout le monde a ri, personne ne me prenait au sérieux. »
Comment as-tu su que tu étais prêt, que c’était le bon moment pour à raconter cette histoire ?
Je ne sais pas. C’est sorti tout seul, presque comme un trop-plein. Ce n’était pas du tout prémédité, du genre : « Tiens, c’est le bon moment pour écrire cette chanson. » Chez moi, ça fonctionne comme ça : les choses montent, arrivent d’un coup, et je les mets sur le papier. Cette chanson, je l’ai écrite d’une traite, presque du début à la fin. Il en y a qui me prennent des mois, parce que j’ai une idée, je la note, et je la laisse mûrir, mais celle-là, non : en une journée, tout était là. Quand ça arrive comme ça, je crois que c’est parce que c’est quelque chose qui doit sortir. Cette chanson parle précisément du jour où mon père est mort. Souvent, j’ai l’impression de ne plus avoir aucun souvenir d’avant, comme si ce jour-là avait effacé tout ce qui le précédait. D’une certaine façon, c’est devenu le premier jour de ma vie – un jour fondateur, même si son souvenir est douloureux.
Parfois, on ne peut pas avancer tant qu’on n’a pas posé les mots, tant qu’on n’a pas partagé ce qu’on porte. Je ne dis pas que je n’avais pas fait mon deuil, mais ça m’a aidé. Ça m’a aussi permis d’avoir des conversations plus profondes sur ma vie, sur mon père, y compris avec mes enfants, parce qu’une fois que tu ouvres la porte, que tu parles de choses comme le suicide – c’est comme ça qu’il est mort –, ça permet aux gens d’en parler à leur tour. Depuis la sortie de cette chanson, je ne compte plus les personnes qui sont venues me voir en me disant : « Mon frère, mon père, ma sœur s’est suicidé(e) » et elles veulent en parler. C’est ça, la beauté de la musique. Tu ouvres une ligne de communication – avec le public, avec des inconnus, parfois même avec ta propre famille. Les gens marchent seuls dans la rue avec leurs écouteurs, mais quand ils entendent une chanson dans laquelle ils se reconnaissent, ils ne sont plus seuls. Et même s’ils ne se reconnaissent pas complètement, ils savent que je les laisse entrer dans ma vie – et d’une certaine manière, ils en font partie.
Parler du suicide, c’est aussi un acte politique, parce que ça reste encore un énorme tabou, dans beaucoup de sociétés.
Oui. Regarde mon propre parcours : j’ai grandi dans une famille très catholique. Mes grands-parents vivaient littéralement pour l’Église, j’ai été à l’école catholique, les sœurs étaient mes profs… Et aucune d’elles n’est venue à la veillée funéraire. Ma paroisse a même refusé que mon père soit enterré là. Nous avons dû aller dans une autre, où un membre de la famille était prêtre. Donc même à ce moment-là, la politique de l’Église s’en est mêlée. C’est ce qui rend tout ça si tabou. Une des raisons pour lesquelles tout cet épisode m’a autant marqué, c’est que ma mère ne m’a pas dit la vérité tout de suite, que c’était un suicide. Elle ne savait pas comment m’en parler. Trois ans plus tard, c’est un gamin de mon école qui me l’a dit. Ça m’a plongé dans une colère, un sentiment de trahison. Ma mère m’a expliqué plus tard qu’elle se levait chaque jour en se disant : « Je vais lui dire aujourd’hui », et elle n’y arrivait pas. Jusqu’au lendemain, et encore au lendemain. Je lui ai pardonné, mais je ne l’ai vraiment comprise que quand j’ai eu mes propres enfants. Quand ils ont commencé à me demander pourquoi ils n’avaient qu’un seul grand-père, je n’ai pas pu leur dire la vérité tout de suite non plus. Quand ils avaient cinq, six, sept ans, je ne pouvais pas. Plus tard, quand je leur ai enfin expliqué que leur grand-père s’était suicidé parce qu’il souffrait beaucoup, j’ai eu comme un déclic : « Si moi, je n’ai pas pu dire la vérité à mes enfants qui n’ont jamais rencontré leur grand-père, comment ma mère aurait-elle pu me la dire à moi ? » Tout finit par se boucler, avec le temps.
C’est peut-être ça aussi, la beauté de vieillir.
Oui. Comprendre enfin ses parents. Et puis voir ses enfants ne pas te comprendre à leur tour… en espérant qu’un jour, eux aussi, comprendront.
« Ce qui m’a toujours attiré chez les Ramones ou The Clash est que tu avais l’impression que c’étaient juste des types ordinaires qui faisaient quelque chose que toi aussi tu pourrais faire. Dropkick Murphys, c’est un peu la même chose. »
Je trouve que ta manière d’être aussi ouvert sur ta vie, sur ce qui t’a façonné, rend ton message encore plus fort. On comprend mieux pourquoi tu te bats, et on se sent plus proches de toi, parce que tu n’es pas juste une icône : tu restes profondément humain.
Oui, c’est vrai. Tu vois, je n’y avais jamais réfléchi avant cette conversation, mais c’est intéressant : d’un côté, tu demandes aux gens de se lever avec toi, de t’accompagner dans un combat, et de l’autre, tu leur montres tes failles, ton humanité. Je crois que c’est justement ça qui pousse les gens à te suivre encore plus sincèrement. C’est comme en politique : un politicien sincère, naturel, inspire davantage confiance qu’un politicien qui semble jouer un rôle. Dans tous les domaines, on cherche ça : des personnes authentiques, auxquelles on peut faire confiance. Même si tu ne vis pas la même chose qu’elles, tu te reconnais dans leurs émotions. Peut-être que tu n’as pas perdu ton père, mais personne ne traverse la vie sans pertes. Et si ce n’est pas encore arrivé, malheureusement, ça viendra.
Quand on comprend à quel point tu restes fidèle à tes valeurs, on voit bien que ce n’est pas une posture ou une stratégie de communication.
Oui, et heureusement, Dropkick Murphys vit totalement en dehors du monde du marketing. Seigneur, quel soulagement ! C’est un des grands privilèges d’être dans un groupe punk. Je ne dis pas qu’aucun groupe punk ne fonctionne ainsi, mais tu vois, à part les Sex Pistols à l’époque, c’est justement ce qui m’a toujours attiré chez les Ramones ou The Clash : tu avais l’impression que c’étaient juste des types ordinaires qui faisaient quelque chose que toi aussi tu pourrais faire. Dropkick Murphys, c’est un peu la même chose. Après trente ans de carrière, les fans qui nous suivent depuis le début ont grandi avec nous. Si tu écris sur ta vie, sur ton évolution, ceux qui t’écoutent se retrouvent aussi dans ce parcours. Beaucoup de nos fans nous ont découverts adolescents, et aujourd’hui, ils viennent aux concerts avec leurs enfants. Je pense que je vais vraiment flipper le jour où quelqu’un viendra avec son petit-fils.
Peut-être que c’est déjà arrivé !
Tu as raison, c’est possible, mon Dieu !
Tu gardes quand même espoir pour le monde ? Tu crois que le changement est encore possible ?
Oui, j’aime à croire que le bien finira toujours par l’emporter sur le mal. Ce qui me fait peur aujourd’hui, c’est ce monde nouveau, ce contrôle technologique grandissant – que ce soit l’intelligence artificielle ou les réseaux sociaux. On pourrait très vite basculer dans une société où une poignée d’individus contrôlerait des masses entières. Je ne parle pas seulement d’argent. Il y a des moyens aujourd’hui qui permettent de contrôler les foules sans qu’il y ait une armée devant leur porte. Il suffit d’un système : la monnaie numérique, une identité biométrique, la surveillance permanente. Tu critiques le gouvernement ? On te coupe l’accès à ton compte bancaire. Ce genre de scénario me terrifie, si les gens ne reprennent pas le pouvoir maintenant, pour empêcher ces avancées technologiques d’être retournées contre nous. Pourtant, ces mêmes technologies pourraient être utilisées pour le bien. On n’a jamais eu autant de richesses, de moyens, d’intelligence collective, et pourtant, tout ça ne profite pas à la majorité. C’est insensé.
Qu’y a-t-il de mal à dire qu’il faut utiliser ces outils pour améliorer la vie des gens ? On peut garder un système capitaliste, mais plus juste. Dans les années 1950, aux États-Unis, si tu gagnais des milliards, tu étais imposé à quatre-vingt-dix pour cent. Ça n’empêche pas les salauds d’exister, mais au moins ça remet un peu d’équilibre. L’Amérique a beaucoup de travail devant elle. D’abord pour reprendre le pouvoir à un mégalomane cupide et narcissique, mais surtout pour bâtir des garde-fous afin qu’une telle dérive ne puisse plus jamais se reproduire, parce qu’il y a désormais des milliers de petits « apprentis Trump » qui ont vu la recette : mentir, attaquer, renchérir, exercer des pressions. Certains essaient d’appliquer cette méthode à leur échelle. Heureusement, ça a marché pour peu d’entre eux. Dans les bastions les plus conservateurs, oui, mais dans les États-clés, beaucoup de gens ont dit stop. Ça me donne un peu d’espoir.
« Les États-Unis ont perdu le droit de donner des leçons de démocratie à quiconque. »
Il y aura sans doute une forme de lassitude. Ça fait dix ans maintenant que cette rhétorique domine, depuis son arrivée sur la scène politique. Toute une génération d’Américains n’a connu que ça : la colère, les mensonges, la division. Beaucoup pensent que les choses vont « revenir à la normale », mais il y a des millions de jeunes qui n’ont jamais connu cette « normale ». Et même cette normalité-là n’était pas exemplaire. Il y avait déjà des gens puissants et riches qui étaient avides, mais c’était un tout petit peu moins malveillant, ou ils cachaient mieux leur jeu. Aujourd’hui, au moins, tout est à découvert. C’est peut-être la seule chose positive : le racisme américain n’est plus dissimulé. J’ai cru, naïvement, qu’avec Obama, on avait tourné la page. En réalité, le racisme s’était juste terré sous une pierre. Aujourd’hui, il est visible, il est là, au grand jour. On ne peut pas réparer ce qu’on refuse de voir. Alors oui, on est plongés dans l’obscurité, mais au moins, la lumière éclaire les véritables blessures du pays. Peut-être qu’un jour, on apprendra de tout ça et qu’on en sortira meilleurs. Une chose est sûre : les États-Unis ont perdu le droit de donner des leçons de démocratie à quiconque.
Penses-tu que tes enfants reprendront le flambeau, qu’ils poursuivront le combat ?
Je ne sais pas. J’ai l’impression que mes enfants, et beaucoup de jeunes de leur génération, vivent avec cette idée qu’on retrouve dans les films : « Le bien finit toujours par triompher. » Moi, je leur dis : « Non, le bien ne triomphe pas tout seul. Il faut être prêt à s’allonger devant le char s’il le faut. » Je ne parle pas seulement de mes enfants, mais de la jeunesse en général. Regarde les manifestations du No Kings Day en ce moment : il n’y a presque pas de jeunes. Les mouvements de protestation et de musique contestataire ont toujours été portés par la jeunesse, mais aujourd’hui, ce sont des gens de soixante, soixante-dix, quatre-vingts ans qui sont dans la rue. Des gens de mon âge, pas des ados ni des jeunes adultes. Je crois que beaucoup de jeunes se sentent impuissants. Ils sont déjà épuisés rien qu’à essayer de payer leur loyer, faire leurs courses, garder un toit au-dessus de leur tête. Ils n’ont plus l’énergie de se battre. Tandis que les plus âgés, ceux qui ont déjà vécu tout ça, qui ont une stabilité, ou qui sont à la retraite, se disent : « Il faut qu’on continue le combat pour les générations d’après. » Surtout, ils savent comment faire. Beaucoup d’entre eux ont déjà manifesté, certains ont marché pour les droits civiques, d’autres ont connu le Vietnam… Ils savent ce que c’est que de se battre. Heureusement qu’ils sont encore là pour nous montrer comment protester, comment s’organiser.
C’est vrai qu’aujourd’hui, il y a tellement de combats à mener qu’on ne sait même plus lequel choisir. Avant, les choses paraissaient plus claires : on identifiait mieux « l’ennemi », alors que maintenant tout semble éclaté.
Oui, c’est un vrai problème, surtout à gauche. La droite, elle, sait s’unir, même quand ses membres ont des désaccords : « Tu détestes les gays ? T’es mon ami ! » Alors qu’à gauche, certains placent la priorité sur le climat et l’économie verte, d’autres sur la situation en Palestine, d’autres encore sur la défense de la démocratie américaine, et souvent, au lieu de se soutenir, ces groupes se reprochent mutuellement de ne pas donner assez d’importance à leur cause. C’est d’ailleurs en partie ce genre de divisions qui a permis à Donald Trump de revenir en position de force. Par exemple, une partie des Américains d’origine arabe n’a pas soutenu Biden ni Kamala Harris, estimant qu’ils n’en faisaient pas assez pour la Palestine – et je suis d’accord avec eux, mais à long terme, je savais que Trump aurait été encore pire pour tout le monde. Maintenant, il ose même se vanter d’avoir « ramené la paix au Moyen-Orient ». C’est complètement surréaliste.
Interview réalisée en face à face le 13 octobre 2025 par Marion Dupont.
Retranscription & traduction : Marion Dupont.
Photos : Riley Vecchione & Nicolas Gricourt (live).
Site officiel de Dropkick Murphys : dropkickmurphys.com.
Acheter l’album For The People.




































