Quinze ans après la sortie de Hacking The Holy Code, on n’osait plus espérer du nouveau du côté de Neo Inferno 262. Le groupe, né au tournant de l’an 2000 à une époque particulièrement fertile pour les hybridations entre black metal, indus et autres musiques électroniques (qu’on pense à Blacklodge ou Diapsiquir en France ou évidemment à Aborym et Dødheimsgard), semblait avoir disparu dans les limbes pendant que ses musiciens se consacraient à d’autres projets chacun de leur côté. Mais au début de l’année, il est à nouveau sorti de l’ombre avec un deuxième album intitulé Pleonectic. Toujours piloté par le prolifique A.K. (Merrimack, Decline Of the I, Vorkreist…), il réunit la crème de la scène française, de MKM (Antaeus, Aosoth) à Dehn Sora en passant par Saint Vincent et NRK de Blacklodge, Déhà, et Berzerk de Malhkebre pour n’en citer que quelques-uns, et met à jour les sonorités et les thématiques du premier opus. À plus de deux décennies de distance du futurisme technoïde et du millénarisme des années 1990-2000, de l’âge d’or de la transe, de la jungle et d’une certaine forme d’indus, les formes ont changé, mais les préoccupations restent les mêmes : Pleonectic parle d’accumulation infinie, d’une technologie en mesure de devenir monstrueuse et souveraine, questions plus d’actualité que jamais à une époque où les exploits des intelligences artificielles soulèvent émerveillement et épouvante dans à peu près tous les domaines.
Nous en avons discuté avec A.K. quelques heures après le set de Decline Of The I lors de la dernière édition du Roadburn. Des racines du projet il y a une vingtaine d’années aux futurs potentiels de la musique et de l’humanité en passant par son – abondante – actualité, le musicien retrace avec nous le parcours de Neo Inferno 262, qui, comme toutes les créations de SF, parle avant tout du présent…
« La rupture est plutôt musicale, car autant le metal évolue peu, autant l’électro évolue beaucoup plus. Franchement, je ne pense pas qu’il y ait un riff de black metal d’il y a quinze ans qui passe pour ringard maintenant, alors que les passages un peu transe, si. »
Radio Metal : Avant d’en venir au retour de Neo Inferno 262, faisons un point sur les autres projets que tu as en cours : apparemment, un nouvel album de Merrimack est prêt ? Est-ce que vous avez déjà une date ?
A.K. (guitare) : Les labels ne veulent plus sortir de disque avec des dates « à peu près » et dire « désolé les mecs, le vinyle aura deux mois de retard », donc maintenant, ils sortent les disques quand ils ont tout. Maintenant, tu donnes le master et ils prennent très large, genre huit mois. Alors que normalement, le vinyle c’est quand même moins. Donc même si tu es dans les temps, le disque sort quasiment un an après avoir été enregistré.
Quand avez-vous travaillé dessus ?
Ces dernières années, mais nous sommes entrés en studio il y a deux ou trois mois chez Francis Caste qui a fait Hangman’s Chair, Regarde Les Hommes Tomber, Arkon Infaustus, Kickback… Il a fait beaucoup de choses, c’est un peu le « mec » de Paris. Nous voulions un peu changer au niveau du son et avoir quelque chose d’un peu plus « baston » et nous nous sommes dit que nous irions chez Caste. Et justement, le son est vraiment « baston », ce n’est pas un son de black metal classique, c’est assez vénère.
J’avais chroniqué le dernier album il y a quatre ou cinq ans, je crois…
Il est en sorti en 2017 ! Après, nous avons pris notre temps pour composer. Merrimack est un groupe un peu trop démocratique qui fait que nous attendons que tout le monde soit d’accord avant de passer à la suite [rires]. Sur chaque décision, ce sont des débats sans fin. Politiquement, c’est intéressant parce que c’est à l’inverse de Decline Of The I. Je fais quand même écouter et parfois les remontées peuvent m’inspirer, je peux me dire : « Ok, je ne l’avais pas vu comme ça. » Mais Merrimack, pour chaque étape, chaque riff, il faut que nous soyons tous d’accord ou bien qu’il y ait au moins une écrasante majorité. Il n’y a pas de dictateur. Il y a Stéphane [Perversifier] qui est là depuis 1994, mais même s’il pense quelque chose et que les autres ne sont pas d’accord, il n’a pas le dernier mot. Donc le processus est très long. Même l’ordre de l’album va être un débat sans fond ; nous nous sommes mis d’accord le dernier jour ! Nous arrivons à une sorte de consensus, nous essayons qu’il ne soit pas mou, mais la démocratie, c’est plus long.
En es-tu content, malgré les compromis ?
Oui, justement, parce qu’à un moment, nous nous disions que nous n’allions faire que des albums de compromis, donc un truc un peu tiédasse, mais finalement non. Quand quelqu’un est hyper sûr de sa vision, nous nous faisons confiance aussi, genre : « Ok, je ne suis pas très sûr mais lui a l’air de l’être, donc on y va. » Si on ne fait que des compromis, forcément on arrive à quelque chose d’un peu moyen. Mais ce qui est bien, c’est qu’on ne peut pas dire qu’il s’agit de la vision d’une personne. Il y a vraiment un truc de groupe qui se fait et ce n’est pas très clair qui est vraiment à la tête du bateau. Ça donne quelque chose d’intéressant, mais c’est éreintant parce que sur chaque morceau, il y a au moins quinze versions. Dans Decline Of The I, il n’y a pas quinze versions sur chaque morceau. Je ne sais pas si ça serait mieux, mais en tout cas, nous arrivons à quelque chose qui… Nous dépassons quelque chose, nous nous dépassons tous.
Avec Decline Of The I justement, vous venez de jouer pour la première fois au Roadburn, mais était-ce la première fois que vous jouiez à l’étranger aussi ?
Non, ce n’était pas la première fois. Avec Decline, nous avons commencé les concerts en 2019, et dès notre troisième concert, nous avons joué au Danemark, à un festival, mais sinon, c’est vrai que ça a été très franco-français le reste du temps. Plutôt des bonnes dates, parce que ça a été la ligne directrice. Rien ne m’obligeait à faire des concerts avec Decline Of The I lorsque j’ai formé le groupe live, l’idée était vraiment de ne pas jouer au Klub ; je n’ai rien contre le Klub, mais je me suis dit que c’était fait, que je n’avais pas envie de racler tous les bars de France et de Navarre. L’idée était de sélectionner et faire des bonnes dates, en tout cas des dates qui ont, à nos yeux, un peu de sens. C’est vrai que nous avons essentiellement joué en France, mais là, nous avons joué à l’étranger et ça faisait longtemps.
Il y a des citations en français, tu sais si les gens remarquent ? S’ils comprennent ? S’ils sont curieux ?
Je me posais la question, mais je n’ai pas encore eu assez de temps pour avoir le retour. Je me demandais si nous ne ferions pas des vidéos alternatives en fonction d’où nous jouons. Si nous jouons en France, nous laisserions toutes les citations en français. Après, est-ce que nous les mettrions en anglais, mais du coup ce ne serait plus les vraies citations, ou bien nous les mettons en français et en italique en anglais ? Ce que je me dis, c’est qu’il y a beaucoup de groupes qui chantent dans leur langue d’origine. C’est comme si Der Weg Einer Freiheit mettait des sous-titres sous toutes leurs paroles ou qu’ils changeaient de nom en fonction du lieu où ils jouent [rires]. Mais je serais assez curieux de savoir comment c’est reçu, si ça fait obscur et clivant ou si c’est romantique parce que c’est français. Pour l’instant, je ne sais pas encore, nous n’avons pas encore assez joué à l’étranger pour vraiment savoir si c’est bien reçu ou non. On verra, si nous jouons plus souvent à l’étranger, je me reposerai la question.
« Je me dis que s’il y a un coup à jouer avec l’humain, ce n’est pas forcément sur la technique pure. […] Peut-être que la vision artistique humaine, c’est celle qui va choisir. »
Où en es-tu avec Decline Of The I ? Le dernier album était le début d’une nouvelle trilogie, est-ce que tu continues dans cette direction ?
Oui, c’est en route, c’est même plus qu’en route parce que la nouvelle trilogie est sur les trois stades de l’esprit chez Kierkegaard : il y a le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux. Pour prendre des raccourcis, le stade esthétique est un peu le stade adolescent où tout est intense, c’est le monde de la nuit, le monde du plaisir, etc. Le stade éthique est le moment où on prend ses responsabilités. Il se trouve que j’ai eu un enfant à ce moment-là et je me suis presque dit que je n’avais pas besoin de faire le deuxième album parce que c’est mon gamin, que j’ai appelé Sören, comme Kierkegaard, pour faire une sorte de mise en abyme – je ne sais pas si c’est ma vie dans la musique ou la musique dans ma vie. Tout s’est vraiment accordé à ce moment-là, je travaillais sur l’album de la responsabilité et c’est à ce moment-là que j’ai eu un gamin. Néanmoins, j’ai quand même travaillé la musique en parallèle et l’album est pratiquement fini. L’idée, si nous arrivons à tenir, c’est que depuis le début de Decline, il y a un album tous les trois ans, donc si tout va bien, en 2024 il y aura un album. Il me reste un morceau à finir mais sinon niveau composition, c’est fini. Après, il y a le problème que j’évoquais, le même que pour Merrimack : une fois qu’un album est terminé, il y a des mois et des mois de délais avant qu’il ne sorte réellement. Je n’ai pas la maîtrise là-dessus mais, si tout va bien, on peut espérer le prochain Decline pour fin 2024.
Est-ce que le fait d’avoir commencé à tourner a changé quelque chose pour toi ?
Ça a changé un peu. Même sur les premiers albums où nous ne faisions pas de concerts, je ne faisais pas tout sur l’album, il y avait quand même un batteur et un chanteur, donc j’avais quand même quelques échanges. Maintenant, depuis que c’est un groupe, il y a un degré d’implication supérieur des autres membres. Au fur et à mesure, j’ai envoyé mes maquettes. Contrairement à Merrimack, je n’attends pas que tout le monde soit d’accord pour chaque riff, mais je prends quand même les retours. Parfois, ce n’est pas grand-chose, un mot ou deux sur un passage où je peux me dire : « Ok, je ne l’avais pas vu comme ça, mais je vois ce qu’il veut dire. » Ça peut m’inspirer, comme un passage où le chanteur m’avait dit : « Ce serait bien d’avoir un morceau un peu comme ça. » Certes, je n’ai pas fait un morceau « un peu comme ça », mais je suis parti de son idée et après, la sérendipité, etc. Je suis très preneur de processus de composition plutôt que d’être dans le pur ex nihilo où je prends ma guitare et ne sais pas ce qui va en sortir. J’aime bien le côté input, output, il y a quelqu’un qui balance quelque chose, et même si finalement ce n’est pas ce que lui entendait qui va germer, s’il n’avait pas proposé, nous ne serions pas arrivés là. J’aime bien ce dialogue qui peut se faire. Je suis un peu plus ouvert depuis cette trilogie aux dires des autres membres.
Eros Nécropsique va aussi sortir un album. Je ne sais pas à quel degré tu es impliqué dans ce projet…
Il y a deux albums de prêts. C’est justement le Covid-19 qui a tout réactivé. En fait, pendant le Covid-19 nous avons fini le cinquième album alors que le quatrième n’est jamais sorti. Nous avions fait un peu le deuil de ce quatrième qui avait commencé à être enregistré en 2006, mais nous l’avons fini aussi pendant le Covid-19. Il y a donc deux albums qui sont prêts depuis deux ans. Apparemment, le premier va sortir. Pour la faire courte, Eros Nécropsique c’est l’émanation d’un mec, Olivier [Déhenne], et ça ne triche pas. Le premier album – j’ai oublié le nom, il devait s’appeler Parenthèse De Lumière, mais c’est un peu l’idée – donne un peu de répit avant le sombre. Il a été écrit il y a vingt ans. L’album d’après, qui s’appelle Dépression, parle de son quotidien. Nous sommes tous aux prises avec la vieille figure de l’artiste torturé, mais c’est très réel, il faut composer avec ça. Mais bref, a priori ça se réveille et peut-être que cette fois, c’est la bonne. Deux extraits sont déjà sortis et l’idée est que je fasse une vidéo avec l’intelligence artificielle comme je l’ai fait pour Neo Inferno pour le troisième extrait d’Eros Nécropsique, dans une autre ambiance, mais avec le même procédé.
Pour en venir à Neo Inferno 262, justement : pourquoi sortir un album maintenant, quinze ans après le premier ?
En fait, Neo Inferno ne s’est jamais vraiment arrêté. À l’origine, nous étions quatre. Quelqu’un a changé de vie, quelqu’un d’autre a terminé la sienne, et un autre est toujours là – un peu en retrait, mais il m’a aidé pour trouver des samples sur le nouvel album. Je continuais un peu dans mon coin, mais je me disais que je ne voulais pas faire un énième projet solo et je réfléchissais, comme je le disais tout à l’heure, à des processus, c’est-à-dire à comment trouver des bornes à sa liberté. C’est assez ludique : une fois qu’on a formé des règles, on a un cadre et on joue avec ce cadre. Je pense que c’est la première fois que je fais un album aussi pensé à l’avance, où j’ai vraiment réfléchi à un plan d’album. Je me suis donc dit que j’allais faire un album de collaboration avec des personnes que je connais qui ne m’enverraient pas uniquement des riffs de guitare, mais qui pourraient faire un morceau entier en maquette. J’ai donc fait un plan de l’album un peu comme si c’était la bande originale d’un film qui n’existerait pas. J’ai réfléchi au concept. Bon, c’est hyper à la mode, mais je peux dire que je me suis penché dessus avant que ce soit cool : cette idée d’intelligence artificielle qui prend le pas sur l’humain, l’abnégation du corps, le remplacement du corps, etc. C’est inspiré d’œuvres SF assez classiques, et j’ai aussi beaucoup pensé à La Possibilité d’une île de Houellebecq, où l’humain d’après n’a plus d’émotion, il n’a plus les vicissitudes du corps, il est vraiment dans le pur esprit. J’ai donc essayé d’imaginer une société… Je ne pense pas que ce soit très original en soi, mais je me suis imaginé ça et je me suis dit que j’allais faire la musique de cette dystopie.
« Je n’aime pas le fait qu’on me vole des instants de vie. J’ai l’impression que ça devient une bataille. On vit dans cette espèce de jouissance permanente avec un compte-goutte pulsionnel. Ils arrivent à faire qu’on n’en ait pas marre trop vite et à quantifier. C’est du génie machiavélique. »
J’ai découpé pour faire en sorte qu’il y ait un morceau très violent, parce que ça parle de la façon dont se passe la répression à ce moment-là, un autre plus sur la spiritualité dans cette société-là, ce qu’est le rapport au corps néanmoins, ce qu’est le retour du refoulé, le corps qui se dit qu’il faut quand même se battre contre les machines et ne pas se laisser envahir… J’ai donc fait ce plan d’album, j’ai distribué des fiches de mission à plusieurs musiciens, j’ai composé des riffs, j’ai pris des samples. Dans chaque fiche de missions, j’ai décrit ce que je voulais comme type de morceau, un truc vénère, un truc ambiant, un truc varié, etc. et je leur envoyais les riffs et des samples. Ce que j’ai fait pour que ce soit non pas une compilation mais plutôt quelque chose d’un peu homogène, c’est que j’ai envoyés tous les riffs que j’avais composés à plusieurs personnes, sans leur dire. Je voulais savoir comment eux allaient les interpréter. Si on écoute, il n’y a aucun morceau qui n’a pas un riff en commun avec un autre morceau. Quand j’écoute l’album, ça me paraît évident parce que je vois comment sont structurés les morceaux, mais des gens qui ont longtemps écouté l’album n’ont jamais remarqué qu’il y avait ces fils rouges. C’est un peu comme le premier album qui a une vie longue, il n’y a pas de stratégie où on se dirait : « On est un groupe, on sort un album tous les deux ou trois ans, parce que c’est comme ça qu’on fait. » Là, comme je m’en fiche, c’était vraiment quelque chose que je voulais faire, et je me dis que c’est un album qui peut vivre sur la longueur et que des mois, même des années après, on peut se dire : « Ah, mais je n’avais pas compris que ce riff-là est le même que le premier ! » Par exemple, le premier riff de l’album est le même que le riff principal du quatrième morceau. Bref, tout est imbriqué.
L’idée était vraiment que ça me remotive de faire ce projet, parce que j’ai cette idée de processus. Après, ça a été assez long et compliqué à administrer parce que, finalement, nous sommes une quinzaine, donc je me suis retrouvé à faire de la gestion ressources humaines. Tout le monde dit : « Ouais, mortel, on le fait », mais après il faut le faire. Il y en a donc avec qui c’était prévu mais ça ne s’est pas fait… Et c’est vrai qu’après, j’ai passé une deuxième couche, j’ai complexifié la chose en disant que j’allais faire pareil pour les chanteurs. Il y a un chanteur principal, L.Helheim – qui était dans Moonreich –, en duo avec d’autres chanteurs sur chaque morceau. Donc même processus : j’envoie les paroles, ils enregistrent de leur côté et après, on complète avec L.Helheim. Donc ça a pris très longtemps. Je pense qu’il y avait même un moment où j’ai fait le deuil en me disant que ce serait mon projet inachevé, que j’avais autre chose à faire de ma vie que d’envoyer des mails à des mecs qui sont pleins de bonne volonté mais qui ne transforment pas l’essai. Ensuite, le Covid-19 est arrivé et je me suis dit qu’avec le confinement, c’était le moment ou jamais de relancer tout le monde. C’est ce qui a permis de finir à peu près l’album – il y a toujours d’autres délais, la prod, etc. En tout cas, ça a été assez périlleux, mais nous sommes arrivés au bout !
Sur le premier album Hacking the Holy Code, vous travailliez ensemble ou bien c’était toi qui écrivais la plupart des morceaux ?
Je composais la plupart des morceaux, mais c’était différent. C’était même assez original comme façon de faire, à l’époque. Comme il n’y a pas de batteur, je faisais les trucs de mon côté et ensuite nous faisions des sessions tous les quatre et tout le monde donnait ses idées. Il y a des morceaux qui ont énormément évolué par rapport au moment où je les avais composés, même si ce n’étaient que mes riffs. Pour rendre à César ce qui est à César, il y avait aussi ceux d’un autre membre, car le projet est né des cendres d’un autre groupe que nous avions au début des années 2000, et il restait quelques riffs de cette époque-là, mais globalement, je composais, nous discutions, il y avait des idées de sample, « Tiens, essaye une boîte à rythmes comme ça », « Tiens… », etc. Ce premier album a été fait comme ça.
Sur ce premier album, il y a une chanson qui s’appelle « The Great Industrial God ». On dirait qu’elle dépeint le concept de Pleonectic…
Oui, c’est ça. On peut peut-être dire que j’ai un peu fait comme Terminator et Terminator 2, ce sont les mêmes films, avec une couche supplémentaire mais ce n’est pas réellement une suite, peut-être qu’il y a de ça. Le premier se voulait quand même plus mystique au niveau du concept, et plus politique puisque nous étions censés faire un groupe secret dont on ne savait pas qui étaient les membres, nous étions chacun un ministre… Nous étions allés assez loin dans le concept. Dans le livret, il y avait une sorte d’arborescence du gouvernement de cette société. Il ne s’agissait pas de faire quelque chose complètement à rebrousse-poil de ce qui avait été fait avant. Il y avait cette idée un peu plus claire de satanisme moderne qui gouverne la société. Là, il y a quelque chose d’un peu moins clair sur le dernier, mais il y a toujours cette idée. C’est d’ailleurs pour ça que nous avons fait les visuels sur les deux albums avec Metastasis qui est très fort pour créer des esthétiques post-Corée du Nord. Je voulais garder ce côté-là pour qu’on sente qu’il y a une continuité et même un hommage. J’aime beaucoup cet album d’il y a quinze ans et la façon dont il a été fait, et je ne voulais pas marquer de rupture absolue. La rupture est plutôt musicale, car autant le metal évolue peu, autant l’électro évolue beaucoup plus. L’album était un mélange entre black metal et électro de l’époque. Franchement, je ne pense pas qu’il y ait un riff de black metal d’il y a quinze ans qui passe pour ringard maintenant, alors que les passages un peu transe, si. Dans Pleonectic, il y a des passages trap, ce qui n’existait pas du tout il y a quinze ans, ou alors c’était vraiment une niche. J’avoue que j’ai quand même quelques passages drum and bass, même si je ne peux pas dire que c’est le genre d’électro le plus pointu de l’époque, mais j’y tenais quand même. Il y a un peu un mélange entre tradition et modernité sur cet album.
« Le déconstructivisme arrive à ce nihilisme où, par retour du refoulé, on se retrouve à adorer de nouvelles idoles. Si les nouvelles idoles sont les Apple Store, je comprends que d’autres retournent à l’hyper old school, au catholicisme. »
Tout ce qui est futuriste ou dystopique est très lié à l’époque où ça a été créé. Quinze ans plus tard, les choses ont changé, le contexte n’est plus le même. Qu’est-ce qui a changé de ce point de vue ?
Peut-être que sur Pleonectic, je suis plus inspiré par ce qui se passe réellement, là où le premier album était plus dans une fantasmagorie SF vraiment littéraire. Je ne savais pas qu’au moment où j’allais sortir l’album, ce serait l’année de l’apothéose des modèles d’intelligence artificielle – il y a vraiment un après et un avant 2022-2023. Si j’avais composé l’album en ce moment, évidemment que j’aurais fait écrire les paroles par ChatGPT, et je n’aurais pas demandé à Metastasis de faire la pochette [rires]. Non, encore aujourd’hui, c’est impossible de faire la pochette qu’on a avec une IA. Mais nous allons avec le zeitgeist ; par exemple, je poste régulièrement des images qui sont toutes générées par une IA sur l’Instagram de Neo Inferno, et notre clip est fait avec une intelligence artificielle mais en une sorte de dialectique avec l’humain.
Pour l’instant, c’est un peu mon parti pris, je me dis que s’il y a un coup à jouer avec l’humain, ce n’est pas forcément sur la technique pure. Générer des images, ça se fait en quelques secondes et c’est plutôt bien fait. Nous avons des outils maintenant qui peuvent générer des milliers d’images en quelques minutes, donc peut-être que la vision artistique humaine, c’est celle qui va choisir. Je vois le parallèle avec quand je compose à la guitare : je joue, il y a des riffs qui viennent, je vais en faire quinze et d’un coup je vais m’arrêter sur un et me dire que c’est celui-là, pour des raisons qui m’échappent. Pour l’instant, même si au niveau de l’exécution, l’IA est de plus en plus forte, elle est vraiment dans la quantité, on est vraiment dans une boulimie de contenu, mais l’humain reste à la curation, il reste celui qui va écrémer quatre-vingt-dix-neuf pour cent et qui va dire ce qu’on garde. Finalement, le clip que nous avons fait avec l’IA, nous avons gardé ça, mais il y a plein d’autres versions, nous aurions pu faire un clip différent tous les jours. Nous avons beaucoup écrémé avant de trouver la bonne direction artistique. Ça, pour l’instant, on ne peut pas nous le retirer. Mais effectivement, il y a un côté plus contemporain qui décrit presque là où nous en sommes ou où nous pourrions être dans pas longtemps dans le dernier album, plus que dans le premier où nous étions dans quelque chose de plus évanescent ou, en tout cas, nous n’étions pas dans un programme, ce qui est plus le cas aujourd’hui.
Le titre de l’album est Pleonectic, qui veut dire « avoir-plus ». C’est lié à cela, c’est une histoire d’accumulation ?
Oui, exactement. Pléonectique est un néologisme dont s’est emparé le philosophe Medhi Belhaj Kacem qui parle de l’accumulation. Sans aller très loin, il vient de l’ultra-gauche, donc c’est une critique du capitalisme et, effectivement, les technologies actuellement sont complètement au service de ça. Tout ce qu’on développe aujourd’hui, c’est juste pour avoir plus. On n’est plus dans le « avoir mieux ». J’ai l’impression que le leitmotiv des années 2000, « less is more », n’est plus réellement d’actualité. On se retrouve donc à développer des choses qui arrivent à cibler de façon de plus en plus pointue le pulsionnel, quitte à flatter la pulsion au détriment du désir – le désir est long, la pulsion est immédiate – et du coup, on ne vit que ça. Avec l’avènement de TikTok et le fait que tous les réseaux sociaux se mettent aux vidéos courtes, etc., il y a vraiment ce truc du scroll infini. J’ai vu il n’y a pas longtemps une interview de celui qui a inventé le scroll infini, il dit regretter parce qu’il a été artisan d’une société hébétée : quand il n’y a plus quelque chose qui nous demande si on veut continuer, « est-ce que tu veux aller à la page deux ? » et qu’on est sur une page infinie… En plus, c’est tellement bien fait… Je le vois, je me bats contre ça, parce que parfois, ça m’arrive dans des moments de faiblesse, de fatigue… Comme je l’ai dit, j’ai un enfant depuis pas longtemps, quand il s’endort, je ne vais pas relire Schopenhauer, c’est plus facile de regarder des « reels » [rires], mais c’est effrayant de voir à quel point c’est satisfaisant et à quel point les algorithmes sont hyper forts. Ça me sert de plus en plus ce dont je n’aurais imaginé avoir envie, mais finalement je vois que j’en ai envie… Avec un peu de recul, je me rends compte que j’y ai passé une demi-heure et que je n’ai aucune idée de ce qu’il s’est passé. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas le fait qu’on me vole des instants de vie.
J’ai l’impression que ça devient une bataille. On vit dans cette espèce de jouissance permanente avec un compte-goutte pulsionnel. Ils arrivent à faire qu’on n’en ait pas marre trop vite et à quantifier. C’est du génie machiavélique. Pour boucler là-dessus, je m’interroge sur ce que je vais transmettre à mon enfant pour qu’il ait des boucliers, même minces, et lui montrer que la vie, ce n’est pas juste étancher ses pulsions, que ça, c’est de la passion triste, lui montrer ce qu’est la joie, etc. À quatre ans, je l’obligerai à lire L’Ethique de Spinoza, je ne sais pas, je trouverai des trucs [rires]. Et en même temps, je suis fasciné par ce moment-là, de regarder comment c’est foutu. Je suis le premier à utiliser Midjourney depuis que c’est sorti. Je ne suis pas loin de la sidération, en me disant qu’on vit ce moment-là. J’ai vécu pendant mon adolescence le moment où internet est arrivé et là, j’ai l’impression de vivre un moment à peu près aussi fondateur. Qu’en faire ? On verra. C’est trop tôt, et ça va trop vite.
« Même dans le milieu du metal, on arrive dans un truc hyper « post » où il n’y a plus de riff, mais juste une fondamentale. […] On a besoin de quelque chose qui nous rassure, parce que rien n’est rassurant, tout est incertain, tout va trop vite – même la musique. »
Il y a aussi la possibilité du transhumanisme, de s’inspirer des machines : certaines personnes voient clairement les choses ainsi et y placent de l’espoir. Comment est-ce que tu situes ça par rapport à ton concept ? J’ai l’impression que dans la musique industrielle et électronique, le thème du corps versus machine est récurrent…
C’est vrai. Avec Neo Inferno, nous ne faisons pas de concerts, mais dans les concerts de metal extrême, le corps est très présent. Il y a une dualité qui, pour l’instant, heureusement n’est pas terminée où on ne sait pas encore qui est au service de qui. Par exemple, hier, nous étions dans un restaurant où on est servi par des robots, mais c’était nul en fait ! Dès que le plateau était un peu trop grand, le serveur venait nous voir, ce n’était pas très bon, enfin bref. Je ne recommande pas du tout, mais c’était drôle ! Je me demande si on va arriver à quelque chose d’un peu plus perfectionné ou si on sera toujours dans un entre-deux parce que ça ne fonctionne pas tant que ça. Le problème avec ça, ce sont toutes les problématiques soulevées par les principes d’Amazon et ce qu’aborde Bernard Stiegler. Pourquoi pas la technique, mais il faudrait inverser le truc. Les serveurs étaient suppléants des robots et pas l’inverse : c’est là est le problème. Chez Amazon, tout est rationalisé avec des robots, mais jusqu’ici, on n’a pas trouvé de robots aussi fins que la main humaine, donc on a encore besoin des « petites mains » pour faire des tâches répétitives mais qui sont optimisées par des algorithmes. Malheureusement, le marché fait que l’humain est juste une variable d’ajustement face à l’optimisation machinique, mais ça ne marche pas encore.
En tout cas, ça laisse la possibilité de petits moments de respiration. Justement, comme ce n’est pas encore optimisé, il y a encore des choses possibles en s’engouffrant dans ces interstices où la technique ne fonctionne pas. Ce n’était pas non plus un restaurant situationniste, il ne s’est pas passé grand-chose, mais c’était assez drôle. Par exemple, nous étions à deux tables et, comme dans n’importe quel restaurant, nous voulions rapprocher les tables, mais on nous a dit que ce n’était pas possible; sinon les robots ne pourraient plus passer. Là, je me suis qu’on vivait vraiment un truc, on va tuer la camaraderie ! [Rires] Comme des gros flemmards, on a accepté. On tente des changements de paradigmes et on nous les impose, alors que c’est peu nul. Je pense qu’on disait pareil des chatbots ou des générateurs d’images il y a deux ans, que c’était un peu merdique, un peu gadget, et puis maintenant on les utilise et c’est efficace. Peut-être que bientôt il y aura des restaurants où on pourra rassembler les tables, les robots pourront ramener des gros plateaux, ce sera bon, etc. Je ne sais pas si je le souhaite, mais disons que l’entre-deux est nul. Soit ce sont des robots et c’est bien fait, soit ce sont des gens qui nous servent !
Le black metal pousse l’humanité vers le bestial ou le divin, alors que la musique industrielle la pousse vers les machines. As-tu l’impression que ces deux voies sont complètement différentes ou que ces styles se retrouvent par un intérêt commun pour l’inhumanité ?
Je pense que les deux peuvent se reboucler. Le livre de Medhi Belhaj Kacem, c’est une conférence qui s’appelle « Dieu ». Il explique à quel point la technique devient le nouveau Dieu dans une société où on a tué tout ce qui nous était transcendant, justement Dieu, la famille, etc. Le déconstructivisme arrive à ce nihilisme où, par retour du refoulé, on se retrouve à adorer de nouvelles idoles. Si les nouvelles idoles sont les Apple Store, je comprends que d’autres retournent à l’hyper old school, au catholicisme. Ce que je ressens dans cette dualité, c’est vraiment une très grosse angoisse. Je me suis fait cette réflexion en regardant ce qui est pour moi le parangon du Roadburn, c’est-à-dire des groupes où il n’y a plus de riffs, où on est dans des sortes de drones, même avec David Eugene Edwards de Wovenhand ou Oiseaux-Tempête : à chaque fois, il n’y a plus de riffs, il n’y a plus de changement de tonalité. C’est aussi quelque chose qui se passe dans la musique hyper populaire, dans tous les tubes de maintenant. Ma conclusion est que l’époque est tellement angoissante que, finalement, la musique sera ce qui nous ramènera vers quelque chose de plus réconfortant.
Je lisais qu’un mouvement était assez contradictoire dans tout le domaine culturel et artistique : tout se complexifie. Si tu regardes un film, une série, un livre d’il y a cinquante ans, le scénario est très simple et facile à suivre, alors que maintenant, limite il faut prendre des notes pour comprendre qui est qui, il y a des rebondissements dans tous les sens, etc. Mais paradoxalement, la musique devient de plus en plus simple. Depuis une dizaine d’années, il n’y a aucun tube qui est plus complexe que quatre accords ; que ce soit le couplet ou le refrain, tout n’est composé que de quatre accords que tout le monde connaît. Je me suis dit que c’était bizarre : pourquoi la musique va-t-elle à contre-courant de tout ça ? Même dans le milieu du metal, on arrive dans un truc hyper « post » où il n’y a plus de riff, mais juste une fondamentale. Je me suis dit que ça devait être ça, c’est-à-dire qu’il nous faut revenir à des choses qui nous ancrent, à une ritournelle. D’ailleurs, la musique n’a jamais été aussi présente. N’importe qui a sa playlist Spotify dans les oreilles, on a un peu la playlist de notre vie, et on a besoin de quelque chose qui nous rassure, parce que rien n’est rassurant, tout est incertain, tout va trop vite – même la musique. Le tube de maintenant ne l’est plus dans trois mois, mais quand même, le tube d’il y a trois mois ressemble étrangement au tube d’aujourd’hui.
« Tout le monde dit qu’il connaît un artiste hyper underground, mais on va toujours voir Iron Maiden comme des cons au Stade de France, et on retrouve ça dans tous les styles de musique. »
Finalement, il y six milliards de groupes qui jouent au Roadburn, tu passes d’une salle à l’autre, mais tu n’es pas non plus ultra dépaysé. Il y a vraiment ce truc du drone qui se fait de plus en plus, en dépit du riff, des changements de tonalité, des constructions un peu complexes. J’ai l’impression qu’il n’y a que dans la musique et la nourriture qu’il y a ce réconfort, parce que tout est incertain, tout le monde est sous Xanax, on cherche quelque chose qui nous ancre, un peu utérin. Justement, le fait d’avoir un drone permanent, les quatre mêmes accords, de bouffer des hamburgers avec des petits oignons caramélisés, on est rassurés, parce que tout le reste va beaucoup trop vite pour nous. Je n’ai pas vraiment envie d’être artisan de ça, donc je continue à faire des riffs et des changements de tonalités, en gardant quand même quelques canons du style. Je suis curieux de savoir ce que va devenir la musique. Est-ce que tout le monde va faire du Vomir, c’est-à-dire qu’il n’y aura même plus de notes, juste un bruit uniforme où tu plonges, et on mangera des trucs où il n’y aura même plus de piquant ou autre ? On verra, je suis curieux.
Ça rejoint ce que tu disais par rapport à l’accumulation : il y a trop de tout et tu as l’impression d’exercer ton humanité lorsque tu tries. Pour la musique, c’est pareil, elle est constamment présente, elle se présente à toi sans que tu aies eu à la choisir…
La suite est selon moi l’ultra-individualisation, des algorithmes qui vont créer de la musique qui n’existe pas encore : on aurait des capteurs qui remarqueront qu’il y a un peu de sudation, de stress et en fonction du temps, du jour de la semaine, de l’heure, ça nous créerait de la musique, ça composerait en permanence, et chacun aurait une sorte de playlist continue qui s’adapterait en fonction de nos états d’être. Il y aurait donc ça, mais aussi inversement quelques artistes qui feront quatre Stades de France d’affilée, et plus rien au milieu. On aurait des trucs ultra-individualisés, peut-être qu’on pourra partager et qu’il y aura dix personnes qui l’entendront, et qu’à côté, il y aura des fers de lance dans chaque style de musique. J’avais entendu un détournement du « Chacun aura ses quinze minutes de gloire » de Warhol en « Chacun sera suivi par quinze personnes ». Tout le monde dit qu’il connaît un artiste hyper underground, mais on va toujours voir Iron Maiden comme des cons au Stade de France, et on retrouve ça dans tous les styles de musique. Ce serait donc hyper polarisé avec beaucoup moins d’entre-deux.
On retrouve ça dans tous les domaines, dans le monde du livre par exemple avec quelques auteurs qui vendent énormément et des millions de petits auteurs…
C’est ça. Il n’y a jamais eu autant de production et ceux qui sont en haut ne l’ont jamais été autant. Dans notre style de musique, on va être à un tournant : lorsque tu regardes les têtes d’affiche de tous les festivals de metal, ce sont globalement les mêmes qu’en 1984, mais là on arrive dans les quatre ou cinq dernières années, après, ils ne pourront plus [rires]. Le festival Power Trip aux Etats-Unis, ils ont fait la totale avec Guns N’ Roses, Metallica, AC/DC, Iron Maiden. Je crois que le groupe le plus jeune, c’est Tool. Cette affiche-là, dans cinq ans, c’est fini, au moins pour AC/DC. Qu’est-ce qu’il y aura après ? Il restera Rammstein dans les énormes groupes qui n’ont pas soixante-cinq ans. Il y en aura sûrement, mais des groupes qui durent… On arrive à cette extinction. Même à Hollywood, dans les films américains, il n’y a plus de stars, il n’y a pas de nouveaux Brad Pitt ou Tom Cruise, etc. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais il y a vraiment un shift qui se fait, parce qu’il se trouve que ces deux acteurs tournent encore, mais quand ils vont prendre leur retraite ? On ne sait pas. Pour le meilleur ou le pire. Il y aura moins de culte de la personnalité. Ça fait longtemps qu’il n’y a pas eu de Mickael Jackson. On va voir.
Pour revenir à l’album, l’as-tu fait pour clore le chapitre ou le projet continue ?
C’est vrai que je l’ai fait histoire de dire : « Ça y est, c’est fait. » Là, je n’ai vraiment pas la tête à ça, mais je ne m’empêche rien. Je ne pense pas que je referai un album de collaboration à quinze. Il y a des collaborations qui ont plus marché que d’autres, donc je me suis dit : « Après tout, rouvrir le groupe avec cette équipe-là, pourquoi pas. » Mais à la base, l’effort premier est que je traînais ça depuis des années et j’en avais marre ; comme je disais, il y a même un moment où j’en avais fait le deuil. Finalement, il a été achevé. Je verrai si je repars dans l’arène dans quelques années, mais là, il n’y a absolument rien dans les tuyaux.
« Même si l’album a été créé par des humains, ce sont des processus qui n’auraient pas pu avoir lieu sans la technologie, parce que nous sommes tous sur nos ordinateurs, parce que nous avons internet, etc. »
Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait que l’album parle de désincarnation mais qu’à côté de ça, tu as réussi à mobiliser plein de gens, ce qui en fait un projet très humain d’une certaine manière…
Oui, c’est très humain, mais justement, tout le concept de cet album est cette ambivalence. Le dernier morceau parle d’une révolte des corps qui veulent ressentir des choses, parce qu’ils sont anesthésiés depuis longtemps. Finalement, quand ça arrive, on se dit que l’angoisse, la douleur, la maladie sont lourdes à porter et que cette espèce de coton, de sommeil du système nerveux n’était peut-être pas si mal. Ça revient aux questions les plus basiques, du genre : « Est-ce qu’on apprécie la vie parce qu’il y a la mort ? Est-ce qu’on apprécie le plaisir parce qu’il y a la douleur ? » Personnellement, je ne tire pas de conclusion. Je ne fais jamais de concept militant. Je serais capable d’être immortel et de l’accepter ; je pense que c’est possible d’accepter des trucs sans qu’il y ait leurs pendants inversés. En même temps, même si l’album a été créé par des humains, ce sont des processus qui n’auraient pas pu avoir lieu sans la technologie, parce que nous sommes tous sur nos ordinateurs, parce que nous avons internet, etc. Il n’y a qu’un seul morceau où nous nous sommes vus avec Heimoth de Seth pour travailler dessus. Sinon cent pour cent des autres se sont faits à distance grâce à la technologie. C’est un peu comme le restaurant avec les robots, mais en un peu plus fonctionnel. Il y a un intermédiaire qui est la technique mais de part et d’autre, ça reste des humains.
Tu nous avais déjà dit par le passé que l’immortalité te conviendrait bien [rires]. Et beaucoup d’œuvres de science-fiction parlent de ça…
Le problème, c’est que je continue à signer là-dessus, mais j’ai l’impression que tous les gens qui promeuvent ça sont des gens que je n’aime pas [rires]. Pour le coup, je m’étais pas mal intéressé à la branche de gauche ; il existe un transhumanisme de gauche qui s’appelle le techno-progressisme. Ils tirent les mêmes conclusions, mais disent qu’il faudrait que la vieillesse soit reconnue comme une maladie par l’OMS, donc ça débloquerait des champs de recherche. La vieillesse ne veut rien dire, c’est un grand mot pour six ou sept processus biologiques de la moindre démultiplication des cellules à l’oxydation… Bref, je ne sais plus. Pour l’instant, ce sont plusieurs processus et il s’agirait de les considérer comme des cancers, et de travailler tous ensemble pour, un à un, si ce n’est les abolir, les ralentir. J’avais donc vu des conférences de ces gens-là, qui sont effectivement dans un solutionnisme, avec un côté un peu cynique et réaliste, en disant que de tout temps – on dirait le début d’une dissertation [rires] – à chaque fois qu’il était possible de faire de faire quelque chose, les hommes l’ont fait. Ce serait donc assez étonnant qu’ils commencent à se dire : « Ça on peut le faire, mais on ne va pas le faire. » Il n’est jamais trop tard, mais il se trouve que, pour l’instant, ce n’est pas vraiment ce qu’il se passe. Eux se disent que ça ne va pas arriver, qu’on ne va pas se mettre à tous cultiver bio et arrêter d’émettre des gaz à effet de serre, donc qu’il faut essayer de trouver des dispositifs pour contrer ces choses qui nous agressent. Il y a aussi une sorte de transhumanisme mais appliqué à la Terre, je ne sais plus comment ça s’appelle, qui dit que l’arrêt des pailles en plastique, les gobelets en carton, etc. ce sont des miettes, et donc qu’on va trouver des moyens de captation du CO2 pour appliquer le transhumanisme à la Terre. Je ne suis pas solutionniste, mais on ne peut pas nier qu’à un moment, on a inventé des vaccins, par exemple. Entre le solutionnisme et le fatalisme, il y a peut-être un intermédiaire, qui fait que ce n’est pas absolument déconnant de dire que la technique a apporté les thérapies géniques qui font que les gens meurent moins du cancer. Ce n’est peut-être pas naturel, mais ce n’est un argument. Je ne dis pas que tout est bien dans la marche au progrès, mais je ne dis pas non plus, à l’inverse, qu’il faut tout rejeter, ça ne me paraît pas juste.
Tu as eu un enfant entre-temps, est-ce que ça a changé ta manière de voir les choses ?
Je fantasmais un peu cette sorte d’avant/après de l’enfant. Comme je l’ai eu un peu tard, à quarante-deux ans, ma vie a concrètement changé, mais je le vois davantage comme quelque chose de plus dans ma vie qui est fascinant. Je suis très content d’avoir cet enfant. Il y a pas mal de choses, notamment quelques passions tristes que j’imaginais être balayées, en me disant que tout serait vanité par rapport au fait d’élever un enfant, mais pas du tout, j’ai toujours ces tendances. J’ai juste quelque chose en plus à gérer. C’est comme si j’avais intégré trois groupes en même temps [rires]. C’est fascinant, mais je ne me suis pas réconcilié avec des trucs comme la reconnaissance, je n’ai pas moins envie d’être immortel. Je sens ce sentiment de transmission, mais il n’efface pas le fait que je n’ai pas envie que ça s’arrête. J’aurai peut-être transmis des choses à mon gamin, mais quand je serai mort, je serai mort, même si lui perdure – et tant mieux. Je n’arrive pas à le corréler plus que ça. J’aurais bien aimé. Je fantasmais vraiment sur le fait que ça m’apaiserait sur ces angoisses à la con, hyper nombrilistes, mais non. Je suis toujours très égoïste. Je pense plus à mon sommeil qu’au sien, par exemple [rires].
Interview réalisée en face à face le 23 avril 2023 par Chloé Perrin.
Retranscription : Emma Hodapp.
Neo Inferno 262 sur bandcamp : arslongavitabrevis.bandcamp.com/album/pleonectic