Si beaucoup d’artistes se sont servis de l’arrêt des tournées durant la pandémie pour être créatifs et augmenter leur productivité, il y en a pour qui cette période a engendré un blocage. Ça a été le cas de Godsticks et de son leader Darran Charles. Et pour cause, elle a beau œuvrer dans la mouvance progressive, la formation britannique compose en se plaçant du point de vue du spectateur et Darran a donc besoin du live en ligne de mire pour trouver l’inspiration. C’est donc une fois les concerts repris qu’ils se sont attelés à ce qui deviendra This Is What a Winner Looks Like, successeur d’Inescapable qui avait eu le malheur de sortir au pire moment. Cependant, Godsticks a mûri pendant la pause forcée et c’est ainsi que le nouvel album se retrouve avec une dimension électronique supplémentaire.
Nous évoquons tout ceci avec le frontman, qui nous parle des mécanismes de sa créativité et d’un perfectionnisme qui peut parfois le rendre malheureux – un « démon intérieur » qu’il a essayé de surmonter ces dernières années. Il revient également sur le récent changement au poste de bassiste.
« Le seul talent que je pense avoir, c’est cette capacité à trouver un semblant de normalité dans une idée abstraite et vraiment nulle que je viens d’improviser. »
Radio Metal : Votre dernier album, Inescapable, est sorti « tout juste un mois avant le confinement [et] le groupe n’avait aucun moyen de jouer les nouvelles chansons devant un public ». Était-ce frustrant ?
Darran Charles (chant & guitare) : C’était vraiment une période bizarre. Nous étions frustrés à l’époque, mais c’était aussi dû au fait que c’était un événement d’ampleur internationale et que nous avons traversé une période d’incertitude où des démocraties et des pays entiers ont été confinés. Nous nous disions que le fait de ne pas pouvoir monter sur scène était la dernière chose dont nous devions nous soucier, parce que – si tu te souviens, vu que c’était il y a longtemps maintenant – nous étions plus concernés par la santé et le bien-être de nos semblables. Donc oui, nous étions frustrés, mais en même temps, il y a des choses plus importantes en jeu, j’imagine. Nous n’étions pas tellement désolés pour nous-mêmes, d’une certaine façon, parce que nous étions plus inquiets concernant la santé de nos amis, de nos familles et des autres habitants de cette planète. Mais c’était une opportunité manquée. C’était le pire moment pour sortir un album, vraiment juste avant que tout ça ne commence. C’était un cauchemar.
D’après la biographie du groupe, la scène semble être essentielle pour vous. Est-ce la destination finale des chansons que vous écrivez ?
Oui, tout à fait. Je suppose que, quand nous écrivons de la musique, nous ne le faisons pas nécessairement dans l’objectif de la jouer live. Nous ne nous disons pas que nous devons éviter d’utiliser des overdubs ou trop d’instruments parce que nous ne serons pas à même de les reproduire sur scène. Mais la scène influence notre processus d’écriture en ce sens que nous imaginons écouter la chanson du point de vue des spectateurs, comme si nous étions dans le public ; nous imaginons ce que cette chanson donnerait sur scène. Ce n’était pas le cas à nos débuts. Sur les deux premiers albums, nous avons créé quelque chose purement pour le studio, il n’y avait aucune perspective de jouer live ou de se demander comment les chansons sonneraient sur scène. Mais depuis ces cinq ou six dernières années, quand nous écrivons des chansons, nous imaginons toujours ce qu’elles donneront en live. Je dirais que c’est cette influence que la performance scénique a sur nous.
Tu as déclaré que la pandémie avait été « la période la moins créative de toute [ta] vie », ce qui va à l’encontre de l’expérience de beaucoup de musiciens, à en juger par le nombre de sorties que cette période a produit. Comment expliques-tu cette différence ?
J’étais assez déçu au début, parce que, comme tu l’as dit, tout le monde autour de moi a profité de l’absence de musique live pour écrire de la musique et des albums. J’ai essayé, au début. Je me suis dit que j’allais faire pareil et voir si j’arrivais à écrire quelque chose, mais j’étais totalement en panne d’inspiration. J’étais tout de même occupé, je n’arrête jamais d’étudier la musique et de m’entraîner, mais c’était difficile. J’ai eu quelques idées, mais elles étaient nulles, pour être honnête. Je ne savais pas du tout pourquoi je n’arrivais pas à écrire quoi que ce soit, mais à un moment, j’ai simplement décidé d’arrêter d’essayer. J’ai continué à étudier et à m’entraîner, j’ai fait des recherches en matière d’électronique, d’enceintes, etc. En gros, j’ai fait le nerd dans beaucoup de domaines différents. Nous avons pu reprendre la scène en septembre 2021, et après les quatre concerts que nous avons donnés à ce moment-là, soudainement, j’ai pu me remettre à écrire. Je crois que j’ai écrit quelque chose comme seize chansons en huit mois, ce qui est complètement inédit pour Godsticks, parce que nous mettons toujours deux ans à écrire un album. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai réalisé que, peut-être, avoir la scène en ligne de mire m’inspirait pour écrire des chansons. Je ne m’en étais pas rendu compte avant ces concerts. Mais effectivement, je n’ai pas écrit un seul couplet ou refrain décent pendant tout ce temps. J’ai cru que j’étais cassé [rires].
J’imagine qu’il est important de vivre des choses pour pouvoir écrire…
Je n’ai pas nécessairement besoin de vivre des choses. Le confinement ne m’a jamais vraiment empêché de sortir, parce que même à l’heure actuelle, je ne sors pas beaucoup. J’aime rester chez moi. Ma vie n’a pas beaucoup changé pendant le confinement, je passe la plupart de mon temps chez moi. Je pars en vacances avec ma femme, nous allons marcher, ce genre de choses, mais je ne suis pas quelqu’un qui vit au grand air. Le soleil brille en ce moment précis, mais je ne peux pas supporter le soleil. Vraiment, je n’aime pas ça, donc les rideaux sont fermés. Je n’ai pas nécessairement besoin de vivre quoi que ce soit. Je ne puise même pas mon inspiration dans la musique des autres. Je ne peux pas l’expliquer. J’imagine que, si je savais d’où vient mon inspiration, je serais capable d’écrire tout le temps, parce que je me consacrerais à cette chose à fond. Je n’ai aucune idée de ce qui m’inspire et me motive. Je sais aujourd’hui que la musique live est quelque chose qui encourage ma créativité. Parfois, ce sont des groupes qui me font cet effet. En ce moment, j’écoute un groupe appelé The Smile, avec Johnny Greenwood et Thom Yorke de Radiohead. Je les ai découverts il y a environ six mois et ils m’inspirent beaucoup. Ils m’ont motivé à jouer du piano, ce que je n’avais pas fait depuis un moment. Je m’y suis remis et j’ai écrit quelques chansons au piano après avoir écouté ce groupe. Mais en règle générale, je ne sais pas ce qui m’inspire. Mais ce n’est certainement pas le fait de sortir ! [Petit rires]
« J’ai toujours eu une aversion envers l’autorité, envers les institutions ou les gens qui exigent le respect simplement en raison de leur titre. Pour moi, le respect, ça se gagne, et si quelqu’un abuse de son pouvoir, j’ai tendance à me rebeller contre lui. »
This Is What A Winner Looks Like est considéré comme votre « album le plus collaboratif à ce jour ». Est-ce quelque chose que toi ou les autres membres du groupe avez réclamé, ou est-ce venu naturellement ?
J’ai la chance d’avoir des collègues qui ne cherchent pas spécialement à imposer leur volonté sur les chansons. S’ils ont des idées, ils les partagent, et je leur demande toujours de proposer des chansons, mais si je ne le demandais pas, ils ne s’imposeraient pas. L’écriture est devenue plus collaborative parce que j’ai détecté les forces des autres et mes propres faiblesses. Gavin [Bushell], l’autre guitariste, est très doué pour concevoir des parties de synthé ou proposer des idées de percussions électroniques qu’il injecte dans la musique, ainsi que des mélodies de guitare auxquelles je ne penserais moi-même, parce que Gavin a un sens de la mélodie unique. Tout ça sert à améliorer… Par exemple, pour la première chanson de l’album, « If I Don’t Take It All », Gavin a eu l’idée de la mélodie. Juste après le deuxième couplet et avant le deuxième refrain, dans l’interlude, il y a une magnifique mélodie qui ne me serait jamais venue, et cette chanson ne serait pas aussi bien sans cette mélodie. Même chose avec le refrain : il joue beaucoup de lignes mélodiques dans le refrain, et là encore, je n’y aurais pas pensé. Et Tom [Price] est exceptionnel aussi. En matière de batterie, j’ai des motifs et des idées, puis je fais venir Tom en studio et il installe son kit MIDI, il interprète mes idées, il en prend certaines et les utilise, mais il y met sa propre patte et il assemble les différentes parties de chaque piste de façon très homogène. Il transforme la musique en vraies chansons. Voilà comment nous travaillons depuis quelques années. Je crois que les chansons bénéficient énormément de leur contribution.
Sur ce nouvel album, la touche électronique est très présente, ce qui n’était pas nécessairement le cas sur vos opus précédents. Qu’est-ce qui vous a motivés à vous tourner davantage vers les sons et textures électroniques ?
J’ai toujours aimé ça. J’ai toujours été un grand fan de Radiohead, qui en utilise beaucoup, mais je n’ai jamais eu l’expertise pour le faire moi-même. Et puis j’ai découvert que Gavin en fait beaucoup et qu’il est infiniment plus patient. Pendant le confinement dont nous avons parlé, j’ai découvert un programme pour créer mes propres sons de synthé, parce que j’avais du temps et que c’était quelque chose que je voulais faire, mais c’est Gavin qui m’a inspiré, parce que ce qu’il arrive à faire apporte énormément de musicalité. J’ai toujours été intéressé par le côté électronique, mais je n’avais aucune idée de comment faire ou comment l’utiliser dans notre musique. Gavin semble avoir un talent inné pour ça. Rien ne sonne forcé. Pour moi, rien ne dit : « Nous allons essayer d’injecter un peu d’électronique ici. » Tout ce qu’il fait colle parfaitement à la musique. Il y a pas mal d’intros sur cet album, par exemple sur « If I Don’t Take It All » et « Don’t Say A Word To Me », qui sont entièrement électroniques et qui sont l’œuvre de Gavin. Je savais que je voulais ce type d’intro sur ces chansons, mais je n’avais aucune idée de comment le faire moi-même. Gavin m’a présenté ses idées et nous avons travaillé ensemble : « Est-ce que tu peux essayer ceci, ajouter cela… » Donc oui, j’ai toujours aimé ça, mais je ne savais pas du tout comment l’incorporer à la musique sans que ça se sonne forcé.
Le premier single, « Mayhem », est parti d’un « accord dissonant super moche mais qui sonnait vraiment bien avec de la distorsion » et que tu as trouvé par hasard, puis tu as « réfléchi à des moyens de le rendre encore plus glauque et chaotique », d’où le titre. Est-ce qu’il arrive souvent que toute la philosophie et toute la direction d’une chanson soit dictée par un accord ou un son ?
Oui, c’est étrange quand tu écris de la musique de voir qu’une chanson de quatre minutes peut voir le jour parce que tu as accidentellement joué un accord qui t’a plu. Mais ça arrive tellement souvent, et pas juste à moi. C’était vraiment un accord infâme dont j’ai aimé le son. Je ne me doutais vraiment pas que ça allait donner une chanson, mais pour moi, la plupart des idées viennent d’un riff de guitare. L’autre single, « If I Don’t Take It All », a été créé intégralement juste à partir du premier riff. C’est intéressant. C’est pour ça que j’adorerais voir comment d’autres groupes fonctionnent, comment Radiohead a créé ces paysages sonores, par exemple. Est-ce qu’ils ont commencé par une idée ou par un accord ? Il est très rare que je me pose et que je joue une chanson du début à la fin. C’est peut-être arrivé une fois, pour autant que je me souvienne. La plupart des chansons viennent d’un accord très joli ou totalement horrible, par exemple, et c’était le cas des deux singles.
Plus généralement, comment écris-tu habituellement des chansons ? As-tu des approches spécifiques ?
Non. J’aimerais savoir comment nous faisons, parce que, encore une fois, je le ferais plus souvent. Si j’avance dans une chanson, par exemple si j’ai l’intro et que j’ai commencé un couplet, j’imagine toujours, de façon un peu abstraite, comment je veux que la chanson sonne. Je veux que ça monte ici, que ça redescende là, et j’imagine le chant sur un certain rythme. C’est vraiment difficile à décrire, je n’ai aucune idée de comment ça marche, mais je me contente d’imaginer de façon abstraite comment je veux que la chanson sonne. En fait, je suis la chanson là où elle me conduit plus qu’autre chose. Autre exemple, si j’ai un couplet, quand je l’enregistre, je laisse tourner la boucle de batterie et j’arrive souvent à déterminer de façon viscérale ce qui vient ensuite, en me basant sur le chemin que prend la guitare. J’improvise très librement ; je ne me base pas sur des accords, des plans ou des mélodies que je connais déjà. Je joue au hasard, je joue n’importe quoi pour créer une vague idée, voir comment je veux que ça sonne, puis je réécoute ce que j’ai enregistré. Mon seul talent naturel, c’est d’avoir de bonnes oreilles, dans le sens où, au milieu du n’importe quoi et du bruit, j’arrive à discerner des choses que j’aime, et à les transformer en mélodie ou en rythme. C’est le seul talent que je pense avoir, cette capacité à trouver un semblant de normalité dans une idée abstraite et vraiment nulle que je viens d’improviser.
« La rébellion a tendance à être virtuelle, aujourd’hui. Tu crées une pétition en ligne et tu demandes aux gens de la signer, ou tu claironnes sur Internet que tu ne feras plus appel à telle entreprise. C’est une rébellion paresseuse. »
Tu as qualifié l’énergie de cette chanson de « rebelle », et le clip a même été tourné au Westgate Hotel, qui est le site d’une rébellion armée de grande ampleur contre l’autorité en Grande-Bretagne. Pour commencer, qu’est-ce que cette énergie rebelle représente pour toi ? D’où vient-elle, d’un point de vue émotionnel ?
J’imagine que j’ai toujours eu une… Je ne parlerais pas nécessairement de nature rebelle, mais j’ai toujours eu une aversion envers l’autorité, envers les institutions ou les gens qui exigent le respect simplement en raison de leur titre, par exemple. Je n’ai aucune patience envers les gens qui s’adressent à quelqu’un de façon impolie parce qu’ils se trouvent dans une position d’autorité. Je n’ai aucun respect pour les gens comme ça. Pour moi, le respect, ça se gagne, et si quelqu’un abuse de son pouvoir, j’ai tendance à me rebeller contre lui. Quand j’étais plus jeune, je n’aimais pas la police, par exemple, parce que je n’appréciais pas le fait qu’elle abuse de son pouvoir. Je m’élevais contre elle en permanence. Ce sont ces gens qui exigent le respect et l’autorité… [Il remarque le chat en arrière-plan] S’il y a des animaux rebelles sur cette planète, ce sont les chats : ils n’ont aucun respect pour qui que ce soit ! Les chats sont nos maîtres ; ce sont les véritables maîtres de la race humaine ! Tu as l’impression d’être récompensé s’ils te laissent leur caresser la tête pendant deux minutes. Même si tu les nourris, que tu dépenses tout ton argent en nourriture pour chats, que tu les emmènes chez le véto pour leurs vaccins, ce sont eux les patrons. Bref, je ne me considère pas comme un rebelle, j’ai simplement une vraie aversion pour les gens qui exigent le respect sans l’avoir mérité. Je traite tout le monde de la même façon, quels que soient leur travail, leur titre, leur sexe, leur sexualité, leur ce que tu veux. Je traite tout le monde exactement pareil, donc ceux qui abusent de leur autorité, je me rebelle contre eux, parce que je n’aime pas qu’on me dise ce que je dois faire. Je n’aime pas non plus les conventions sociales, du genre : « Fais ça comme ça parce que ça a toujours été fait comme ça. » Personne ne remet rien en question. Je pense qu’il est important de remettre les choses en question plutôt que de faire tous ces trucs stupides que nous avons hérités de nos parents en grandissant : « Il faut faire ceci, il faut faire cela… » Ce qu’il faut faire, c’est remettre les choses en question, se demander si c’est logique ou rationnel. C’est ma façon d’être un rebelle, j’imagine.
Penses-tu que le mot « rebelle » veuille encore dire quelque chose en 2023 ?
Ça n’a plus le même sens. Je pense que la rébellion a tendance à être virtuelle, aujourd’hui. Tu crées une pétition en ligne et tu demandes aux gens de la signer, ou tu claironnes sur Internet que tu ne feras plus appel à telle entreprise. C’est une rébellion paresseuse, d’une certaine façon. C’est mieux que de ne rien faire, mais il est aussi très difficile de se rebeller à l’heure actuelle. C’est difficile de faire collaborer les gens pour se rebeller efficacement, parce que la plupart des gens aujourd’hui sont relativement égoïstes. Pas tout le monde, mais un pourcentage élevé de personnes ne sont intéressées que par elles-mêmes et par les avantages qu’elles peuvent obtenir pour elles-mêmes. Je crois que la rébellion a été un peu édulcorée. Et puis les gens ont tendance à soutenir une rébellion jusqu’à ce que ça commence à être un problème pour eux. Ceux qui se rebellent, même pour une bonne cause, une cause avec laquelle nous sommes tous d’accord, comme le changement climatique, dès qu’ils commencent à enquiquiner les autres, ils perdent tout le soutien qu’ils avaient jusqu’à présent. Je dirais que c’est compliqué d’être un rebelle, de nos jours.
Par le passé, tu as déclaré que ton perfectionnisme était « un énorme poids qui te tirait vers le fond ». Comment as-tu réussi à surmonter ce trait de personnalité que tu qualifies de « démon intérieur » ?
Je ne pense pas qu’on puisse vraiment jamais se libérer de ses habitudes, ni même… Je ne parlerai pas de maladie mentale, parce que je ne pense pas qu’on puisse le qualifier comme ça. C’est juste un défaut dont beaucoup de gens souffrent, comme la dépression ou ce genre de chose. Je me suis toujours battu contre, je ne l’ai jamais accepté. Même si j’ai trouvé comment décrire mon problème, je ne me dis pas que je n’ai plus rien à faire maintenant que j’ai mis un mot dessus. Même si je n’ai pas été capable d’identifier quel était mon problème pendant des années quand j’étais plus jeune, ça ne m’a pas empêché d’essayer de trouver de quoi il s’agissait, de tenter de le résoudre et de comprendre pourquoi j’étais tellement malheureux. Ce n’est que ces cinq ou six dernières années que j’ai commencé à me dire : « OK, peut-être que je souffre de perfectionnisme. »
« Ce n’est que ces cinq ou six dernières années que j’ai commencé à me dire : ‘OK, peut-être que je souffre de perfectionnisme.’ J’ai toujours des critères que je veux atteindre systématiquement, mais ces critères sont devenus réalistes et non inatteignables. Ça ne change rien au fait que j’ai l’impression d’être une merde si je n’atteins pas des critères élevés. »
J’ai fini par réaliser que la perfection n’existait pas, mais ça me contrarie toujours si je ne joue pas quelque chose correctement ou si ma performance n’est pas aussi optimale qu’elle pourrait l’être. J’ai toujours des critères que je veux atteindre systématiquement, mais ces critères sont devenus réalistes et non inatteignables. Ça ne change rien au fait que j’ai l’impression d’être une merde si je n’atteins pas des critères élevés. Ce sera toujours un combat. J’imagine aussi que vieillir entre en ligne de compte : tu as moins de temps pour te préoccuper de certaines choses. Ce qui te contrariait il y a vingt ans ne t’embêtera plus autant aujourd’hui. Ça ne veut pas dire que ce n’est pas important, mais simplement que vieillir change tes perspectives, et que tu te dis : « Je serai mort dans trente ans plutôt que dans soixante, il faut vraiment que je me préoccupe d’autre chose. » Et je ne m’inquiète pas et ne me plains pas de trucs sur lesquels je n’ai aucun contrôle. Je ne parle plus de politique, alors que ça m’intéressait quand j’étais plus jeune. Ça devient futile quand tu réalises que tu ne peux apporter que des changements très mineurs. Ce n’est qu’un exemple, mais quand je sais que je ne peux rien faire à propos d’un sujet, j’essaie de ne pas m’angoisser et de le repousser au fond de mon esprit.
Mais je ne dirais pas que j’ai surmonté quoi que ce soit ; j’ai simplement mis en place plus d’outils pour combattre mes problèmes. C’est pareil avec les gens qui sont en dépression : la thérapie et les médicaments n’y changent rien, il n’y a pas de remède miracle, il y a simplement des mesures à mettre en place pour t’aider à combattre le problème. J’écoutais un comique parler des millennials hier – parce que tous les comiques font des blagues sur les millennials ou la génération Z, de nos jours. Il avait raison quand il disait que les gens se collent des étiquettes. Ça ne veut pas dire que ces étiquettes ne sont pas vraies, mais ils s’attendent à ce que les gens changent de comportement pour se conformer à ces étiquettes. Pour moi, il est important que les gens changent de comportement envers ceux qui souffrent d’anxiété, de dépression ou d’autisme, mais il incombe aussi à la personne qui en souffre de ne pas être complètement défaitiste sur le sujet. Il faut mener son propre combat, parce que personne ne veut être malheureux – personne n’aime être malheureux. Je crois que les gens devraient essayer de dépasser leurs problèmes et de se battre davantage. Il y a des tonnes de ressources de nos jours pour aider les gens à combattre la dépression et d’autres maladies. J’ai peut-être tort, mais pour moi, les gens devraient se battre davantage. Ça ne s’adresse pas à tout le monde, parce qu’il y a déjà beaucoup de gens qui le font, et qui ne considèrent pas qu’une étiquette les définit ou signifie qu’ils seront comme ça jusqu’à la fin de leurs jours. C’est un combat qui ne s’arrête jamais, il n’y a pas de remède, il faut simplement continuer à se battre.
Sur Inescapable, ce perfectionnisme dont nous venons de parler t’a poussé à écrire des paroles plus introspectives. As-tu conservé cette approche sur This Is What A Winner Looks Like ?
Non, ce n’était que sur l’album précédent. Au niveau paroles, le nouveau est plus inspiré par ce que je regardais à la télé. Beaucoup de ce que j’ai écrit avant Inescapable était influencé par mes expériences, même si, comme je l’ai dit, je n’en vis pas tant que ça [rires]. Mais avec le confinement, la seule chose qu’il y avait à faire, c’était regarder la télé pendant ton temps libre et tes soirées. Du coup, les paroles sont très inspirées par des séries comme Succession, que j’ai beaucoup aimée, Breaking Bad… Il y a aussi… Je ne me souviens même plus, parce qu’on regarde tous des centaines de séries, jusqu’à arriver au bout de la liste, donc je ne me souviens même pas de ce que j’ai vu. Mais il y avait beaucoup de séries nordiques. J’aime aussi le cinéma et les séries françaises. Une grande partie de cet album a été influencée dans ses textes par des films et des séries.
L’album s’intitule This Is What A Winner Looks Like. Dans la mesure où la pochette représente un singe bleu, il semblerait qu’il y ait de l’humour là-dessous. À quel point ce titre est-il ironique ? Qu’est-ce qu’un « gagnant » pour toi ?
Le titre vient d’une phrase qu’un ami a un jour utilisée pour décrire quelqu’un. J’ai beaucoup aimé, et quand j’ai donné le titre de l’album à notre maison de disques, Kscope, je leur ai dit : « J’ai trouvé une photo pour aller avec, mais ne voyez pas ça de façon trop littérale. » Je ne veux pas que ce soit trop littéral, je préfère que ce soit abstrait. Que ce soit en termes de paroles, de pochette ou de titre, je veux toujours que les gens se fassent leur propre interprétation, parce qu’il y a plein de petits détails – le fait que ce soit un singe bleu, le fait que This Is What A Winner Looks Like soit barré. Je préfère que les gens se fassent leur propre idée de ce que l’album et le titre veulent dire. Nous avons nos propres idées, mais je ne t’en parlerai pas [rires]. Mais pour l’autre partie de ta question, je n’ai vraiment aucune idée de ce à quoi ressemble un gagnant. Je ne me considère clairement pas comme un gagnant [rires]. J’aurais dû anticiper ce genre de question au sujet du titre et de la pochette, mais je suis délibérément ignorant, alors je n’ai pas préparé mes réponses [rires].
« Pour moi, il est important que les gens changent de comportement envers ceux qui souffrent d’anxiété, de dépression ou d’autisme, mais il incombe aussi à la personne qui en souffre de ne pas être complètement défaitiste sur le sujet. »
Le bassiste Dan Nelson a récemment quitté le groupe au bout de treize ans. Vous avez même publié une photo où il fait un doigt d’honneur au reste du groupe en partant. À propos de son départ, tu as déclaré que tu savais que tu « devais avoir une discussion honnête à propos de ce qu’il voulait faire ». Avais-tu l’impression qu’il n’était plus motivé depuis un moment ? Pourquoi avoir pensé qu’une conversation s’imposait ?
Dan adore enregistrer des albums, mais il donne des concerts depuis l’âge de seize ans. C’est très jeune, plus jeune que je ne l’étais à mes débuts. Au bout d’un moment, ça commence à peser. Il a commencé à en avoir marre de jouer live. Il serait volontiers resté dans le groupe pour enregistrer les albums, mais il était fatigué des concerts et il voulait faire une pause. Comme je l’ai dit plus tôt, les concerts sont très importants pour nous. Je comprends, parce que nous sommes toujours amis, nous nous sommes séparés en bons termes et nous le voyons toujours. Il a simplement fini par en avoir assez de jouer live. Il aimait bien le faire, mais ça peut parfois être compliqué. Il s’est décidé en août dernier, il a annoncé qu’il ne voulait plus vraiment faire de concerts. Nous lui avons dit : « Fais au moins cet album. » Il voulait le faire, et nous avons promis que nous annoncerions sa décision après. Nous avions un festival aux Pays-Bas, je crois que c’était en septembre ; c’est là que notre bassiste actuel, Francis [George], a joué avec nous pour la première fois. Il a plus ou moins rejoint le groupe à ce moment-là, mais nous n’avons fait aucune annonce avant la sortie de l’album. Nous avons précisé que Dan assurait la basse sur cet album, parce qu’il est fier de son travail, comme on peut l’imaginer. Nous savions que nous ferions une annonce quand nous avons fait cette séance photo au début de l’année. C’est la raison pour laquelle nous avons pensé à cette photo avec le doigt d’honneur. Nous nous sommes dit que c’était une façon marrante d’annoncer la nouvelle !
Dans ton message, tu disais qu’il t’était « involontairement enchaîné et que [vous] ne pouv[iez] pas le laisser s’éloigner hors de [votre] vue », et qu’il s’était libéré du « cachot ». Est-ce vraiment ainsi que tu vois le groupe, comme des oubliettes dans lesquelles tu es enchaîné ?
Il fallait que j’écrive un truc idiot. Nous sommes britanniques, nous avons tendance à ne pas très bien exprimer nos sentiments. Du coup, au lieu d’écrire quelque chose du genre : « Dan compte beaucoup pour nous et nous avons apprécié toutes ces années passées à jouer avec lui », il était plus facile pour nous – ou en tous cas pour moi – d’écrire un truc idiot et de prétendre que nous l’avions kidnappé [rires]. Dan est quelqu’un d’assez négatif. Je le suis aussi, alors que Gavin et Tom sont des types très positifs. Entre Dan et moi, c’était devenu… Apparemment, un groupe ne peut avoir qu’un seul membre négatif avant que les choses deviennent ingérables. Aujourd’hui, il n’y a plus que moi, tous les autres sont très positifs. Ils n’ont aucune influence sur moi, je suis toujours malheureux. Mais il est important que tout le monde soit enthousiaste. Dan nous a expliqué qu’il ne l’était plus et qu’il ne voulait pas nous tirer vers le bas, ce que nous avons trouvé sympa de sa part. C’est une bonne chose. Comme je l’ai dit, nous nous connaissons depuis quatorze ans. C’est bien de nous séparer de cette façon, en restant amis, plutôt que de le voir traîner des pieds et être impossible avec tout le monde. Nous avons évité ça. Je ne me suis jamais disputé avec qui que ce soit et nous avons toujours été honnêtes les uns avec les autres dans le groupe, parce que nous sommes comme ça. C’était bien de se quitter sur une note positive.
Comment se passent les choses avec Francis à la basse ?
Francis a trouvé sa place. Comme je l’ai dit, nous avons déjà fait un concert avec lui, donc nous savons exactement comment il est, et nous avons aussi passé un week-end entier avec lui quand nous étions aux Pays-Bas. C’était un bon test – pas seulement en matière de basse, mais aussi pour savoir si nous pouvions supporter sa présence pendant trois jours. Nous ne nous sommes pas tapés dessus, donc ça a bien fonctionné. Nous savons maintenant que nous nous entendons bien en tant qu’individus, ce qui est important, comme je l’ai appris avec les années. Il y a un CD bonus, Crushed, avec le nouvel album, qui comporte trois nouvelles chansons. Comme elles étaient nouvelles, c’est Francis qui a assuré la basse dessus. Son style nous convient bien. Tout ça devrait être très positif. L’objectif est de faire autant de concerts que possible tous ensemble au cours de l’année à venir.
Interview réalisée par téléphone le 24 mai 2023 par Emma Hodapp.
Retranscription : Emma Hodapp.
Traduction : Tiphaine Lombardelli.
Photos : Eleanor Jane.
Site officiel de Godsticks : www.godsticks.co.uk
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