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Interview   

Igorrr : l’âme et la machine


Quand il s’agit de parler d’Igorrr, c’est presque toujours Gautier Serre qui s’exprime. Mais cette fois, changement de perspective : Marthe et JB prennent la parole. C’est la première année qu’ils se prêtent à l’exercice de la promo, et cela donne un éclairage différent sur une machine artistique déjà bien installée. Ils restent les « petits nouveaux », mais leur regard apporte une fraîcheur et une sincérité rares.

Leur parcours explique en partie cette complémentarité. Marthe vient du chant lyrique, qu’elle cherche à sortir de son cadre traditionnel. JB arrive du metal extrême, dont il maîtrise les codes et l’intensité. Deux mondes très éloignés, mais qui trouvent dans Igorrr un terrain commun. L’un apporte une noirceur abrasive, l’autre une lumière singulière. Ensemble, ils incarnent cette tension permanente entre brutalité et raffinement, chaos et beauté.

À travers eux, Amen prend une autre dimension. L’album n’apparaît plus seulement comme la vision démesurée de Gautier, mais comme le fruit d’une aventure collective. Marthe et JB racontent l’apprentissage, les doutes, les ajustements, mais aussi la liberté et l’excitation de faire partie d’un projet unique. Leur parole met en avant ce qui fait la force d’Igorrr aujourd’hui : une identité en mouvement, nourrie par des sensibilités différentes, et toujours prête à repousser les limites.

« Igorrr est vraiment venu répondre à un désir que j’avais depuis longtemps de faire un art original, singulier, qui soit une musique compliquée, mais ludique, qui puisse amener plein d’émotions différentes, qui fasse rire le public, qui puisse l’émouvoir, qui soit un cri. »

Radio Metal : Vous êtes encore les petits nouveaux du groupe, même si ça commence à faire quelques années maintenant. Avant de rejoindre la « machine Igorrr », est-ce que vous aviez de l’appréhension ? Est-ce que vous aviez des doutes ?

Marthe Alexandre (chant) : Oui, bien sûr. Pour ma partie, parce que je ne faisais que des scènes classiques. J’avais déjà chanté d’autres styles de musique dans des bars ou des restos, mais d’être sur cette grande scène-là, avec un public très différent… J’avais de l’appréhension par rapport à la scène.

JB Le Bail (chant) : Oui, moi aussi. Quand j’ai été contacté pour entrer dans le projet, je n’ai pas pu donner une réponse très rapide. Il a fallu que je me visualise ou que je me projette dans le projet, voir comment je pouvais m’installer dedans, durablement aussi, parce que je ne voulais pas faire un one-shot ou juste un test comme ça. Il a fallu du temps pour que je visualise comment je pourrais m’incorporer dans tout ça, quel personnage je pourrais avoir, etc. C’était hyper important de trouver mon identité personnelle, ce que je pourrais apporter au projet. Il y avait beaucoup de doutes. Il a fallu avoir beaucoup de discussions en amont pour vraiment bien définir quelle était la vision du projet. C’était donc pas mal d’appréhensions, des craintes, etc., mais une fois que tout ça a été un peu dissipé, ça s’est fait assez naturellement.

Avec Svart Crown tu étais dans un projet de metal extrême bien défini. Là tu arrives dans un projet qui est tout l’inverse, où il ne semble pas y avoir de limite à la créativité. Est-ce que c’est plutôt jouissif ou déroutant ?

C’était assez intéressant et enrichissant, mais ça a aussi soulevé certaines questions. J’étais auparavant dans un projet très cloisonné, centré sur le metal extrême, dont je maîtrisais les codes, mais je ressentais parfois une forme de lassitude, car la marge de manœuvre créative restait limitée, voire limitante. Là, on m’a demandé de faire ce que je savais déjà faire, d’occuper pleinement ma place de vocaliste extrême, des choses que j’avais l’habitude d’aborder, mais dans un cadre totalement différent. Il y avait quelque chose de très frais dans la manière de créer, jusque dans les sonorités. Que ce soit le rapport au public, la production ou l’approche musicale, tout était différent, et vraiment rafraîchissant. Ensuite, ça a amené d’autres questions, notamment sur ma place dans le projet, et certaines sonorités qui, au début, me paraissaient un peu trop étranges. Il a fallu un temps d’adaptation, mais au final, l’évolution a toujours été très positive, au fur et à mesure.

Pour toi, Marthe, quand tu as entendu ta voix avec des blastbeats, des breakcore, etc., c’était quoi le ressenti ?

Marthe : Disons que, comme nous avons fait deux ans de tournée avant, forcément, j’ai entendu certains lives, des concerts, avec ma voix, donc j’avais pris l’habitude. Mais j’ai été très contente et très fière de m’entendre, moi, dans un album d’Igorrr, qui est un groupe qui existait depuis très longtemps, avec beaucoup d’albums derrière. Ça fait bizarre. On reconnaît sa voix. En même temps, il y a une telle recherche sur la voix que ma voix est un peu étirée dans tous les sens. Il y a un sentiment d’étrangeté aussi, qui est génial, j’ai bien aimé. Je suis fière.

C’est une autre façon de te découvrir aussi, parce que là, ça te fait prendre des risques. En tout cas, ça te donne une approche très différente, j’imagine, de la musique.

Oui, en fait, je pense que c’est venu répondre à un intérêt que j’avais déjà pour le décloisonnement des styles, et à une espèce d’envie, pas de démocratiser le chant lyrique, mais d’utiliser la voix lyrique dans d’autres endroits que l’opéra. C’est quelque chose qui me plaît énormément, que je faisais déjà avant, le plus possible. Je faisais de l’opéra pour enfants, j’ai fait de l’opéra dans la rue. Gautier m’a découverte en faisant de l’opéra sous les fenêtres des gens pendant les confinements. En fait, ce projet-là répondait à un désir que j’avais déjà d’utiliser ma voix lyrique à d’autres endroits, parce que je trouve que c’est dommage que la musique soit aussi cloisonnée. J’écoute de tout et j’adore qu’on ne puisse pas classifier Igorrr, que ça reste ouvert.

JB, Gautier a dit que tu l’avais inspiré à aller explorer des choses encore plus sombres, plus extrêmes. Est-ce que tu as l’impression que c’est ce qui s’est passé ? Est-ce qu’il y a un morceau dans l’album qui retracerait cette influence ?

JB : Oui, je pense qu’il y en a plusieurs. Il y a au moins deux ou trois morceaux très dark, qui me correspondent vraiment bien, à ma personnalité artistique et au background que j’ai pu amener. Avec Gautier, nous nous retrouvons sur pas mal d’artistes en commun, aussi bien dans la scène extrême que dans une scène plus conventionnelle. Nous partageons beaucoup de goûts musicaux, et nous avons aussi pu nous faire découvrir des choses mutuellement. Nous avons passé de très bons moments à parler de musique pour apprendre à nous cerner et nous apprivoiser artistiquement. Quand on voyage ou qu’on part en tournée, il y a ces instants d’échanges qui nourrissent la relation artistique et musicale. Forcément, ça ouvre des portes, ça donne envie à un compositeur d’écrire en se disant : « Sur cet aspect-là, je vais pouvoir me dévoiler, et en retour je recevrai une proposition adaptée. » Je pense que c’est exactement ce qui s’est passé. Nous avons beaucoup échangé autour de la musique, et à un moment, il est arrivé avec une proposition plus sombre, plus torturée par endroits. C’est ce qui m’a parlé immédiatement et m’a ouvert un champ d’action très plaisant.

« Le metal est très proche de l’opéra. Il y a un grand rapport entre ces deux styles qui véhiculent des émotions très puissantes et très extrêmes, de façon différente. »

Vous avez l’impression d’avoir vraiment trouvé votre équilibre ou votre place en tout cas dans le projet ?

Complètement.

Marthe : Oui, j’ai l’impression d’avoir vraiment trouvé ma place. C’est vraiment venu répondre, je pense, à un désir que j’avais depuis longtemps de faire un art original, singulier, qui soit une musique compliquée, mais ludique, qui puisse amener plein d’émotions différentes, qui fasse rire le public, qui puisse l’émouvoir, qui soit un cri. Mais le metal, pour moi, est très proche de l’opéra aussi. J’ai trouvé ma place dans ce groupe parce que – je vais parler un peu de façon générale – je trouve que le metal est une musique extrême qui véhicule des émotions très extrêmes et l’opéra, c’est pareil. Les voix d’opéra, ce sont des voix très puissantes qui expriment des sentiments très forts et des étapes de vie, toujours la mort, l’amour, la passion. Je pense que c’est aussi beaucoup exprimé dans le metal. Il y a un grand rapport entre ces deux styles qui véhiculent des émotions très puissantes et très extrêmes, de façon différente. En plus, c’est un milieu que je trouve très cool, ça me plaît de pouvoir être comme je veux, si je veux être bizarre – peut-être que je suis déjà bizarre. Ça me fait plaisir de pouvoir être juste qui je suis. En tout cas, je me sens comme en poisson dans l’eau. J’ai l’impression d’avoir trouvé ma place. Ça répond à quelque chose de profond en moi qui était là depuis longtemps.

Vous avez sorti cet album, Amen, qui a un titre très fort. Quand on prononce ce mot-là, on peut faire référence à une prière, une fin, à une acceptation aussi, il y a beaucoup de choses derrière. Comment est-ce que vous, vous ressentez ce mot ?

JB : Vas-y, je te laisse. C’est toi la philosophe.

Marthe : Je pense qu’il n’y a pas de volonté religieuse derrière, et c’est ça qui est étonnant, mais il y a sans doute des référents. Cet album parle clairement de spiritualité, du moins c’est mon interprétation. Je crois que Gautier serait d’accord, même si je ne veux pas parler à sa place. La spiritualité est présente chez Igorrr depuis le début : Spirituality And Distortion, Hallelujah… On retrouve toujours cet attrait pour la musique baroque et religieuse. Là, il a enregistré un chœur dans une église, ajouté une voix lyrique… Il y a un vrai fil conducteur. Le titre, avec ce mot à la fois doux et évocateur, pourrait laisser penser à quelque chose de religieux ou fanatique. Pourtant, ce n’est pas du tout le cas. La pochette de l’album illustre bien cette ambiguïté : impossible de dire s’il s’agit de Shiva, de Bouddha ou d’une autre divinité. Le but est clairement de brouiller les pistes. Pour moi, ce qu’il veut dire avec Amen, et ce que j’y entends, c’est la spiritualité. Et ça, c’est quelque chose de très important pour moi, notamment dans la musique, même si je ne suis pas croyante.

JB : Plutôt athée ?

Marthe : Oui, et même, je trouve ça compliqué pour les humains. En revanche, je crois en beaucoup de choses spirituellement parlant. Je crois en la beauté, je crois en la musique, je crois en l’art, le sens, etc. Pour moi, derrière le mot Amen, il y a surtout l’idée de la spiritualité qui est très importante.

JB : Ça fait écho à pas mal de choses. Je pense qu’il y a pas mal de réflexions. Il y a surtout le fil conducteur qui est dans la genèse, dans l’ADN du projet, qui se découvre au fur et à mesure du temps. C’est intéressant, ça fait référence aussi un petit peu aux racines d’Igorrr, du breakcore, le fameux Amen break, qui est un peu la base rythmique. Je trouve qu’il y a plein de petits parallèles, même des jeux de mots, etc. C’est un mot qui est très simple, très facile visuellement. Quand il est arrivé avec le nom de l’album – qui est arrivé super tôt d’ailleurs, nous le savons depuis un an ou deux que l’album s’appelait comme ça –, je trouve que ça coulait de source.

Vous avez parlé de cet enregistrement de chœur dans une église, ça donne vraiment aussi une dimension très spirituelle et finalement ce qu’on retrouve dans l’album, c’est l’essence et non pas forcément le fait que ce soit dans une église catholique, orthodoxe ou autre ; vous arrivez à extraire cette âme dans le chant. Comment l’avez-vous ressenti quand vous avez entendu ça ?

Ce qui est marrant avec Igorrr, c’est que nous nous retrouvons un peu spectateurs de l’évolution et de la création, dès l’inception de la musique. On voit les morceaux grandir mois après mois, année après année. On entend d’abord les premières maquettes, parfois avec des parties de chœurs programmées, comme ça se faisait à l’époque avec des instruments numériques. Puis, quand les chœurs ont été enregistrés pour de vrai, tout a changé. Nous avions déjà les lignes en tête, mais soudain tout a pris une autre ampleur. C’est ça la magie d’Igorrr : voir les morceaux se transformer et atteindre une dimension nouvelle. Ça vaut pour les chœurs, mais aussi pour d’autres éléments : les parties de piano qu’on découvre au studio, les violons, les guitares, et toute une multitude d’instruments. C’est un peu comme ouvrir un calendrier de l’Avent : à chaque écoute, on découvre un nouvel ajout et on se dit : « Ah, il a rajouté ça ! » Les chœurs ont toujours fait partie de l’identité sonore d’Igorrr, mais cette fois, il y avait une véritable concrétisation : « Ça y est, c’est enregistré pour de vrai. » Gautier a été très ému de voir sa musique ainsi portée par un chœur réel. Moi, je n’y étais pas, mais j’ai vu les vidéos : c’était un moment solennel, qui s’inscrit parfaitement dans le fil conducteur de l’album. Il y a ce côté où l’on se recueille, où l’on écoute quelque chose de plus grand.

« Ce qui est marrant avec Igorrr, c’est que nous nous retrouvons un peu spectateurs de l’évolution et de la création. C’est un peu comme ouvrir un calendrier de l’Avent : à chaque écoute, on découvre un nouvel ajout. »

Marthe : Je pense aussi que ce qu’il a voulu capter de très important dans son travail de recherche du son et des sons, c’est l’écho de l’église. Je suis relativement habituée puisque quand je chante lyrique en chœur, ou quand je fais de la musique religieuse, je suis dans une église, j’entends ma voix en écho, en retour avec le son de l’endroit où je suis, et souvent, ces endroits sont faits pour le son. Les églises ont été construites pour que la voix tourne, qu’elle résonne, que des chœurs puissent chanter. Les théâtres et les opéras sont construits comme ça la plupart du temps. Cette gestion du son naturel est plus ou moins réussie, d’ailleurs. Ce que Gautier a voulu, c’était capter ce son, cette réverbération naturelle d’un endroit, et je pense que ça, ça a une âme. D’ailleurs, dans « amen », il y a « âme ».

Vous parlez de petites briques, de choses qui viennent de plus en plus étoffer un morceau. A quel moment, arrivez-vous dans ce processus pour poser vos voix ?

JB : Je ne sais pas pour toi, mais moi, il n’y avait pas de moment.

Marthe : Il faut qu’il y ait une base.

JB : Oui, la base avait été créée, mais nous avons eu assez tôt des séances de travail sur le processus de composition. Il y avait déjà des idées assez définies, mais j’ai enregistré sur des maquettes qui n’étaient pas encore abouties, sans vrais instruments enregistrés. Certaines idées sont restées parce qu’elles avaient « le truc » sur le moment. Même quand nous avons essayé de les refaire, la première idée était souvent la meilleure. L’enregistrement de mes parties s’est donc étalé dans le temps : d’abord des séances de travail pour poser des choses, puis, sur les morceaux où il manquait des éléments, nous nous sommes pris quelques jours consécutifs pour tout finaliser. Ça s’est fait un peu en deux temps.

Marthe : Selon les morceaux, c’était très différent, un peu au fil de l’inspiration. Parfois, nous commencions à installer une partie vocale pour moi, et il se disait : « Ah oui, ça irait bien avec ta voix si je rajoute des violons. » Ou alors il travaillait avec JB, et là il se disait : « Ce serait pas mal si je t’ajoutais aussi sur ce morceau-là. » L’inspiration revenait un peu à tirer un fil, et ça pouvait arriver à différents moments. Bien sûr, il fallait une base musicale pour poser la voix, mais il a aussi écrit certaines choses après avoir enregistré nos voix, parce que ça l’avait inspiré.

Gautier donne l’impression d’une personne qui est toujours en ébullition, toujours dans une frénésie créative. Est-ce difficile parfois de travailler avec lui ? Faut-il parfois arriver à le canaliser ? Ou peut-il y avoir des tensions ?

JB : Je ne dirais pas que ce soit nécessaire de le canaliser.

Marthe : Non, je pense que c’est facile si on aime bien travailler.

Il faut être à l’écoute et rester humble, surtout par rapport à sa place dans le projet et dans le processus. Savoir se positionner, placer son ego au bon endroit, c’est essentiel. C’est ce qui permet de ne pas être frustré. Quand on travaille avec quelqu’un qui a une vision aussi forte, trouver sa place passe vraiment par ça. Tout dépend du positionnement : ça peut très bien se passer comme très mal se passer.

Marthe : La difficulté, c’est qu’il y a énormément d’éléments dans l’album. Au moment où nous chantons, Gautier a déjà une vision claire de ce que ce sera à la fin, mais nous, nous ne l’avons pas encore. Il faut donc trouver un compromis entre ce que nous entendons, ce que nous voulons amener, et ce qu’il imagine, et accepter que nous ne maitrisions pas tout tant que l’album n’est pas terminé, ce qui n’est pas évident. Je suis, comme Gautier, très perfectionniste. Nous avons parfois travaillé très longtemps ensemble, sur trente secondes ou une minute, jusqu’à trouver quelque chose qui ait du sens pour nous deux. Il arrivait que ce que nous enregistrions ne me plaise pas, et je lui disais qu’il faudrait tout refaire. Et souvent, il était d’accord : « Oui, ce n’est pas encore ça. » Parfois, nous changions complètement le timbre de voix pour mieux correspondre. Il faut accepter de travailler longtemps, jusqu’à atteindre l’essence même du morceau. D’autant que le chant n’est pas présent tout le temps : il doit arriver au bon moment, avec la bonne intensité, et être très pur. Il faut trouver l’essence et le sens.

C’est aussi un projet où il y a énormément d’expérimentation. Avez-vous l’impression que l’expérimentation est toujours au service du morceau ? Avez-vous parfois l’impression que vous étiez allés trop loin, ou peut-être même pas assez ?

JB : C’est une bonne question. Sur le pas assez, par rapport à moi, ma performance, c’est un peu les doutes que j’avais. À des moments, je me suis dit que je n’étais peut-être pas assez dans l’expérimentation, pas assez en dehors de ma zone de confort, même s’il y a des expérimentations qui sont techniques, où mes capacités ont été repoussées. Mais il n’y a pas eu une sorte de dédoublement où le projet dans ma tête aurait peut-être mérité d’avoir encore plus de folie vocalement. Après, je me suis dit que la manière dont c’était fait à l’instant T était ce qui devait être fait. Je m’en contente. Peut-être que c’est un jugement de valeur sur ma performance qui est parfois un peu dur. C’est peut-être le seul petit doute que j’ai à ce niveau-là. Après, on peut voir la chose différemment : amener quelque chose d’un peu plus classique et l’exécuter dans tout ce marasme auditif permet peut-être de resituer les choses et d’apporter un peu plus d’accalmie et de lisibilité.

« Notre rôle à tous, en tant qu’artistes et musiciens dans ce groupe, est d’apporter quelque chose qui rende le message plus lisible, plus compréhensible. Il y a tellement de belles choses dans cette musique que ce serait dommage qu’elles ne soient pas perçues ou reconnues à leur juste valeur. »

Marthe : En fait, je pense que quand on commence à ouvrir la boîte de l’expérimentation, on a envie de ne pas s’arrêter. C’est un délire de pouvoir aller dans tous les sens avec ma voix. C’est quelque chose que je n’ai pas eu l’occasion de faire avant en classique. J’adore absolument la musique classique, mais ce n’est pas un univers qui me permet d’avoir une voix hétérogène. En classique, il faut une voix très homogène. Ici, j’ai le droit d’avoir une voix hétérogène, et c’est extrêmement fun, parce que ça permet d’exprimer beaucoup plus de choses. Dans cette démarche, il ne faut pas oublier que ce qui compte avant tout, c’est la sincérité de ce qu’on veut dire, du sentiment, de l’ambiance, de l’image, du langage musical. Ce qui est bien dans le fait de travailler avec un compositeur, c’est que c’est vraiment une collaboration. Il y a toujours un regard extérieur qui aide à avancer. Et ce n’est pas seulement entre nous : tout le groupe participe. Rémi [Sérafino], à la batterie, et Martyn [Clément], à la guitare, qui sont d’excellents musiciens, donnent aussi leur avis. On s’écoute tous, on se conseille les uns les autres. Ça permet d’atteindre une certaine justesse. Personne n’est borné dans l’équipe, nous sommes tous ouverts à la critique. C’est OK de se dire les choses pour trouver ce qui sera le plus juste et le plus sincère possible.

Vous avez l’impression d’avoir évolué, techniquement parlant, ou dans votre capacité à retranscrire l’émotion ?

JB : Oui, complètement. Il y a eu des moments où certaines idées ne me paraissaient pas possibles, parce que j’avais du mal à les visualiser, et j’ai beaucoup appris. C’était une grosse leçon de voir comment se déroulait la gestation artistique de l’album, sa construction. J’ai compris énormément de choses sur la musique d’Igorrr, sur la musique en général, sur la composition, mais aussi sur moi-même : ce dont j’étais capable et ce que je pouvais apporter. C’était hyper enrichissant. Pour ça, l’enregistrement de cet album est une expérience très positive.

Marthe : Pour moi, le chemin a d’abord été lié à l’interprétation personnelle. C’est un espace d’expression incroyable, de pouvoir dire des choses à travers la musique. C’est exceptionnel, une vraie chance. Il y a cette possibilité de communiquer avec des gens qu’on ne connaît pas, de leur transmettre une émotion. On partage tous des sentiments universels, et si on est sincère, en général, l’émotion passe. Si on n’est pas complètement présent – ce qui arrive à tous les artistes, car il y a des concerts où l’on est moins dedans –, alors l’émotion passe moins. Le public peut trouver la performance jolie, mais sans ressentir le frisson. En classique, j’avais trouvé ce fil d’équilibriste entre technique et sincérité. Avec le temps, malgré la construction d’une technique énorme, j’étais parvenue à associer interprétation et maîtrise vocale. Quand je suis arrivée dans Igorrr, il y avait d’autres paramètres à gérer : être en place dans une musique complexe, apprendre de nouvelles techniques de chant que je ne connaissais pas encore, et aussi gérer les in-ear monitors, alors que j’étais habituée au retour direct de la salle.

JB : Tu as des contraintes techniques que tu n’avais jamais eues.

Marthe : C’était aussi une ambiance, un milieu que je ne connaissais pas trop. La prestation scénique, par exemple, n’était pas un exercice dans lequel je me sentais à l’aise. Je venais d’un univers où j’avais commencé à trouver mes marques sur scène, et là, tout a été chamboulé. Il m’a fallu du temps pour tout mettre en place, digérer les morceaux d’Igorrr, qui sont longs à apprendre, difficiles techniquement et musicalement à comprendre, à s’approprier. Une fois ce cap franchi, après quelques concerts, j’ai commencé à vraiment m’éclater. J’ai pu me raconter ma propre histoire sur chaque morceau, et j’ai senti que je pouvais dire quelque chose de moi à travers la musique d’Igorrr, tout en restant un vecteur de celle-ci. Aujourd’hui, mon but, c’est d’essayer de rendre cette musique la plus lisible possible, parce que je l’adore, et de montrer aux gens à quel point elle compte pour moi.

JB : Je pense que c’est un peu notre rôle à tous, en tant qu’artistes et musiciens dans ce groupe : apporter quelque chose qui rende le message plus lisible, plus compréhensible. Il y a tellement de belles choses dans cette musique que ce serait dommage qu’elles ne soient pas perçues ou reconnues à leur juste valeur.

Cet album est très riche et varié dans ses propositions. Certains morceaux sont particulièrement sombres, comme « Infestis », habité par une aura malfaisante, presque possédée…

C’est marrant, parce que ma lecture de « Infestis » m’est vraiment venue quand Marthe a commencé à chanter dessus. À la base, ses parties n’existaient pas, et dès que je les ai entendues, elles m’ont inspiré pour construire les miennes, dans une sorte de dialogue artistique. Dans Igorrr, j’ai toujours incarné une facette plus sombre, tandis que Marthe apportait quelque chose de plus lumineux. Gautier nous a souvent décrits comme un yin et yang, la belle et la bête, même si je trouve l’image un peu réductrice. Dans « Infestis », j’avais envie d’explorer l’origine du mal qui habite mon personnage, pourquoi il existe dans cette musique, pourquoi il est marqué par cette aura noire. Un peu comme dans Star Wars, quand on comprend comment Dark Vador est devenu Dark Vador. Dans mon esprit, peut-être que l’autre protagoniste, d’apparence candide, est en réalité à l’origine de cette corruption. Comme si le personnage sombre était au service du plus bienveillant. Parfois, les choses – y compris dans la vie, les relations, etc. – sont un peu plus nuancées qu’on veut le croire. Dans ma tête, je me disais que ce duo que nous formions pouvait être un peu plus complexe, pas juste blanc et noir. A un moment donné, Marthe arrive et fait des espèces d’incantations, et je me disais : « Et si c’était elle qui avait twisté mon personnage ? »

« Chaque être humain a mille visages. On n’est pas juste bons ou mauvais, on est des nuances, et nos relations changent notre manière d’être. J’aime ce côté schizophrénique dans Igorrr, où tout bascule en permanence. »

Marthe : C’est hyper intéressant, mais je crois que les lives nous ont aussi amenés à ça. Avec le temps, j’ai commencé à me lâcher, à pousser des cris, à headbanguer, à faire des grimaces monstrueuses. Et ce que tu dis sur la multiplicité, je le ressens complètement : chaque être humain a mille visages. On n’est pas juste bons ou mauvais, on est des nuances, et nos relations changent notre manière d’être. J’aime ce côté schizophrénique dans Igorrr, où tout bascule en permanence. Pour moi, « Infestis » représente autre chose. J’ai fait de l’histoire de l’art, je visualise souvent des tableaux en chantant. Là, j’imaginais un monde futuriste, tyrannisé par un capitalisme dévorant, ravagé par une épidémie. Des humains infestés, aux corps déformés, avec peut-être des plantes qui poussent en eux. Une atmosphère étrange, dystopique.

JB : Un peu comme The Last Of Us.

Marthe : Exactement, j’y ai pensé ! Le morceau sonne presque robotique, comme une chaîne industrielle, une sorte de communisme, une réalité dystopique où règnerait une déesse tyrannique, horrible et capricieuse. Pour moi, « Infestis », c’est un monde futuriste où tout est chaotique, où les humains sont devenus esclaves, des robots, en pierre – comme dans le clip.

JB : Et ce que tu décris, tu l’avais déjà en tête avant le clip, ou c’est lui qui a renforcé ton ressenti ?

Marthe : Le clip a clairement renforcé ma vision, mais j’avais déjà ces images en écoutant. J’ai trouvé qu’il illustrait parfaitement cette idée. Pour moi, les monstres de pierre du clip, ce sont des gens transformés en cyborgs par une épidémie. Mais en réalité, cette épidémie est peut-être l’image de la société qui nous dévore, du capitalisme qui réduit tout le monde en esclavage.

Juste après ce morceau, il y a quelque chose de plus lumineux, même s’il y a aussi une forme de doute, avec « Ancient Sun ».

JB : Je dirais que ce morceau est un peu mystique, ésotérique, avec une couleur orientale dans l’atmosphère. C’est un mélange étonnant entre boucle, trip-hop… J’aime beaucoup parce que ça me rappelle certaines influences que Gautier et moi partageons, notamment la scène trip-hop de Bristol, Portishead, Massive Attack, etc., et des musiques qu’il a faites avec Corpo-Mente. Ce sont des références que j’adore, et je suis content qu’il ait proposé un morceau comme ça. Ça me rappelle aussi un autre titre que nous jouions avant, « Pavor Nocturnus », qui avait ce tempo particulier que je trouvais super. Je trouve que c’est un beau parallèle entre différents univers et influences de Gautier, et c’est ce que je trouve vraiment cool. C’est l’un de mes morceaux préférés du disque.

Marthe : Ce n’est pas moi qui chante dessus, mais une chanteuse qui s’appelle Lily Refrain, spécialisée dans ce type de chant très particulier, qu’on peut retrouver dans les musiques bulgares ou dans certaines musiques du monde. C’est une sorte de chant de poitrine très haut, à la Lisa Gerrard de Dead Can Dance, et c’est ce qu’elle fait principalement. Gautier lui a demandé d’intervenir, et le résultat est magnifique. J’adore aussi le titre, « Ancien Soleil ». Il est très beau, et il fait écho à d’autres morceaux d’Igorrr, qui portent parfois cette ambiance nostalgique d’un temps ancien.

Vous parlez du côté oriental, on le retrouve dans « Blastbeat Falafel » qui n’a vraiment rien à voir, mais le morceau a été décrit comme l’histoire d’un metalleux qui se perdrait en jouant de la musique orientale. Est-ce que ça vous parle ? Est-ce que vous trouvez que c’est plutôt quelque chose de satirique, de détourné ?

JB : C’est marrant, ce morceau-là m’évoque plein de choses. Il y a énormément de second degré. De toute façon, dans Igorrr et même dans l’humour des gens qui composent le groupe, il y a beaucoup d’autodérision. Je sais que c’est Martyn qui est arrivé avec ce riff. C’est un peu le spécialiste, il joue dans tous les projets les plus absurdes de France.
Outre Igorrr, il a joué dans Cobra et il a son groupe qui s’appelle HAH, qui est vraiment à part. C’est lui qui est arrivé avec ce thème. Ils ont ensuite développé et fait un morceau. « Blastbeat Falafel », forcément, c’est un morceau où il y a du blast beat, mais je n’arrive pas à m’empêcher d’associer le mot « falafel » à l’histoire de Gautier : il était parti en Israël ou en Turquie, il avait mangé des falafels et il était tombé malade. Comme il a déjà un rapport assez étrange avec la nourriture, je crois que ça l’a vraiment traumatisé : il avait mangé un falafel pas frais et depuis, ça lui est resté. J’ai encore en tête cette image. La première fois que nous sommes allés en Israël, la nourriture là-bas était exceptionnelle, et le promoteur est arrivé en nous disant : « Les gars, je vous emmène dans une super adresse de falafels. » Et je voyais Gautier en plein stress, en mode : « Non, pas un falafel, sinon je vais être malade. » Il était en psychose avec ce truc-là ! Comme, à ce moment-là, ils jouaient souvent ce morceau en balances avec Martyn, j’ai fini par l’associer à cette époque, à ces voyages, à ces endroits comme Israël, où il y a cette atmosphère orientale dans la culture et dans la musique. Je me projette toujours cette image, cette espèce d’angoisse.

« Gautier aime la rouille, la crasse, l’imperfection, les fringues déchirées, la boue… Cette pelleteuse qui vient manger le piano, qui le détruit. »

Marthe : Ça rejoint un peu ce que je ressens, c’est-à-dire beaucoup d’autodérision, et c’est le côté aussi très festif d’Igorrr que j’adore. Il y a plein de morceaux comme ça qui sont tout simplement festifs, rigolos et très ludiques, qui donnent envie de danser, de faire un peu n’importe quoi, les foufous. C’est aussi un peu enfantin. Il y a quelque chose qui reste animal, comme dans tous les morceaux, mais d’un coup tout le monde devient un peu cinglé, il y a des riffs qui partent dans tous les sens, et c’est très technique, donc en plus, c’est hyper cool à écouter.

En plus, on retrouve une super collaboration sur ce morceau avec Trey Stuance de Mr. Bungle. Un groupe qui est aussi dans un imaginaire qui semble être sans limites. Il y a quelque chose de décalé, pas complètement comme si c’était le miroir d’Igorrr, ça peut se ressembler dans la créativité.

JB : Oui, ça fait clairement partie des influences, ce décalage. En tant qu’artiste, il y a toujours ce va-et-vient avec la nostalgie et le passé. Je trouve que c’est très gratifiant, quand tu arrives à un certain stade de ta carrière, d’avoir assimilé et digéré des influences, puis de pouvoir t’en resservir en invitant les personnes qui en ont fait partie. C’était déjà le cas sur l’album précédent avec Corpsegrinder de Cannibal Corpse qui a chanté sur un morceau de death metal. Quand on sait à quel point Cannibal Corpse a été important pour Gautier dans sa construction musicale, c’est énorme de pouvoir concrétiser ça. Inviter ses idoles sur un album et les voir contribuer réellement, c’est une sorte de juste retour des choses. En plus, la manière dont ça s’est fait, notamment avec Trey, a été hyper fluide. C’est une collaboration qui fait vraiment sens. Ce n’est pas juste un nom pour faire plaisir ou pour faire de la promo. Il y avait un feeling artistique, une vraie proposition, et tout s’est fait très simplement.

Quand on entend le morceau, on sent une vraie collaboration. On ne se dit pas : « Tiens, ça c’est du Mr. Bungle, il a juste ajouté ça. »

Je pense que ce qui est important dans une collaboration, et aussi ce qui est difficile, c’est de s’accorder le temps de se rencontrer et de créer quelque chose ensemble. Là, ce n’était pas forcément le cas puisque le morceau était déjà écrit. Mais une collaboration pertinente, c’est quand on se dit : « J’ai cette partie-là, je l’ai imaginée pour toi. Qu’est-ce que ça donnerait si c’était toi qui la jouais ? Je t’ai vu dessus, est-ce que tu peux le faire ? » Et quand la personne le fait, avec ses instruments, son son, son toucher, ça rend la partie encore plus belle. Pour un artiste, c’est incroyable d’arriver à ça.

Tu étais là pendant l’enregistrement ?

Je n’étais pas là pendant l’enregistrement parce que les intervenants américains ont fait ça à distance, mais j’ai entendu le résultat d’avant et d’après, et c’est vrai qu’il y a ce feeling. Le son qu’il a apporté était vraiment très Mr. Bungle.

Il y a aussi Scott Ian : c’est un artiste qui te parle ?

Scott Ian, pour moi, c’est une référence du metal. C’est un gars présent depuis que j’écoute ce style, tellement iconique dans sa façon d’être. C’est un des piliers du genre. Alors, déjà, apprendre que Scott Ian aimait et adorait Igorrr, c’était dingue. Nous avons essayé de nous rencontrer aux États-Unis, ça n’a pas pu se faire, mais nous avons vu Trey à ce moment-là, pendant la tournée. Ensuite, nous nous sommes tous retrouvés en Norvège, lors d’un festival où nous jouons avec Igorrr et où il y avait aussi Mr. Bungle. Ils sont venus nous voir sur le côté de scène, complètement à fond, en mode : « Putain, votre truc, c’est génial ! » Et c’était sincère. La collaboration a donc eu tout son sens. Nous nous sommes dit que nous avions ce morceau, « Mustard Mucous », avec de gros riffs de thrash, un peu extrême, et que Scott Ian serait parfait dessus.

Marthe : Ils sont tellement simples et gentils, vraiment sans prétention. Ils sont venus me voir, nous avons discuté, c’était très agréable. Je les connaissais de nom, car je n’étais pas dans l’univers metal depuis très longtemps, mais je savais c’était des grands. J’étais hyper contente qu’ils viennent me voir, qu’ils me disent tellement de choses gentilles. Ils étaient tellement modestes, comme s’ils n’étaient personne. C’est vraiment des gens très gentils.

On sent que ce sont des gens passionnés par leur art mais qui restent très curieux et très ouverts sur ce qui se passe. Effectivement, un projet comme Igorrr peut étonner et séduire comme dérouter.

JB : On est agréablement surpris de l’ampleur que prend le groupe et de l’intérêt que lui portent certaines personnalités du monde de la musique, en particulier du metal, des gens qui ont contribué au style, qui ont une vraie légitimité, une aura. Nous sommes hyper honorés de leurs retours. Il ne se passe pas un jour sans que nous voyions un message ou un post. Mike Portnoy, de Dream Theater, a décrit l’album comme son album de l’année. Je reçois des DM du guitariste de Suffocation, dont je suis fan, qui me dit que « Infestis » est mortel. Il se passe des choses surréalistes en ce moment. C’est dingue. Vraiment dingue.

« Ce qui fait un peu peur, c’est qu’on en arrive à se demander : est-ce de la musique vraie ou de la musique générée par l’IA ? Or nous n’avons pas du tout envie que notre travail soit questionné de cette manière. Nous voulons que les gens sachent que le morceau, aussi fou soit-il, c’est nous qui l’avons fait. »

Au-delà de l’impact de la musique, vous avez aussi créé des clips incroyables pour ce projet, notamment avec l’utilisation de l’intelligence artificielle et de différentes technologies mises au service de l’impact visuel. Selon vous – et dans l’esprit de Gautier –l’intelligence artificielle pourrait-elle aussi avoir sa place dans la musique ?

Je ne crois pas, non. C’est un sujet assez touchy.

Marthe : Je ne sais pas, peut-être qu’il pourrait un jour faire une « bulle » avec de l’intelligence artificielle, une sorte de texture à balancer sur scène comme un truc rigolo, au même titre que toutes les expérimentations sonores qu’il fait. Mais je ne crois pas du tout qu’il l’envisage comme un objet de création sonore. Au contraire, c’est quelqu’un qui aime les choses destroy, comme « Polyphonic Rust » – la polyphonie rouillée. Gautier aime la rouille, la crasse, l’imperfection, les fringues déchirées, la boue… Cette pelleteuse qui vient manger le piano, qui le détruit. Même nos costumes traduisent ça : des tissus un peu anciens, un peu usés.

JB : Je ne suis pas sûr que l’IA soit envisageable dans un futur. On ne sait pas non plus comment cette technologie va évoluer. Le problème avec l’IA, c’est qu’elle génère déjà des musiques « simples et populaires », qui respectent certains codes. Elle le fait déjà bien, bientôt elle le fera très bien. De là à produire des musiques aussi complexes et riches qu’Igorrr, on en est loin. Je pense qu’il y aura une rupture à un moment donné. Igorrr reste dans quelque chose de vrai, d’authentique. Même si la musique est très numérisée, scientifique, elle reste vivante et organique. Ce qui fait un peu peur, c’est qu’on en arrive à se demander : est-ce de la musique vraie ou de la musique générée par l’IA ? Or nous n’avons pas du tout envie que notre travail soit questionné de cette manière. Nous voulons que les gens sachent que le morceau, aussi fou soit-il, c’est nous qui l’avons fait, pas une machine. J’ai peur que l’IA enlève une part de légitimité artistique.

Marthe : Pour moi, le clip « ADHD » est une caricature de ça. Je n’en ai pas encore parlé avec Gautier, mais j’ai trouvé excellent d’avoir mis ce cerveau au-dessus du cerveau, et d’avoir utilisé l’IA. Il y a une mise en abyme. On finit par n’être qu’un truc avec des pattes d’animal et un cerveau en plastique, pendant que l’humain disparaît. Il y a quelque chose d’humoristique, de décalé, de caricatural, qui questionne l’IA et la critique en partie. J’aime beaucoup ce clip.

JB : Quand je l’ai vu, je ne me suis pas posé toutes ces questions. J’étais loin d’imaginer le marasme que ça allait déclencher. Certaines images ont été générées par l’IA, mais tout le reste, c’est de la 3D. Pourtant, ça a provoqué des réactions incroyables. À mesure que le projet grandit, nous sommes de plus en plus exposés à des retours parfois très virulents. Certaines personnes se sont emparées du sujet de l’IA, et ça a pris des proportions démesurées.

Marthe : Moi, je trouve ça chouette d’avoir questionné quelque chose de notre temps. Igorrr est nourri de références anciennes, mais c’est aussi un groupe ancré dans le présent. Pour moi, c’est presque de la musique contemporaine, avec une recherche similaire à celle d’artistes sonores ou plasticiens. Utiliser l’IA pour un clip qui parle des connexions du cerveau, des maladies ou handicaps comme le TDAH – qui touchent de plus en plus de personnes, pour des raisons génétiques mais aussi liées à nos modes de vie – c’est très pertinent. Ça questionne notre monde, tout en laissant une interprétation libre.

JB : Le problème, c’est que beaucoup se sont focalisés uniquement sur la forme, sur l’utilisation de l’IA, comme si ça enlevait de la substance au fond. Alors que le fond, lui, est vraiment là.

Qu’est-ce que vous aimeriez oser ou qu’est-ce qui vous ferait rêver avec Igorrr pour la suite ?

Je vais avoir un truc peut-être plus terre à terre : faire partie d’un projet comme ça, qui a l’ambition de bousculer les codes, de faire quelque chose de complètement nouveau et novateur, et qui, en plus, ne s’excuse pas d’exister. Il arrive avec humilité, mais aussi en disant : « On est là, on va exister, on risque de prendre une place importante dans la musique contemporaine metal. » Avec tout ce que ça implique comme bouleversements, être dans ce train en marche, dans un projet hyper évolutif qui ne cesse de croître depuis des années, c’est hyper excitant. Personnellement, c’est enrichissant de voir ça, d’en faire partie, d’observer l’évolution entre le groupe tel qu’il était il y a quatre ans, quand je suis arrivé, et ce qu’il est devenu aujourd’hui. Il y a une vraie pente ascendante. Je me dis que l’avenir réserve sûrement de très belles surprises, en termes de tournées, d’explorations, d’univers, de territoires, à jouer dans des salles, pas forcément plus grandes mais plus mythiques, à cocher des rêves de gosse qui semblaient inatteignables… Pouvoir les réaliser avec ce projet, c’est hyper excitant. Et surtout, le faire avec de bonnes personnes, qui respectent mes valeurs, avec qui je suis en phase, dans un projet de vie qui est chouette. Quand je me projette, je me sens vraiment aligné.

Marthe : Ce que j’aimerais beaucoup, c’est que tous les instruments de l’album soient joués en live. Ça demande énormément de moyens, ce n’est pas réalisable pour l’instant, mais si un jour nous pouvons le faire, je pense que ce serait magnifique. Même avec davantage de mise en scène : pourquoi pas une troupe de danseurs, ou d’autres éléments pour pousser le projet encore plus loin et l’ouvrir davantage.

JB : Il y a matière. Il y a la possibilité de faire des choses extraordinaires.

Marthe : C’est une musique qui se prête à l’ouverture artistique sous toutes ses formes.

Interview réalisée en face à face le 22 septembre 2025 par Marion Dupont.
Retranscription : Marion Dupont.
Photos : Svarta Photography.

Site officiel d’Igorrr : igorrr.com.

Acheter l’album Amen.



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