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Interview   

Jason Bieler : l’orchestre de l’absurde


Jason Bieler serait-il en train de redonner un nouvel élan à sa carrière ? Connu avant tout pour avoir été la force créative de Saigon Kick – groupe de hard rock inclassable apparu au début des années 90 et qui a connu un bref mais joli succès, notamment avec la ballade « Love Is On The Way » –, le chanteur-multiinstrumentiste refait parler de lui depuis deux ans avec son projet The Baron Von Bielski Orchestra. Après un premier album, Songs For The Apocalypse (2021), Bieler a récidivé cette année avec Postcards From The Asylum. L’artiste y déploie un univers personnel, un brin déluré, résolument varié et sacrément addictif, avec l’aide d’une myriade de collaborateurs, à l’image de Marco Minneman (The Aristocrats), Ryo Okumoto (Spock’s Beard), Andee Blacksugar (KMFDM, Blondie) ou Todd Kerns (Slash). Pas étonnant qu’il ait été rapidement adopté par la communauté progressive, bien que ce ne soit pas sa scène d’origine…

Nous avons donc profité de la sortie de ce second album du Baron Von Bielski Orchestra pour faire le point avec Jason Bieler sur sa carrière passée et présente, et lui demander qu’il nous donne les pistes pour comprendre l’artiste qu’il est, unique en son genre et indépendant.

« Je suis un gosse pourri gâté, donc j’ai envie de faire ce que je veux, comme je veux, et j’ai la chance que des gens me laissent faire. »

Radio Metal : Tu as sorti ton second album en tant que Baron Von Bielski Orchestra, mais ça fait quelques années maintenant que tu sors de la musique en solo. Qu’est-ce qui t’a poussé à faire ça ? Trouves-tu l’idée d’un groupe, comme ce que tu as connu avec Saigon Kick, trop contraignante ?

Jason Bieler (chant & guitare) : Pour être honnête, je suis un connard lorsque je travaille avec des gens. J’ai une sorte de syndrome de Tourette quand je compose. En fait, les chansons me viennent en un seul bloc ; c’est comme si j’essayais d’extraire la musique, les mélodies, etc. de ma tête. Donc si je suis dans une pièce avec un groupe de gars et que quelqu’un commence à dire : « Ce qu’on pourrait faire, c’est mettre une harmonie… », je suis là : « Argh… J’essaye de faire sortir la chanson ! » La façon dont le monde a changé a fait du mal à beaucoup de gens sur le plan créatif, mais pour moi, c’était extraordinaire parce que j’ai eu l’occasion de travailler avec plein de musiciens différents dont je suis très fan, que ce soit Devin Townsend, Butch Walker, Marco Minnemann, Bumblefoot, Clint Lowery de Sevendust, Benji Webbe de Skindred, et ainsi de suite. Ayant pu collaborer avec ces gars et construire ce terrain de jeu sonore, et leur faire faire leur truc dans ce petit monde imaginaire que j’ai façonné, ça a été la manière de travailler la plus créative, amusante et inspirante qui soit. Je suis sûr que tu es allé dans une centaine de studios voir des groupes enregistrer, et il suffit qu’un gars soit en train d’essayer de jouer une partie et qu’un autre dans la pièce ait l’air de ne pas aimer pour que le premier déraille et n’arrive jamais à pleinement concrétiser son idée. Donc, premièrement, en faisant appel à ces extraordinaires musiciens, tu n’obtiendras rien de mauvais. Mais deuxièmement, je ne suis pas là, donc ils peuvent contribuer avec leur vision pleinement concrétisée. Ça a vraiment bien marché.

As-tu eu des frustrations par le passé en travaillant avec d’autres gens dans une même pièce, à niveau égal ?

Je ne pense pas que ce soit tellement ça. J’ai un petit monde imaginaire dans la tête. J’aime collaborer, j’aime être créatif et je suis inspiré par les gens créatifs, mais je n’aime pas le processus consistant à vendre une idée autant que j’aime créer mes idées. Ça ne veut pas dire que ce sera toujours les meilleures idées. J’en suis juste arrivé à un point dans ma vie où je veux mener à bien la vision que j’ai en tête, et cette vision pourrait très bien être meilleure avec la contribution de quatre autres personnes. Je pense que j’obtiens quand même [un bon résultat] avec ma façon de collaborer, mais je n’aime pas l’idée de me poser dans une pièce en disant : « Non ! Tu devrais utiliser cette chanson à la place. » Arrive un moment dans la vie où c’est plus important [de suivre ses idées]. Je suis un gosse pourri gâté, donc j’ai envie de faire ce que je veux, comme je veux, et j’ai la chance que des gens me laissent faire.

N’es-tu pas jaloux de quelqu’un comme Tobias Forge, dont le projet est totalement sous son contrôle et tous les autres musiciens avec qui il travaille sont des employés anonymes ?

Ce n’est même pas ça. Evidemment, ce qu’il a fait est extraordinairement impressionnant. Même Sleep Token donne dans ce concept d’anonymat, et c’est génial – je ne sais pas si c’est un gars, dix gars ou un producteur qui fait tout lui-même, mais c’est assez cool. Les musiciens avec qui je travaille m’inspirent. Andee Blacksugar joue avec Blondie, mais il a aussi joué avec Peter Murphy, et il joue dans KMFDM. Il est exceptionnel. Mes collaborateurs m’apportent beaucoup, en jouant avec des gens tels que Marco Minnemann, Devin Townsend, Butch Walker, Clay Cook du Zac Brown Band… Toutes ces personnes sont, selon moi, très talentueuses. Le fait de pouvoir travailler avec elles et d’obtenir leurs retours et leurs contributions m’offre l’opportunité de faire très brièvement partie d’un groupe avec elles. Pour moi, c’est la meilleure combinaison possible, car je les trouve géniaux. Je ne pourrais pas avoir plus de respect pour ce qu’ils font, mais je suis sûr de ne pas être un emmerdeur pour eux, car nous ne sommes pas constamment les uns sur les autres. Donc ça fonctionne bien pour moi.

« Je déteste les albums avec lesquels j’écoute la première chanson sans avoir besoin d’écouter les neuf, dix ou onze suivantes, car ce sont généralement des variantes de la même chose. »

Comme tu l’as dit, tu as fait appel à de nombreux musiciens et chanteurs sur les deux albums de Jason Bieler And The Baron Von Bielski Orchestra. Ironiquement, te sens-tu limité par toi-même ?

Techniquement, non, mais je pense que travailler avec d’autres musiciens apporte une profondeur et une ampleur à un album. Autant je suis fan de la création, autant si j’étais seul à jouer constamment tous les instruments, je pense que j’obtiendrais un album unidimensionnel. Quand j’écoute l’album, il y a tant de choses qu’Andee a jouées dessus, tant de choses qu’Edu Cominato a jouées dessus, que Marco Minnemann a jouées sur « Flying Monkeys »… Je n’aurais jamais fait ce qu’ils ont fait. Techniquement, j’aurais pu le faire, mais je n’aurais pas pensé les parties de cette façon. Le fait d’amener leur processus de pensée donne de la profondeur à l’album, autrement ça aurait été très plat, et ça n’est intéressant pour personne.

C’est presque un énorme groupe d’une trentaine de musiciens…

C’est un peu la raison pour laquelle nous utilisons le terme « orchestra » dans le nom, car ça nous permet de faire tout ce qu’on veut avec n’importer qui. Il n’y a aucune attente, donc sur le prochain album, je pourrais littéralement écrire de la musique et dire : « Ce serait génial si j’avais mon pote sur cette chanson ! » Tout est fait pour servir le morceau. Je ne veux pas avoir l’air d’essayer d’attirer l’attention en ayant une liste d’invités, car tout le monde s’en fiche. Tous les albums aujourd’hui ont des invités ; ça n’a rien d’unique. Ce qui importe, ce sont les contributions à l’album final. Plein de gens vont écouter l’album sans se rendre compte de qui a fait quoi, mais moi je sais.

Comme tu travailles avec eux à distance, et vu le nombre de personnes impliquées, comment coordonnes-tu tout ça ?

J’ai beaucoup de chance de pouvoir travailler avec ces gars, car ils sont incroyablement cool, humbles et super – je suis sûr que tu en connais un paquet parmi eux – ce sont des personnes géniales. Donc c’est déjà un problème de résolu. Ensuite, quand j’étais en train de faire « Flying Monkeys », jamais je ne me comparerais à Frank Zappa, mais je savais qu’il y avait ce genre d’énergie, ce côté imprévisible. Je venais tout juste de rencontrer Marco en Californie quelques semaines plus tôt, et j’ai pensé : « Ce serait le morceau parfait pour dire à Marco de partir en vrille et de faire du Marco. » Andee fait partie de la structure d’une bonne partie de l’album, idem pour Edu, Todd Kerns du groupe de Slash est sur « Beneath The Waves »… Certaines choses viennent pendant la construction des chansons, donc c’est là que je me suis dit : « Ce sera parfait pour Todd ! Il faut que je l’appelle. » Il est toujours en train de faire des vidéos de basse sur Instagram. Il avait une basse douze-cordes qui me rappelait King’s X, et il jouait des riffs à la Pearl Jam. Il a eu la gentillesse d’accepter. C’est donc ce genre de processus où je suis en train d’échafauder une chanson et où je me dis : « Oh, il faut que je passe à un coup de fil à Bumblefoot ! » J’ai juste la chance qu’il réponde à mon appel.

Comme je l’ai dit, il n’y a rien de plus amusant que de passer une chanson à l’un de ces gars et d’obtenir son idée en retour. C’est comme un matin de Noël lorsqu’on appuie sur le bouton « play ». Ils sont tellement doués qu’ils apportent une tout autre dimension et énergie à la chanson. Au départ, avant que nous commencions tout le processus avec le premier album, j’avais atrocement peur de demander à Todd La Torre de Queensrÿche de jouer de la batterie sur un morceau. Si je n’aimais sa partie, comment l’expliquer à quelqu’un qui a eu la gentillesse de dire oui ? Mais je vais te dire, avec chaque personne, à chaque fois que j’ai écouté une piste – et je suis sûr que je suis en train de me maudire pour l’avenir –, je me suis dit : « Oh mon Dieu, c’est le truc le plus cool qui soit ! Je n’aurais jamais pensé à ça ! » Donc ça a été vraiment super jusqu’à présent.

Comment connais-tu autant de gens dans la scène que tu peux appeler comme ça ?

C’est juste bizarre. En toute franchise, je pense que pour le premier album, certaines personnes ont dit oui probablement à cause du confinement, elles s’ennuyaient. J’aimerais croire qu’elles ont toutes accepté parce que je suis un artiste très convaincant, mais elle se sont probablement dit : « Je ne peux pas rester chez moi à me tourner les pouces, il faut que je fasse quelque chose. » Les avantages qu’on a quand on est un peu plus chevronné, comme on peut le voir au gris de ma barbe, c’est son carnet d’adresses et le fait que la liste de ses amis s’allonge, donc c’est génial. Même Devin, c’est drôle parce que nous sommes devenus amis via les réseaux sociaux, en discutant, et je n’avais pas réalisé qu’il était venu à un concert de Saigon Kick à Vancouver en 1991. Donc tous ces liens étranges que j’ai dans tous les sens ont été extraordinaires.

« Je crois avoir le problème inverse de beaucoup d’artistes. Eux se sentent obligés de répéter le passé. Ils doivent faire un album qui ressemble un peu au précédent, et peut-être que leur public leur donnera une chance d’expérimenter sur une seule chanson. Moi, j’ai développé une sorte de tribu de fans qui me tueraient si je faisais un album conventionnel. Ils veulent tout l’inverse. »

Saigon Kick était un groupe de hard rock, mais on pouvait déjà voir une certaine ouverture d’esprit et un désir de sortir des sentiers battus, surtout sur des albums comme Water et Devil In The Details. C’est clairement ce que tu fais aujourd’hui en tant qu’artiste solo, mais dans une plus large mesure. T’es-tu senti parfois contraint par le style de Saigon Kick et ce que les gens attendaient de ce groupe ?

Je pense que la raison pour laquelle le groupe a reçu de l’attention, c’est parce que nous avons eu un énorme succès avec l’album The Lizard, avant Water. Nous étions disque d’or et nous avions un single de platine. Certains des membres du groupe et la maison de disques ont voulu que nous refassions exactement la même chose, mais moi je ne voulais pas. Pas que ce soit un mauvais album, je l’apprécie, c’était génial et une grande réussite, mais je voulais aller plus loin. J’ai toujours été inspiré par Peter Gabriel, Prince et les gens qui n’arrêtaient pas de repousser leurs limites – pas que je mette Saigon Kick au même niveau génie que ces gars. J’étais inspiré par Bowie, qui avait eu un succès énorme avec Let’s Dance et qui est ensuite parti sur quelque chose de complètement différent. Devin fait la même chose, il pourra avoir beaucoup de succès avec un album heavy que tout le monde adore, et son album suivant sera ambient. Et il sait qu’il perdra une partie de ses fans qui ne le suivront pas dans cette aventure, mais il le fait quand même, et ensuite ils reviennent vers lui, et ça semble fonctionner.

J’ai donc toujours voulu faire des choses différentes. Mes groupes, c’était Queen, les Beatles et David Bowie. J’ai envie d’être surpris quand j’entends un album. Je déteste les albums avec lesquels j’écoute la première chanson sans avoir besoin d‘écouter les neuf, dix ou onze suivantes, car ce sont généralement des variantes de la même chose. Il n’y a rien de mal à aimer ce genre de chose – c’est super. C’est juste que moi, j’ai envie d’écouter de la musique et de voir des films qui me surprennent, dans lesquels je ne sais pas si le super-héros va sauver le monde et finir par séduire la fille. Je trouve ça ennuyeux sinon. J’ai envie d’être dérouté. Par exemple, je suis un énorme fan de Quentin Tarantino. Pulp Fiction a changé mon monde, il a changé ma vision de la narration. Sa façon de raconter des histoires est géniale. J’adore la façon dont ses films sont racontés sous différents angles, et les choses prennent sens plus tard. Je n’avais jamais rien vu de tel avant. Ça témoigne de l’importance de la surprise et des tournants inattendus : je n’avais aucune idée où ça allait. Quand tu regardes ces petites anecdotes, tu ne sais pas comment elles sont liées, et puis petit à petit, tout converge. Mes musiques et mes artistes préférés sont comme ça, ils ont tendance à être ceux avec lesquels je me dis : « Je ne l’ai pas du tout vu venir ! » Et à vrai dire, je pense que parfois, même quand on parle des grands comme Bowie, ce sont des albums qu’on comprend seulement des années plus tard. Il y a des choses que Bowie et Queen ont fait pour lesquels, au moment où c’est sorti, je me suis dit : « Quoi ?! », et maintenant ce sont mes chansons préférées de Bowie et de Queen. Je n’étais pas prêt pour ces albums. Il faut du temps parce qu’ils tentaient des choses, et je veux faire ça, je veux toujours expérimenter.

Certains artistes seraient inquiets que leur album paraisse décousu stylistiquement parlant, mais penses-tu qu’on ne devrait pas avoir peur de ça et du fait d’avoir des chansons très différentes les unes des autres ? Dans les années 70, la plupart des artistes comme Queen, Bowie et les Beatles justement s’en fichaient…

C’est ça le truc. Je pense qu’ils faisaient la musique qu’ils voulaient faire au lieu de faire celle qu’ils pensaient que les gens voulaient entendre. Donc, inévitablement, quand les artistes partent dans différentes directions, on obtient des choses intéressantes. Comme je l’ai dit, je déteste les albums [prévisibles], ils m’ennuient. Plein de groupes sont apparus dans le sillage de Meshuggah. Jamais ils ne seront Meshuggah, jamais ils ne procureront ce que Meshuggah procure, ça sonne comme des fac-similés. Ça ne sonne pas authentique. Pas qu’ils ne soient pas bons, et pas que les gens ne devraient pas faire ce qu’ils veulent – faites ce qui vous rend heureux dans la musique –, mais j’ai toujours tendance à être attiré par les artistes qui opèrent un virage à gauche quand tout le monde s’attend à ce qu’ils fassent un virage à droite, c’est ce que j’aime, et je crois que c’est ce que beaucoup de gens aiment. En tant que vieux type, je peux dire que les jeunes écoutent de tout aujourd’hui. Quand j’étais gamin, et je suis sûr que c’était pareil pour toi, on était soit un metalleux, soit on aimait la new wave, soit on aimait le grunge, et on ne pouvait parler de rien d’autre et appartenir à rien d’autre. Maintenant, quand on écoute les gens de moins de trente ans, ils aiment Rihanna, AC/DC, Ghost, Metallica, Skrillex, ou peu importe le truc du moment. Ils veulent juste entendre de bonnes chansons, donc il n’y a plus ce truc social. Dans le passé, quand on était fan de Metallica, ça signifiait qu’on détestait tout ce qui n’était pas Metallica, mais le monde n’est plus comme ça et je trouve que c’est une bonne chose.

« Le jazz, c’est comme les sushis. La première fois que j’en ai goûté, j’avais dix-huit ans et j’étais là : ‘Qui de sain d’esprit pourrait avoir envie de manger du poisson cru ? C’est fou !’ Et à partir du moment où j’ai commencé à apprécier, j’ai de plus en plus aimé, et maintenant je n’en perds pas une miette. J’adore ça, c’est ma nourriture préférée. »

Je suppose qu’en tant qu’artiste, c’est aussi une question d’habituer son public à la diversité artistique, et donc de gagner sa liberté…

Curieusement, je crois avoir le problème inverse de beaucoup d’artistes. Eux se sentent obligés de répéter le passé. Ils doivent faire un album qui ressemble un peu au précédent, et peut-être que leur public leur donnera une chance d’expérimenter sur une seule chanson. Moi, j’ai développé une sorte de tribu de fans qui me tueraient si je faisais un album conventionnel. Ils veulent tout l’inverse. Ils veulent que les albums s’égarent dans tous les sens. En tant que fan de musique – et j’aime sincèrement la musique, même s’il n’y a rien d’exceptionnel à dire ça –, j’adore Miles Davis, j’adore Björk, j’adore Meshuggah, j’adore Barry Manilow, j’adore Metallica et Gojira… Je peux encore énumérer la liste. Donc quand je pars dans plein de directions différentes, je le fais en ayant un véritable amour pour ces styles musicaux. Ce n’est parce que j’essaye d’être fourbe ou de faire le malin ; c’est plutôt que j’ai une idée que j’adore, donc je la suis. Souvent, les albums peuvent être variés pour faire genre : « Regardez, maintenant on peut faire de la polka ! Et maintenant, on peut faire une chanson de country western ! » Mais j’ai conscience qu’il faut que ça vienne d’un intérêt sincère et que j’aie avant tout envie de le faire.

Tu as mentionné Miles Davis : as-tu une affection particulière pour le jazz, qui est un genre musical plutôt vaste et libre également ?

Oui. J’ai évolué ces dernières années et j’ai découvert Miles Davis, John Coltrane et tout cet univers. C’est comme les sushis. La première fois que j’en ai goûté, j’avais dix-huit ans et j’étais là : « Qui de sain d’esprit pourrait avoir envie de manger du poisson cru ? C’est fou ! » Et à partir du moment où j’ai commencé à apprécier, j’ai de plus en plus aimé, et maintenant je n’en perds pas une miette. J’adore ça, c’est ma nourriture préférée. Le jazz, c’est pareil. Il faut s’investir et y passer du temps, et petit à petit, ça se dévoile à nous. Ce n’est pas passif. Il y a de la pop qui est passive, qu’on peut écouter sur un tapis de course, en faisant de l’exercice, ou peu importe. Avec le jazz, il faut y travailler pour qu’il nous le rende. Une fois qu’on commence à faire ça, la récompense est incroyable.

Tu as créé un univers très personnel avec ce projet. Comment cette esthétique s’est formée dans ton esprit et s’est ensuite concrétisée ?

Ça vient simplement d’une vie entière à écrire et faire des choses. Ça a commencé il y a quelques années. J’en avais tellement marre de la partie business de l’industrie musicale. Je ne voulais pas avoir à dérouler un argumentaire de vente, plancher sur des fiches de vente, etc. J’ai donc commencé une expérience de composition qui consistait à écrire, enregistrer et sortir une chanson en environ vingt-quatre heures, juste pour me forcer à finir un morceau et passer au suivant. Je l’ai fait sur Bandcamp, je l’ai mis en ligne, et bien sûr, comme ça a souvent tendance à se passer quand on n’a pas une idée derrière la tête, ça a eu du succès. Une petite communauté de fans a commencé à se développer et ça marchait bien, donc c’est là que j’ai commencé à me dire que ce serait plutôt cool de me focaliser un peu plus en faisant un album et des trucs dans ce style. C’est peut-être né à ce moment-là.

Tu as ce personnage du Baron Von Bielski : qui est-il pour toi ? Est-ce un alter ego ou la face sombre de Jason Bieler ?

C’est une super question. Il a en quelque sorte grandi à mes côtés, et je ne m’en suis même pas rendu compte autant que d’autres personnes, comme ma femme. Le gars qui crée tous mes visuels s’appelle Robert Merrick. C’est un génie. Il visualise la musique. C’est la première fois de ma vie que j’ai des visuels qui procurent le même sentiment que la musique de l’album. Dans le temps, j’allais toujours à des réunions chez Atlantic, et ils étaient là : « Ce qu’on va faire, c’est qu’on va avoir un chariot de fruits avec une chauve-souris qui vole… » Et tu es là : « Hein ?! » Robert fait du visuel une part très importante du processus. Je pense que c’est un genre d’alter ego. Pas comme Ghost, mais il y a clairement un truc parallèle bizarre. Même dans ma façon d’écrire, c’est drôle. Nous avons mis les paroles à l’épreuve pour nous assurer qu’elles allaient bien avec la musique, or d’habitude je ne fais jamais ça. Je les ai données à Robert et à ma femme pour être sûr que je ne passe pas pour un idiot et que quand les albums seront pressés, tous les textes soient bons. Et en les lisant, ils étaient là : « Tu as de sérieux problèmes. As-tu déjà réfléchi à ce que tu écrivais ? Regarde ça ! » C’est là que j’ai réalisé que cet album était un concept, non pas dans le sens de The Wall, mais libre et étrange, sans que je m’en sois rendu compte en l’écrivant, donc je mets ça sur le compte du Baron.

« J’adore les trucs sans queue ni tête. J’ai toujours été attiré par ça. J’adore quand les gens disent des choses démentes, j’adore quand les choses ne sont pas ce qu’elles sont censées être. Je ne veux pas être cool, je m’en fiche. Je suis un absurde dans l’âme, donc je veux qu’il y ait ce côté fou dans tout ce que je fais. »

Sur ton site web, on peut lire ceci : « Jason Bieler est un troubadour postapocalyptique avec un penchant pour le grotesque sonore, un chirurgien amateur, un sourcier, un saint vivant reconnu par l’Eglise du don obscènement absurde. » Quelle idée voulais-tu véhiculer avec cette description loufoque ? Et quelle part de vérité ou de message cachés y a-t-il dedans ?

C’est juste que j’adore les trucs sans queue ni tête. J’ai toujours été attiré par ça. J’adore quand les gens disent des choses démentes, j’adore quand les choses ne sont pas ce qu’elles sont censées être, y compris dans la peinture, dans les films, chez les comédiens, etc. J’aime beaucoup cette approche. Je ne veux pas être cool, je m’en fiche. Je suis un absurde dans l’âme, donc je veux qu’il y ait ce côté fou dans tout ce que je fais, de la même manière que j’ai grandi en écoutant et en adorant Monty Python, avec ces trucs qu’ils trouvaient et faisaient, ne serait-ce que quelque chose d’aussi simple que l’utilisation de noix de coco pour faire le bruit d’un cheval, cette approche amusante de la musique, et ainsi de suite. C’est un album sombre, il y a beaucoup d’obscurité. Quand j’étais très jeune, environ cinq ou six ans, une belle-grand-mère a décidé de m’offrir tous les livres d’Edgar Allan Poe, qui ne sont pas vraiment adaptés pour un gosse de cet âge, mais j’ai fini par les lire, et l’obscurité d’Edgar Allan Poe m’a toujours suivi. Donc c’est sombre, mais il faut qu’il y ait aussi une part d’absurde, de fun, d’ironie. Je ne sais pas si tu as vu Toast Of London avec Matt Berry, mais je voulais le genre d’absurdité et de fun à la What We Do In The Shadows, mais à la fois, sans que ce soit bête. C’est ce qui m’a toujours plu. Personnellement, j’en ai tellement marre d’entendre tous les groupes dire, surtout dans les bios : « Ceci est notre nouvel album et c’est le plus heavy à ce jour. » Je m’en fiche que ce soit un album plus heavy, je veux juste que ce soit un super album. Je pense que c’est la liberté qu’on acquiert quand ça fait suffisamment longtemps qu’on fait ça et qu’on le fait avec beaucoup plus de contrôle. Personne ne me dit d’arrêter. Donc, pour le meilleur et pour le pire, je peux sortir ce que je veux, je peux faire ce que je veux, mes photos promo sont comme je veux qu’elles soient, et je m’éclate.

Comme tu l’as dit, c’est un gros album qui sonne presque conceptuel et donne l’impression d’avoir été conçu pour être écouté à l’ancienne, du début à la fin, au casque. D’un autre côté, ces chansons fonctionnent aussi individuellement. Penses-tu avoir trouvé un compromis entre la vieille école et la nouvelle école de consommation musicale ?

Je pense que beaucoup de gens pourraient dire que j’ai pris la mauvaise direction, car à une époque où les gens sortent des EP, j’ai sorti un double LP qui fait une heure et quinze minutes, et j’ai bien conscience que beaucoup de gens n’ont pas le temps ou le mode de vie pour se poser et écouter de la musique comme ça. Donc, comme tu viens de le dire, je voulais que l’album puisse fonctionner comme une simple collection de chansons, si c’est ce que l’auditeur recherche, mais c’était aussi très important pour moi que, si l’auditeur veut se poser dans une pièce avec un casque et vraiment écouter tout ce qui se passe en lisant les paroles, ça lui offre cette expérience. Je voulais me focaliser sur les deux mondes, en sachant que beaucoup de gens allaient écouter deux ou trois chansons sur Spotify, et que telle serait la vie de l’album pour eux, mais qu’il y aurait aussi une poignée de gens qui voudront plonger dans la musique et pour qui c’est important. Je ne voulais pas que ce soit deux ou trois chansons et le reste serait du remplissage. Je pense que si on investit dans l’album, avec un peu chance, il investira en nous en retour.

Comme tu l’as fait remarquer, les deux albums de Baron Von Bielski Orchestra sont bourrés de chansons, quinze dans chaque. A une époque où les gens ont une faible capacité de concentration et où on parle plus de formats courts, comme les singles et les EP, y a-t-il une forme de résistance de ta part pour « sauver » l’expérience que tu as connue dans ta jeunesse ?

Si vous voulez écouter une chanson de l’album et c’est tout, et que ça vous plaît, ça ne me pose pas de problème. Je n’ai pas de dogme là-dessus comme quoi il faut faire ci et écouter comme ça. En toute franchise, je n’ai moi-même pas le temps de me poser pour écouter du début à la fin tous les albums que je veux écouter. Ça peut me prendre longtemps avant de pouvoir le faire, avant que mon téléphone ne se remette à sonner ou que je doive faire ci ou ça. Donc, je comprends totalement. Evidemment, je me souviens bien de l’époque où je pouvais prendre le temps d’écouter un album. Je ne sais pas s’il y aura beaucoup de disques à l’avenir qui auront l’impact qu’a eu The Wall quand on l’ouvrait et qu’on l’écoutait au casque du début à la fin, mais j’espère que les gens connaîtront cette expérience avec cet album, où ils se poseront avec une bouteille de vin pour passer une superbe soirée en s’immergeant dedans. Je sais juste que ça n’arrivera pas à chaque fois.

« Je trouve que c’est la meilleure des époques, dans le sens où on peut faire la musique qu’on veut et la sortir pour un public qui a envie de l’entendre. Ça ne veut pas dire qu’on aura du succès, mais il y a trente ans, quand on n’avait pas de maison de disques, on ne commençait même pas. »

Plus que jamais, tu fais de la musique qui ne cadre avec aucun genre musical particulier, et tu fais ceci de façon indépendante par le bais de Bandcamp. Etant quelqu’un qui a connu ce que c’était d’être sur une énorme maison de disques, penses-tu que ce soit l’avantage d’internet : ça offre un espace où les artistes comme toi, qui ne cadrent pas avec la grosse machine, peuvent exister et prospérer ?

Oui. On vit dans un monde où un gamin en Corée peut faire un morceau cette nuit à trois heures du matin sur son ordinateur portable et être une superstar la semaine prochaine. C’était impossible il y a des années en arrière. J’ai la chance d’avoir une équipe incroyable, avec Olivier Garnier en France, et Duff au Royaume-Uni. Je ne veux pas avoir l’air d’un gars posé seul dans sa chambre. J’ai mis en place une superbe équipe de personnes. J’ai un distributeur avec qui je traite, donc c’est un scénario un peu hybride. Mais il est clair que j’aime être en mesure de faire ce que je veux avec les personnes que je veux et faire parvenir le message ou l’album tel que je le conçois aux gens, sans avoir à passer par soixante-quinze autres personnes. Les grandes maisons de disques ont encore une grande utilité : quand on est Adele, Katy Perry ou Taylor Swift, on ne peut pas s’en passer, ça ne fonctionne pas. Ce sont d’énormes machines conçues spécifiquement pour faire percer d’énormes artistes. Mais il y a de la place pour toutes sortes de choses aujourd’hui. Je trouve que c’est la meilleure des époques, dans le sens où on peut faire la musique qu’on veut et la sortir pour un public qui a envie de l’entendre. Ça ne veut pas dire qu’on aura du succès, mais il y a trente ans, quand on n’avait pas de maison de disques, on ne commençait même pas. Il fallait des milliers de dollars pour enregistrer une démo pour se lancer. Maintenant, n’importe qui peut enregistrer un album sur son téléphone, et c’est cool, je trouve.

Tu as dit plus tôt que les chansons te venaient en une seule fois, c’est-à-dire la musique, les mélodies, les paroles, etc. Peux-tu nous en dire plus. Y a-t-il des moments ou des circonstances qui sont plus propices pour ça ?

Ça a toujours été comme ça pour moi. Le mieux que je puisse dire pour l’expliquer, c’est qu’il y a une radio qui tourne dans ma tête et j’entends des choses. Même sur cet album, quatre-vingt-dix pour cent ou, en tout cas, une bonne proportion m’est venue comme ça. Je fais ensuite des ajustements d’arrangement, je peux changer un mot ou deux, je peux refaire des choses dans la mélodie… J’ai presque peur d’y penser parce que ça s’est toujours passé ainsi pour moi et ça a toujours fonctionné, et j’ai l’impression que si je commence à le questionner en me demandant : « Hmm, je me demande comment ça fonctionne ? », ça disparaisse. Tout le monde a son truc différent, et j’ai la chance de toujours entendre de la musique dans ma tête. Donc, le combat pour moi, c’est plus de l’éteindre de façon à pouvoir parfois prêter attention aux personnes dans mon entourage. Ça rendrait fous beaucoup de gens !

Est-ce facile de traduire ce que tu entends dans ta tête en chansons et enregistrements concrets, ou oublies-tu parfois ?

C’est une bonne question. De façon générale, j’ai une certaine facilité pour jouer assez rapidement mes idées à la guitare. Parfois, il m’arrive d’utiliser un clavier, s’il se trouve que c’est l’instrument sur lequel je suis en train de jouer. Généralement, je n’oublie pas, mais il y a aussi que, de façon étrange, je suis très discipliné. J’ai beaucoup de chance de pouvoir faire ça. Je me lève, je me promène avec le chien, je fais le café et je vais au studio. Je le fais tous les jours. C’est pour ça que j’ai des centaines et des centaines de chansons, car je le fais constamment. Pour moi, c’est une part naturelle de ma journée : tu te lèves, tu fais le café, tu écris quelque chose, « oh, c’est nul », tu repars manger, tu écris quelque chose, « c’est cool ! » C’est un peu ça le processus.

A propos de l’artwork de Robert Merrick, tu as dit qu’il était comme un membre du groupe. Quelle est l’importance des visuels en musique pour toi, surtout pour ce projet ? Conçois-tu la musique comme étant autant du son que de l’image ?

Lorsqu’elle est à son meilleur, oui. Les gens m’ont pressé, du genre : « Fais une vidéo à la webcam ou un playthrough. » Je suis là : « Hein ? J’ai passé tout ce temps à faire cet album, si je dois faire une vidéo, il faut qu’elle vaille la peine. Je ne vais pas juste me mettre à danser sur TikTok devant ma caméra ! Vous êtes fous ! » Je veux que ce soit au niveau, et c’est pour cette raison aussi que nous avons été hésitants et que nous avons reporté la tournée à probablement plus tard dans l’année, peut-être au début de l’année prochaine. Pas que ce sera un truc énorme, mais même si je joue devant cent ou trois cents personnes, je veux donner vie à ces albums comme il faut. Ce serait dommage de les envoyer et jouer juste cinq chansons foireuses dans un club quelque part sans élément visuel et tout. Donc oui, la partie visuelle est très importante. C’est très drôle, car Robert est quelqu’un de super talentueux, et il m’a déjà envoyé l’artwork pour le prochain album. J’étais là : « Ça veut dire qu’il faut que je me remette à écrire ! » Ça crée un cycle. L’artwork est tellement cool, il faut maintenant que je trouve une idée !

« Je me suis rendu compte que la scène prog est constituée des gens les plus ouverts qui soient. Ils adhèrent à tout, de Mesghuggah à Yes. Il n’y a pas de règle. Je crois que leur seul critère esthétique est que ça doit repousser les limites, d’une façon ou d’une autre. »

Tu as sorti Songs For The Apocalypse en 2021 et tu sors désormais Postcards From The Asylum. Ça fait trois ans qu’on a l’impression, à bien des égards, de vivre une forme d’apocalypse et à l’intérieur d’un asile de fous. Cette musique est-elle ta façon de jouer avec toute cette atmosphère, en apportant un peu de légèreté à la gravité et à l’obscurité ambiantes, ou est-ce purement de l’évasion ?

Comme je l’ai dit, je ne me pose pas sciemment pour y réfléchir, mais je trouve ça drôle car maintenant, quand je regarde les chansons de Songs For The Apocalypse, je me rends compte qu’elles parlent un peu de ce que j’ai ressenti au moment où les choses ont commencé, avec le confinement et ainsi de suite. Il y a des éléments qui viennent de là et qui ressortent de la musique. Evidemment, maintenant il y a plein de choses bizarres qui se passent quotidiennement dans le monde. J’ai regardé les infos en France, et vous regardez les infos ici, c’est délirant ! Si ce n’est pas absurde, tout ça ! Je n’arrive pas à croire que la moitié de la planète agisse comme elle agit, je suis tous les jours choqué. Ça ne peut pas être la vraie vie. Quand vous regardez plus en détail les paroles et si vous voulez trouver des choses, je ne dirais pas qu’il y a des messages cachés, mais il y a plein de sous-textes sur la façon dont je gère ça ou dont je vois les choses se passer.

On peut interpréter le titre de deux façons : l’asile peut être le monde, mais ce peut aussi être ton esprit. Tu es un artiste qui ne ressemble à aucun autre et ta musique peut parfois sembler un peu folle parce qu’elle ne respecte pas toujours une norme, mais penses-tu que la folie peut parfois être bonne dans un monde de plus en plus standardisé ?

C’est drôle parce que je me sens parfaitement sain d’esprit par rapport à ce que je vois autour de moi. Toute ma vie j’ai côtoyé des artistes, et je me considère très chanceux de vivre dans ce monde. Quand je regarde la politique et le monde, je me dis : « C’est totalement fou. Ramenez-moi auprès des musiciens, des acteurs, des danseurs, etc. Ce sont les personnes les plus saines d’esprit que je connaisse aujourd’hui. » Il y a clairement de ça dans la musique. Si tu regardes cet album et lis les paroles, il y a une sorte de commentaire, et c’est étrange. Il y a un vague concept sur le dysfonctionnement mental tissé tout au long de l’album. J’espère qu’au final ce n’est pas trop sombre, mais je ne fais qu’exprimer ce que j’ai dans la tête et vous laisser voir toutes les parties cassées. C’est la meilleure façon de créer des choses, je pense.

A qui les cartes postales dans le titre de l’album sont-elles destinées ? Pour qui as-tu écrit ça ?

J’imagine qu’en premier lieu, c’est quelque chose qui était dans ma tête. Tu regardes chaque chanson, jusqu’à « Human Head », la dernière, et c’est presque comme si tu marchais dans le couloir d’un asile, et en jetant un coup d’œil dans chaque pièce, tu vois une de ces chansons s’écrire. Je pouvais presque l’imaginer. Quelqu’un a d’ailleurs publié une chronique de l’album aujourd’hui qui en parlait. A mesure que tu parcours le couloir, tu vois que chaque patient a ses problèmes en lien avec la chanson. Je pense que c’est une manière sympa de le décrire. Ils n’ont pas forcément de liens entre eux, mais ils traversent les mêmes choses que nous et se posent les questions normales que tout le monde se pose. Dans le cas de mon album, certains peuvent être un petit peu plus violemment surréalistes que d’autres. Je pense que c’est une sorte d’étrange asile de musique et de problèmes mentaux.

Tu as été adopté par la communauté prog rock avec ton album précédent, et tu as pas mal de gens venant de cette scène, comme Devin Townsend, Marco Minneman ou Ryo Okumoto, qui participent à ces albums. Même si ce n’est pas vraiment le genre musical avec lequel on t’aurait associé, penses-tu que la communauté prog est celle qui est la plus à même de comprendre ta musique et son côté éclectique ?

Ça été la plus cool des découvertes pour moi. Ça a commencé à l’album précédent : nous l’avons sorti sans aucune attente, et il a commencé à recevoir des chroniques positives dans Prog Mag UK et tous ces magazines de prog. Pourtant, je ne le voyais pas comme étant du prog ! Au fur et à mesure, je me rendais compte que la scène prog était constituée des gens les plus ouverts qui soient. Ils adhèrent à tout, de Mesghuggah à Yes. Il n’y a pas de règle. Je crois que leur seul critère esthétique est que ça doit repousser les limites, d’une façon ou d’une autre ; ils ne veulent pas que ce soit standard. Au sein de ce genre musical, j’ai trouvé des gens hyper ouverts. Ils ne te disent pas : « Il faut que ce soit ci et il faut que tu sois ça. » Ils veulent juste ne pas s’ennuyer. J’ai appris à vraiment les aimer. C’est drôle, on m’a demandé de faire un projet il y a quelques années avec Jonathan Mover, un batteur qui a joué avec Joe Satriani et plein de grands artistes, et Ryo était également impliqué, ainsi que Michael Sadler, un superbe chanteur qui a fait partie du groupe Saga. Ils m’ont demandé de venir à Los Angeles parce qu’ils étaient en train de faire un truc hommage prog bizarre. J’étais là : « Les gars, je suis ravi de jouer avec vous, mais pour moi, le prog c’est par exemple Genesis avec leurs tubes. Je ne connais pas les trucs dont vous parlez. » Ils jouaient « Larks’ Tongues In Aspic Part II » de King Crimson et des chansons de quinze minutes, du vieux Genesis. Ils ont grandi en écoutant ça, et j’ai dit que j’allais apprendre. Le fait d’être à leurs côtés, à jouer avec Ryo et ces gars, et d’apprendre ces musiques, ça a été une véritable master class.

« C’est cool de voir des gens qui étaient fans de Saigon Kick et qui sont désormais dans d’énormes groupes, comme Corey Taylor de Slipknot et Chris [Kael] de Five Finger Death Punch. C’est sympa de sentir que des gens ont vraiment compris les albums et l’intention qu’il y avait derrière. »

Même si je ne pense pas un jour être un pur musicien de prog, il est clair que ça m’a montré qu’il n’y avait véritablement aucune limite et aucune règle. On peut tout faire, et on n’est pas obligé de s’en tenir aux arrangements et signatures rythmiques plus standards. Je n’aime pas faire de la musique qui donne l’impression que je suis en train d’essayer de résoudre un problème ; ça m’ennuie un peu. Il faut que ce soit une chanson. Mais si tu regardes certains morceaux de Sting, des Foo Fighters, évidemment « Money » de Pink Floyd, quand ils utilisent des signatures rythmiques inhabituelles qu’on ressent mais sans réaliser vraiment ce qui se passe, c’est là que la vraie magie opère pour moi. Nous avons essayé de faire ça sur cet album. La chanson « Deep Blue » possède trois signatures rythmiques différentes, l’ironique « Sic Riff » est en douze-quatre… Avec un peu de chance, quelqu’un qui aura envie d’headbanguer sur le riff ne sera pas dérouté, car ça sonne juste comme un riff, mais pour les musiciens et progueux, on aura occasionnellement des : « Ah, d’accord. Malin ! »

Penses-tu que la définition du prog a évolué avec le temps ?

Oui, je pensais que le prog, c’était des gens qui jouaient à Donjons Et Dragons [rires]. Je pensais que tout le monde portait des capes et une sorte de chapeau pointu de sorcier. Et c’est de ma faute ! Enfin, il y en a quand même qui jouent à Donjons Et Dragons… Je me suis retrouvé l’année dernière à travailler sur un gros festival prog qui s’appelle Prog Power USA, et c’est l’un des plus chaleureux et accueillants qui soient, ils ont été tellement gentils avec moi ! Le plus drôle, c’est que quand j’ai dit à Todd LaTorre de Queensrÿche que j’allais jouer dans ce festival, il m’a dit : « Mec, il faut que tu joues ‘Love Is On The Way’ ! » J’étais là : « T’es dingue ? C’est peut-être bien la pire des chansons à jouer dans ce contexte ! » Mais il m’a dit : « Fais-moi confiance. » Nous avons donc fini par le faire et les gens sont devenus fous. C’était tellement hors contexte, mais je pense que c’est justement ce qui a rendu la chanson aussi amusante. Ils chantaient en chœur, à pleins poumons. Ils ont été formidables avec moi. C’est tellement drôle, parce que la plupart des gens de la communauté prog ne connaissaient même pas Saigon Kick. C’est rare dans une carrière d’avoir l’occasion d’être redécouvert. Pour beaucoup de gens dans ce genre musical, c’est nouveau, je suis un nouvel artiste, un nouveau truc cool. C’est étrange, car j’ai la chance d’avoir tous les fans d’avant, mais aussi un tas de nouvelles personnes qui me découvrent. Je ne pourrais pas être plus heureux, mec. Je suis un sacré veinard !

D’ailleurs, dans quelle mesure les fans de Saigon Kick t’ont-ils suivi dans cette nouvelle aventure ?

Ils ont été super avec moi aussi. Ce qui est cool, c’est même de voir des gens qui étaient fans et qui sont désormais dans d’énormes groupes, comme Corey Taylor de Slipknot et Chris [Kael] de Five Finger Death Punch. C’est sympa de sentir que des gens ont vraiment compris les albums et l’intention qu’il y avait derrière. Tu vois quand Jamie Lee Curtis a remporté l’Oscar pour Everything Everywhere All At Once ? C’est le sentiment que ça me procure : c’est mon année, la roue tourne enfin en ma faveur !

Tu es un multi-instrumentiste, puisque tu chantes, tu joues de la guitare, du piano et de la basse, et tu fais de la programmation. Comment as-tu développé ces multiples talents ? As-tu toujours eu une curiosité envers les instruments de musique ou était-ce par nécessité ?

J’adorais ça, tout simplement. Quand j’étais gamin, les gens me demandaient tout le temps : « Combien de temps t’entraînes-tu ? » Or je ne m’entraînais jamais. Je me posais dans ma chambre et je jouais ; c’était tellement amusant, surtout le fait de jouer « Cat Scratch Fever » ou la première fois que je réussissais à jouer un riff. C’est la meilleure chose qui soit. Tu peux littéralement te poser dans ta chambre et jouer le même riff pendant des semaines. C’est tellement gratifiant. Je pense que ceci, combiné au fait que tu fais partie de ta clique d’amis quand t’es gosse et que tu te rends compte que tu es un petit peu meilleur qu’eux, et que tu apprends vite, ça te motive, donc tu commences à en faire plus, encore et encore. La musique a toujours été un langage que j’avais l’impression de comprendre. Ça peut paraître étrange à dire, mais c’était mon amie imaginaire quand j’étais enfant. Ces chansons me parlaient, et j’avais l’impression de pouvoir leur répondre et de comprendre ce qu’elles faisaient, et je pouvais entendre les changements de mélodie, et ensuite essayer de les jouer. Ça a toujours fait partie de moi, je ne me souviens pas avoir jamais vécu sans ça. Je suis tellement reconnaissant, parce que, sincèrement – je sais que les gens disent toujours ça – si je n’avais pas été musicien, si je n’avais pas joué d’un instrument, je ne sais pas quel genre d’atrocités j’aurais commis en tant que qu’adolescent sauvage.

« Tu vois quand Jamie Lee Curtis a remporté l’Oscar pour Everything Everywhere All At Once ? C’est le sentiment que ça me procure : c’est mon année, la roue tourne enfin en ma faveur ! »

Parmi tous ces instruments que tu joues, y a en a-t-il un que tu préfères ?

La guitare sera toujours mon premier amour. C’est comme une seconde main ou quelque chose comme ça. C’est tellement naturel d’en jouer pour moi ; je sais comment ça sonne. Quand j’entends quelque chose ici [montre sa tête], je sais où le retrouver ici [montre une guitare]. C’est un conduit direct. Je suis très mauvais au piano, surtout par rapport à Ryo – n’importe qui est nul à côté de Ryo – mais j’adore en jouer. Ceci dit, même au piano, je peux voir où sont les choses et les suivre. J’ai de la chance que ça fasse partie de ma vie, car il est clair que je n’allais pas réussir en tant qu’hockeyeur professionnel.

En fait, je crois qu’au départ, tu voulais être bassiste…

Oh, oui ! J’adore jouer de la basse. Je voulais être Gene Simmons ; Kiss était le premier groupe que j’ai vu et c’est là que j’ai compris que c’était le meilleur job de tous les temps. Il crache du feu et du sang, il porte un costume de super-héros… Encore aujourd’hui, j’adore la basse, et j’en joue sur pas mal de morceaux ici et là, mais je suis devenu ami avec certaines personnes qui sont des bassistes incroyables. Je crois que beaucoup de guitaristes se disent : « Ouais, c’est juste une guitare à quatre cordes », mais les grands bassistes ne jouent pas de la guitare à quatre cordes. Comme mon pote Kevin Scott, il joue avec Jimmy Herring, qui est un guitariste de groupe d’impro et qui fait partie de Widespread Panic, et il joue avec Wayne Krantz, qui est une sorte de génie bizarre issu de l’underground jazz. Quand je le vois jouer, je me dis : « D’accord, ça, c’est jouer de la basse. Moi, je ne fais que tâter de l’instrument. »

Pourquoi n’as-tu pas commencé en tant que bassiste, justement ?

Parce que ma mère ne comprenait pas la différence et est allée au magasin de musique, et je suis sûr que tous les vendeurs de guitare étaient là : « Ne le laissez pas jouer de la basse. Faites-le commencer sur cette guitare, avec une action assez haute, il adorera et il apprendra à jouer. » Elle est donc revenue avec une guitare, et j’étais là : « Oh, super… » Je ne pouvais pas dire non et être contrarié, donc j’ai pris la guitare dans ma chambre et j’ai commencé à en jouer. C’était vraiment un accident.

Comment ton amour pour la basse influence ton approche de la musique ?

Pour moi, tout tourne autour du groove, ce qui est vraiment bizarre étant donné que je joue de la guitare. Je suis sûr que tu seras d’accord, tout le monde dit qu’Eddie Van Halen est absolument génial, et clairement, il l’est, mais son jeu en rythmique est ce qui m’épate. C’est là qu’il se démarque de tout le monde. Je pense que la batterie et la basse jouent un rôle clé dans mes albums. Je vois la guitare un peu comme la cerise sur le gâteau. Mais c’est très important. J’ai la chance de jouer avec des batteurs et des bassistes brillants. J’adore les sortes de fondations que ça pose quand il y a un super groove et un super jeu de basse. C’est hyper important.

Tu as mentionné Eddie Van Halen. Tout le monde parle de ses solos, mais effectivement, comme tu le dis, ses parties rythmiques sont parmi les plus créatives !

C’était un musicien monstrueux. Les gens parlent toujours de John Bonham ou ce genre de musicien, mais ce qui les démarque, c’est la manière dont ils maltraitent le temps. C’est pareil pour John Scofield, un autre guitariste, mais surtout John Bonham, il joue à la dernière milliseconde possible avant d’être à côté du temps ; encore un peu plus et c’est à côté ! Pour tous les batteurs que je connais – et comme je l’ai dit, j’ai la chance de connaître un tas d’excellents batteurs – c’est la référence suprême du groove. Peu importe ce qu’il fait, et pas la peine de regarder ce qui se passe sur la grille, pas la peine de regarder dans Pro Tools, ça n’a rien à voir avec ça, c’est la référence suprême de la mise en place et du feeling. J’ai appris à apprécier ce genre de chose. Quand tu débutes, tu apprends un riff simple, un riff d’AC/DC par exemple, et tu es là : « D’accord, c’est très simple. Je vais apprendre du Rush maintenant, des trucs vraiment élaborés. » Mais plus tu gagnes en expérience en tant que musicien, plus tu regardes AC/DC et les Stones en te disant que personne ne sonne comme eux. Il y a un million de groupes, partout dans le monde, qui jouent du AC/DC ce soir, mais personne ne sera jamais comme AC/DC. Il y a de la magie dans ce groove, idem pour les Stones. C’est cette mise en place, ce groove, ce truc bizarre qui se passe entre Keith Richards, la batterie et la basse. Tout tourne autour du temps et du groove. C’est ce qui fait que ces groupes sont à part pour moi.

« Ça peut paraître étrange à dire, mais la musique était mon amie imaginaire quand j’étais enfant. Ces chansons me parlaient, et j’avais l’impression de pouvoir leur répondre et de comprendre ce qu’elles faisaient. […] Si je n’avais pas été musicien, si je n’avais pas joué d’un instrument, je ne sais pas quel genre d’atrocités j’aurais commis en tant que qu’adolescent sauvage. »

Tu es aussi un producteur et tu as monté à un moment donné un label indépendant, Bieler Bros. Records, avec ton frère Aaron. L’idée d’indépendance est-elle importante pour toi ou bien est-ce encore ton côté touche-à-tout ?

Il y a tellement de gens qui détestent les maisons de disques, les personnes qui y travaillent, les manageurs, les radios et les impresarios. Moi, j’aime tout le monde. Je suis encore ami avec tous les gens d’Atlantic Records. L’idée de travailler avec des gens ne m’inspire aucune hostilité. J’aime les gens. Il y a juste que j’aime faire ce que je veux. Donc je n’aime pas vendre, je n’aime pas entrer dans une salle pleine de commerciaux. Je veux concrétiser mon idée, pour le meilleur ou pour le pire, et la laisser vive ou mourir comme ça. Le label indépendant, c’était pour des groupes que je trouvais exceptionnels – Skindred en était un. J’étais là : « Il faut en faire quelque chose. » J’aime me battre et l’idée d’avoir joué un rôle dans le fait qu’il existe encore un énorme groupe de festival, surtout en Europe. Je suis content d’avoir très tôt vu ça en eux. J’aime toujours les gars et je leur parle constamment. Il y a aussi Karnivool qui était un groupe australien très confidentiel que nous avons exporté aux Etats-Unis. Nous avons pu travailler avec plein de groupes fantastiques, et c’était vraiment amusant d’essayer de les guider, en étant moi-même musicien et en ayant eu l’expérience d’une grosse machine. Par exemple, un mec au milieu du Wisconsin m’appelle et me dit : « On est dans cette salle. » Je suis là : « J’y ai déjà joué. » Puis il me dit : « Oh, il faut qu’on se rende dans une radio débile, et le gars m’a cassé les couilles. » Je réponds : « Je connais ce gars. » J’avais déjà fait tout ça, donc je pensais pouvoir entretenir une très bonne relation avec les groupes, et c’était très amusant.

Ceci étant dit, aujourd’hui, je me rends compte que travailler avec d’autres artistes n’est pas simple, parce que quand tu es un artiste et que tu échoues, c’est la faute du label – et je suis moi-même fautif de ce genre de réaction. Ce n’est jamais parce que ton album était nul ou que tes concerts n’étaient pas bons. C’est toujours parce que ton label ou ton manageur étaient mauvais. Et quand tu es un artiste et que tu as un tube qui cartonne, c’est parce que tu es un génie. Ce n’est jamais grâce à l’équipe qui t’a aidé. C’est toujours : « J’ai énormément de talent. Vous avez de la chance de travailler avec un artiste de mon calibre. » Et pas que je croie moins en certains de ces groupes, mais j’en suis à un stade de ma vie où j’ai juste envie de faire – et j’ai la chance de pouvoir le faire – mes propres petits films et mes propres albums à ma façon. Je n’ai pas envie de me disputer avec qui que ce soit. Personne n’a tort ou raison. J’ai juste envie de faire les choses comme je les imagine, car je veux m’amuser et être créatif. Voilà où j’en suis.

D’ailleurs Bieler Bros. Records n’existe plus, c’est ça ? Car si on regarde la page Facebook, ça fait depuis 2017 qu’elle n’est plus active.

Nous avons réalisé avec le label que Facebook et tous ces trucs ne servaient à rien. Personne ne veut traîner sur les pages d’un label, donc nous avons arrêté de la mettre à jour. Cependant, le label fonctionne toujours. Je n’ai pas voulu sortir mes albums dessus parce que je me disais qu’il était important que je fasse ça en marge du label ; je ne voulais pas que ceux qui font partie du label se disent : « Tu vois, il ne s’occupe pas de nous… » Mais nous n’avons pas eu d’activité dernièrement parce que je n’ai pas trouvé le genre de groupe que je recherche. J’ai été touché et épaté par des groupes comme SikTh. Je ne suis pas en train de dire qu’il n’existe pas des groupes géniaux actuellement, mais Skindred, SikTh, Karnivool, A Silent Film – je suis sûr que j’oublie une dizaine d’autres groupes incroyablement talentueux –, le dominateur commun est que quand j’ai entendu leur musique, je me suis dit : « Comment diable le monde peut-il tourner sans connaître cet excellent groupe ? » C’est ce que j’ai ressenti par le passé, or je ne l’ai plus beaucoup ressenti ces derniers temps dans le cadre du label – et c’est peut-être de ma faute. De même, en toute franchise, qu’est-ce qu’un label peut encore faire aujourd’hui ? Il peut dépenser un paquet d’argent, et nous avons parlé d’Adele, de Taylor Swift, ou ce genre d’artiste qui n’est pas dans nos cordes, mais la plupart de ceux qui veulent travailler et faire leur propre truc peuvent faire la majorité du boulot eux-mêmes désormais. Et puis, avec l’industrie musicale qui a énormément changé, j’aime avoir le sentiment de pouvoir apporter quelque chose à une carrière ou aider, or je trouve qu’on ne peut plus apporter grand-chose.

« Travailler avec d’autres artistes n’est pas simple, parce que quand tu es un artiste et que tu échoues, c’est la faute du label. Ce n’est jamais parce que ton album était nul ou que tes concerts n’étaient pas bons. Et quand tu es un artiste et que tu as un tube qui cartonne, c’est parce que tu es un génie. Ce n’est jamais grâce à l’équipe qui t’a aidé. »

Tu as commencé ta carrière vers 1990, quand deux choses se sont produites en même temps : tu as rejoint le groupe de tournée de Talisman, avec Jeff Scott Soto, et tu as fondé Saigon Kick. Comment les deux se sont-ils entrecroisés ?

Pour faire court, j’avais joué sur une démo pour quelqu’un en Floride, et Jeff venait tout juste de quitter le groupe d’Yngwie. J’essayais de monter un projet solo, et le bassiste a envoyé la cassette à Jeff. Jeff l’a rappelé en disant : « Je n’aime pas trop ton jeu, mais qui est le guitariste ? » C’était au plus fort du règne d’Yngwie en tant que dieu de la guitare. J’étais posé chez moi quand j’ai reçu un appel de Jeff Scott Soto. Pour moi, Jeff était l’un des plus grands chanteurs de metal de tous les temps, avec Ronnie James Dio évidemment. Il faisait partie de l’élite des super chanteurs de metal. J’étais impressionné. Il m’a fait venir à Los Angeles, et nous avons un peu travaillé ensemble. Environ un mois plus tard, il a dit : « Eh, je fais une tournée avec un groupe dont fait partie Marcel Jacob, un bassiste de génie. Ça te dit de venir en Suède tourner avec nous ? » J’avais probablement dix-neuf ans, donc j’ai dit : « Ce serait génial ! » Je n’étais encore jamais parti de chez moi. J’y suis donc allé et j’ai tourné avec eux par intermittence. J’ai passé environ un an à faire des allers-retours entre la Floride et la Suède pour jouer avec eux. Puis, lorsque je rentrais chez moi, nous travaillions sur Saigon Kick, et ça aussi, ça a commencé à se mettre en place. Voilà comment les deux se passaient en parallèle.

Tu as intégré cette industrie à une période transitionnelle pour le rock : c’était la fin du hair metal des années 80 et le début du grunge des années 90, mais vous n’étiez ni l’un ni l’autre. Comment te sentais-tu au milieu de ce changement ? Était-ce difficile de trouver votre place, même si vous avez connu de beaux succès ?

Je pense qu’il y a des groupes qui ont été plus malins que nous. Alice In Chains était un pur groupe de glam et a fait un bond en avant pour devenir un groupe de grunge avant le changement. Pantera, super groupe évidemment, a fait pareil. Comme nous venions de Floride et non de Los Angeles, Seattle ou New York, nous faisions juste notre propre truc. Nous avons tourné avec Faith No More et les Ramones, mais aussi avec Cheap Trick et Ratt. Nous jouions avec n’importe qui, du moment que nous les trouvions cool, ça n’avait pas d’importance. Nous avons ouvert pour Ozzy, nous avons joué avec Soundgarden… Nos albums étaient toujours variés, donc tout se passait à merveille. Rage Against The Machine a d’ailleurs ouvert pour nous au Limelight à New York. Donc tout se passait très bien : nous avions un album très éclectique et tout le monde comprenait. Le second album arrive et nous allons au Mexique pour filmer le clip d’une des chansons avec le réalisateur de Gift, le documentaire de Jane’s Addiction. Nous recevons un appel du président du label qui est là : « Eh, cette radio en Floride diffuse la ballade. » Et ça a explosé.

Tout d’un coup, du jour au lendemain, nous vendions des quantités folles d’albums, et c’était un énorme tube. Nous étions assez intelligents pour comprendre que c’était super, mais aussi que ça allait nous causer un problème majeur, car d’un, les groupes de hair metal nous détestaient – et je ne le dis pas pour être désobligeant –, ils ne nous ont jamais acceptés. Et de deux, dès que la ballade est devenue un tube dominant, plus aucun des groupes de grunge ne voulait avoir à faire à nous. Nous nous sommes donc retrouvés coincés au milieu. Extreme a fait pareil, tout comme King’s X qui a à peu près réussi à s’en sortir. Mais je pense que ce qui a rendu notre carrière si difficile à l’époque est aussi ce qui fait que beaucoup de gens tiennent encore beaucoup à ces albums ; pas à une échelle globale, je parle des gens qui en sont fans. Ce sont des albums intéressants, et c’est intéressant de les voir être considérés comme incompris ou comme valant la peine qu’on y jette une oreille. Je ne le regrette pas. Je ne suis pas de ceux qui disent : « On aurait dû être plus gros. » Non, nous étions aussi gros que nous devions l’être et ça a marché à merveille. Nous avons eu de la chance et nous avons eu un tube. Je suis un musicien, j’ai la chance de ne pas avoir eu de boulot depuis mes dix-huit ans. Je ne vais pas être là en interview à dire : « C’est nul. J’aurais dû avoir deux fois plus de succès ! » Les Beatles et Led Zeppelin étaient plus gros, c’est sûr, mais j’ai quand même eu de la chance.

« Je ne suis pas de ceux qui disent : ‘On aurait dû être plus gros.’ Non, nous étions aussi gros que nous devions l’être et ça a marché à merveille. Nous avons eu de la chance et nous avons eu un tube. Je suis un musicien, j’ai la chance de ne pas avoir eu de boulot depuis mes dix-huit ans. Je ne vais pas être là en interview à dire : ‘C’est nul. J’aurais dû avoir deux fois plus de succès !' »

Les choses sont allées très vite avec Saigon Kick au début : vous avez sorti trois albums en trois ans ! Était-ce parce qu’on vous mettait la pression pour sortir des chansons, ou était-ce juste la dynamique que vous aviez avec le groupe ?

Je pense que nous étions créatifs, et nous avons pris des décisions bizarres. On nous a demandé d’ouvrir pour Bon Jovi, et nous avons décidé de faire un album. Pas que ça aurait changé quoi que ce soit, on ne sait jamais quelle était la bonne chose à faire. A l’époque, le label était géré par un gars qui s’appelle Jason Flom, qui était une légende. Il avait l’habitude de s’asseoir avec moi en me disant : « Mec, je n’ai aucune idée de ce que tu fais. Juste, fais-le, et espérons que tout ira pour le mieux. » Il nous a vraiment donné beaucoup de liberté, à cet égard. Comme tu l’as dit, ça s’est fait en un éclair. Quand j’avais vingt-quatre ou vingt-cinq ans, Saigon Kick était plus ou moins terminé.

A l’époque, tout tournait autour de la scène de Los Angeles ou celle de Seattle, mais on a rarement entendu parler de la scène de Miami. Penses-tu que cette spécificité géographique vous a également distingués ?

Oui, parce que là que nous avons grandi, il n’y avait que nous. Juste derrière nous, nous étions amis avec Marilyn Manson, et d’ailleurs, Marilyn – ou Brian – a peint les rangers qu’on voit sur notre premier album – il y a une photo à l’arrière où on voit une paire de rangers qu’il a peint. Encore une fois, sa musique n’avait rien à voir avec ce que nous faisions. Il y avait un groupe qui s’appelait Nuclear Valdez qui était génial et n’avait rien à voir avec le rock ou le metal. Puis il y avait Gloria Estefan. A Gainsville, il y avait Tom Petty. Encore avant, il y avait Lynyrd Skynyrd, et puis il y avait la scène death metal de Tampa. Donc la Floride n’a aucun sens. Elle n’a toujours aucun sens aujourd’hui ! Mais il n’y avait aucune scène. A Los Angeles, il y avait cinq cents groupes qui répétaient au même endroit, à faire exactement la même chose, à voir les mêmes choses, à se promouvoir de la même façon. Ça nous a donc un peu aidés, au moins à avoir un regard un petit peu différent, parce que nous ne savions rien. Nous étions le seul groupe là où nous répétions. Nous étions les seuls à faire ce que nous faisions. Je savais que nous étions influencés par les groupes que nous aimions, comme Jane’s Addiction, Queen et un tas de trucs, mais nous n’étions pas suffisamment au courant des choses pour dire : « Tous les groupes chantent à propos de filles sexy, on devrait faire pareil ! » Ça ne nous est jamais venu à l’idée.

Tu as mentionné la scène death metal de Tampa. C’est arrivé à peu près au même moment où vous avez commencé avec Saigon Kick. Etiez-vous au courant de ce qui était en train de se passer là-bas ?

C’était des amis à nous. Un gars d’un des groupes – ce n’était pas Death, peut-être Morbid Angel, je ne me souviens plus – était allé à l’école avec Matt, le chanteur de Saigon Kick. Glen [Benton] de Deicide avait pour habitude d’aller dans le même studio que nous. Bizarrement, nos chemins se sont tous croisés. Nous avons enregistré aux studios Morrisound, qui est le berceau du death metal. Nous connaissions donc ces gars, ils étaient dans les parages, et c’est drôle, parce que maintenant, tout appartient à Trans-Siberian Orchestra. Noël vend plus que le death metal et Saigon Kick !

Tu as aussi été impliqué dans des chansons pour films et jeux vidéo (Miami Vice, EA Sports NHL & NASCAR, Disney’s Sky High, Stone Cold et Beyond The Law). Peux-tu nous en dire plus ?

Pour la BO de Miami Vice, nous avons travaillé avec un groupe baptisé Nonpoint. Ils ont fait une reprise de « In The Air Tonight » qui était très cool. Je n’ai pas à proprement parler écrit de la musique de film qui aurait été commandée. C’est plus que nous avions de la musique qu’ils voulaient utiliser. Même si j’adorerais écrire de la musique de film. Je suis un énorme fan de Ben Frost, qui a fait toute la musique pour 1899 et Dark, la série allemande. Ce serait génial, mais jusqu’à présent, c’était surtout des chansons qui allaient bien avec le jeu vidéo ou le film. Nous avons fait une reprise de « Twist And Crawl » pour L’Ecole Fantastique – un film de Disney – avec Skindred, ce genre de chose. C’était juste la bonne combinaison entre une chanson et un film.

Considères-tu Baron Von Bielski Orchestra comme un tout nouveau chapitre dans ta carrière voire comme une renaissance ?

Ça commence à ressembler à une renaissance. C’est vraiment cool. Avec l’âge, je pense que j’en suis arrivé à un point où j’apprécie mieux les choses. Quand on a vingt ans, on a un gros esprit de compétition et on est très déterminé… Aujourd’hui, ayant encore la possibilité de faire des albums, de travailler avec des gens que j’aime et de créer de la musique, je me sens extrêmement chanceux. Mes nouvelles musiques sont acceptées et j’ai trouvé une nouvelle communauté de fans, et étant dans ce business depuis longtemps, je ne peux exprimer à quel point je suis reconnaissant, car ça n’arrive pas tout le temps. Les astres ne s’alignent pas toujours, même pour de bons albums et de super groupes. C’est donc incroyable que je puisse avoir une deuxième chance.

Comptes-tu venir jouer en France un jour ?

C’est le prochain sujet sur lequel je vais harceler Olivier, pour qu’il m’aide à tout mettre en place, car ça fait beaucoup trop longtemps. Je ne suis pas allé en France depuis vingt-cinq ans. La dernière fois que je suis venu, c’était probablement en 1996 ou 1997. Mais j’adorerais revenir ! Ça dépend de toi : si tu écris un article favorable, les gens viendront au concert et ça aura du sens. Pas de pression ! [Rires]

Interview réalisée par téléphone le 14 avril 2023 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Emilie Bardalou.
Traduction : Nicolas Gricourt.

Site officiel de Jason Bieler : jasonbieler.com



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