Depuis plus de dix ans, James Kent trace sa route sous le nom de Perturbator. D’abord associé à la vague synthwave, il a rapidement su dépasser l’étiquette pour développer un univers qui lui est propre. Derrière les claviers et les nappes électroniques se sont peu à peu invités le chaos, la violence et des thématiques plus sombres, transformant ses albums en miroirs d’une époque troublée. Avec The Age Of Aquarius, il signe un disque qui marque un tournant. Moins centré sur l’introspection, plus ouvert sur le monde, il y aborde frontalement la question des conflits, de la futilité de la guerre et de l’incertitude collective. Une évolution logique pour un artiste qui n’a jamais cessé de chercher à repousser ses propres limites, sur le plan tant sonore que visuel.
Celui qui préfère généralement rester dans l’ombre, capuche rabattue, s’est présenté cette fois en face à face. L’occasion de discuter de vive voix de son nouveau chapitre, de ses inspirations et de la manière dont il regarde aujourd’hui le monde qui l’entoure.
« Avant, je faisais beaucoup d’albums qui imaginaient des dystopies fictives, inspirées de la pop culture et du cinéma, mais aujourd’hui, je me dis que ça ne sert plus à rien d’inventer une dystopie : on est déjà dedans. »
Radio Metal: Il y a les artistes comme Monet qui ont décidé, à des moments de guerre ou en tout cas de grande instabilité, de faire leurs plus belles œuvres pour apporter un peu de sérénité et de beauté en ce monde. Et puis d’autres artistes comme toi, qui ont plutôt cette envie de refléter le chaos ou d’amener une prise de conscience.
James Kent : Pas forcément une prise de conscience, mais plutôt un regard sur la guerre, le conflit. Après, c’est un regard très distant, je n’ai pas de solution à apporter. C’est surtout une bonne source d’inspiration, le conflit. Et ce n’est pas forcément actuel : c’est le conflit au sens large, parce que ça fait quand même des siècles que l’être humain se bat. Mon album précédent était très introspectif, il parlait vraiment de moi, de mes vies, de mes addictions, etc. Je me suis dit : pourquoi ne pas faire cette fois un album sur comment je vois les autres, le reste du monde ? C’est un regard avec de la distance, mais il n’y a pas de volonté de prise de conscience. Et je ne pense pas qu’il y en aura vraiment.
Sur le nom même, The Age Of Aquarius, dans l’univers de la New Wave, on est plutôt sur quelque chose de porteur d’optimisme, une ère de fraternité. Toi, tu détournes un peu ça.
Oui, il y a un peu de ça. L’ère du Verseau est censée être une période où l’humanité atteint une limite, se libère des dogmes religieux et des conflits. Et justement, il y a ce côté optimiste à la fin de l’album, qui correspond au titre de la dernière piste. Apparemment, d’après ce qu’on m’a dit, nous serions en train d’entrer maintenant dans cette ère du Verseau. J’ai aussi choisi le nom parce que je suis moi-même Verseau. Donc il y a aussi une dimension plus individuelle : c’est mon regard sur l’humanité. C’est une vision avec de la distance, mais qui reste personnelle. Finalement, The Age Of Aquarius, c’est plus une question, un point d’interrogation : est-ce qu’on va vraiment entrer dans cette ère du Verseau ? Est-ce qu’on va enfin aller mieux en tant qu’espèce ? Pas sûr.
Tu parles du coup du titre éponyme. Ce qui est très marquant dans ce morceau avec Alcest, c’est que toute la première partie installe une tension terrible. On ne sait pas si ça va exploser ou si, au contraire, ça va s’apaiser. C’était ça l’intention ? Comment avez-vous travaillé avec Alcest là-dessus ?
J’avais déjà composé le morceau pour Alcest, et c’était intentionnel. Je voulais un truc très cyclique : quatre notes qui se répètent avec des couches qui s’ajoutent progressivement — des synthés, des guitares… L’idée était de créer dix minutes d’une forme de répétition, un peu comme un mantra, quelque chose de presque psychédélique. Avec un climax final assez explosif. C’était voulu, pour marquer cette idée, pour donner une vraie conclusion, et aussi pour voir si, à la toute fin, on pouvait laisser entrevoir une forme d’optimisme.
Sur la fin du morceau, on est laissé dans une sorte de doute. On sent à la fois l’optimisme et la lumière, mais on n’est pas certain que ce soit totalement atteint.
Oui, c’est aussi intéressant, parce que, du coup, ça appelle à la prochaine œuvre, ou en tout cas à ce qu’il va se passer.
« Je compose mieux quand je traite de thèmes sombres. Il faut toujours qu’il y ait un danger, que ce soit thématique ou musical. Sinon, je n’y arrive pas. Je ne peux pas faire de la musique ‘Happy’ comme Pharrell Williams. »
Ce qui est aussi paradoxal dans ce que tu fais, c’est que quand tu composes des morceaux comme « The Art Of War », il y a un côté très jouissif, dans l’angoisse et dans l’adrénaline.
Carrément. C’est pour ça que « The Art Of War » n’est pas un morceau qui dénonce la guerre, parce que ce serait un peu banal de dire « la guerre, c’est mal ». Personne n’en profite vraiment, mais ce n’était pas le propos. Ce que je voulais montrer, et ce qui est bien représenté dans le clip, c’est le côté martial, chaotique, presque ennuyant de la guerre. Le chaos peut devenir une source d’inspiration dans la musique, même si c’est paradoxal.
Dans le clip, il y a une mise en scène absolument sublime. C’est aussi ça, la beauté de l’animation. Comment ça a été travaillé ?
C’est de la 3D, réalisée par Valnoir, un pote à moi qui avait déjà fait deux de mes clips auparavant. L’idée était de montrer la futilité de la guerre. D’où les armes et les militaires en porcelaine : quand ils tirent, tout s’effondre, parce que tout est fragile. C’est esthétique, mais inutile. Ça ne sert à rien.
En même temps, tu rentres aussi dans une philosophie asiatique, entre la porcelaine chinoise et les arts martiaux, mais en faisant ça, est-ce que tu n’as pas l’impression de nourrir aussi l’esthétique de la violence ?
Un peu, oui, carrément. Mais je ne me pose pas comme quelqu’un qui apporte des solutions ou qui dénonce quoi que ce soit. Je me positionne plus comme un observateur. La guerre, c’est ça : futile, parfois ennuyeuse, et pourtant omniprésente. C’est un constat que l’humanité a toujours été en conflit. J’aimerais bien que ça s’arrête, évidemment.
Dans le clip d’« Apocalypse Now », on voit tous ces hommes qui représentent différents pays, différentes forces, différents conflits géopolitiques. Ce qui les unit, c’est cette soif de pouvoir, d’argent, de contrôle. Pendant que les femmes, elles, travaillent. Et à la fin, elles apparaissent… mais on ne sait pas trop ce que ça veut dire.
C’est volontairement laissé en suspens, un peu comme la fin de l’album. Les femmes installent les cadavres de leurs maris dans un bunker, puis elles sortent. Il y a un flash de lumière : on comprend qu’elles sont elles aussi consumées par la guerre. C’est une « bad ending ». On ne les voit pas mourir, mais c’est suggéré. Cela souligne encore une fois la futilité du conflit. Ce n’est donc pas très joyeux.
C’est un peu le principe de ton album, très porté sur la dystopie, qui est malheureusement un reflet de plus en plus réel.
Oui, c’est ça. Avant, je faisais beaucoup d’albums qui imaginaient des dystopies fictives, inspirées de la pop culture et du cinéma (Blade Runner, etc.), mais aujourd’hui, je me dis que ça ne sert plus à rien d’inventer une dystopie : on est déjà dedans. Alors autant parler du monde réel.
Si tu devais imaginer une utopie, elle ressemblerait à quoi ?
C’est compliqué. Déjà, il faudrait que tout le monde ait assez pour vivre – de quoi manger, un toit, un minimum d’argent –, qu’il n’y ait plus de pauvreté, ni de misère dans certains pays. On serait déjà un peu mieux, et peut-être qu’on relâcherait la pression sur la gâchette. Ce serait un bon début. Après, on trouvera autre chose, mais déjà, arriver là serait énorme.
« Je me sers de la musique pour expier des choses : le conflit, l’agressivité, le malaise. Une fois que j’ai fini un morceau ou un album, je le réécoute et je tourne la page. C’est comme écrire dans un journal intime. »
C’est quelque chose que tu aimerais travailler au niveau musical ?
Une utopie ? Pas vraiment. Je compose mieux quand je traite de thèmes sombres, torturés. Il y a toujours une teinte obscure dans ma musique. Par exemple, j’avais fait un EP qui s’appelle Sexualizer. Musicalement, c’est kitsch, très disco 80’s, mais j’ai quand même attaché une histoire sombre derrière : celle d’un acteur porno drogué. Il faut toujours qu’il y ait un danger, que ce soit thématique ou musical. Sinon, je n’y arrive pas. Je ne peux pas faire de la musique « Happy » comme Pharrell Williams.
Dans ta musique, il y a toujours du fond. Comme tu es très attaché à la façon dont tu présentes ta musique, il y a toujours ce support philosophique, visuel, réfléchi. Tout est très cohérent. Mais ta musique reste majoritairement instrumentale : les auditeurs vont forcément interpréter.
Et ça ne me dérange pas. Moi, je sais ce que j’avais en tête quand j’ai composé l’album, mais une fois sorti, chacun peut y voir ce qu’il veut. Si quelqu’un me dit que mon disque parle de bouddhisme alors que ce n’est pas le cas, je leur dirai que ce n’était pas mon intention, mais si les gens trouvent un sens personnel, tant mieux pour eux.
Est-ce qu’une œuvre garde sa valeur quand on la détache de son intention originale ?
Je ne suis pas sûr. Peut-être. Ça dépend beaucoup du contexte, je pense. C’est vraiment au cas par cas. Dans mon cas, avec des morceaux instrumentaux, je crois que l’émotion est assez claire : il y a toujours quelque chose de colérique, malsain ou agressif qui ressort. Donc je doute que quelqu’un interprète ça comme « un album sur la quête de la scientologie » ou je ne sais quoi. Si on me demande, je préciserai évidemment mon intention, mais une fois l’album sorti, il vit sa propre vie, et ça ne me dérange pas.
Quand tu composes ce genre d’œuvre, tu vas chercher cette noirceur, ce côté observateur d’un monde qui va plutôt mal. Comment arrives-tu à en sortir, à revenir à une forme de sérénité ?
En faisant cette musique, justement. C’est cathartique. Je me sers de la musique pour expier des choses : le conflit, l’agressivité, le malaise. Une fois que j’ai fini un morceau ou un album, je le réécoute et je tourne la page. C’est comme écrire dans un journal intime.
Ce serait donc un bon indicateur de savoir comment tu te sens dans ta vie ?
Exactement. En ce sens, c’est bénéfique, mais contrairement à un journal intime, ce que je fais est public.
Dans ta manière de composer tu travailles principalement seul, puis tu invites d’autres artistes…
Oui. Quand j’écris pour un collaborateur, je pense directement à sa voix. La track avec Ulver ou celle avec Alcest, je les ai composées en ayant leur voix en tête, parce que je les admire. Travailler avec des gens que j’admire apporte quelque chose de plus. D’ailleurs, plus le temps passe, plus j’ai du mal à écouter un album uniquement instrumental. J’aime qu’il y ait de la voix, surtout quand les thématiques deviennent sérieuses. Ça permet de donner plus de poids au message.
Dans le chant d’Ulver par exemple, il y a une douceur et une mélancolie très marquées, très années 80.
Oui, c’est extraordinaire.
« Je pourrais mourir heureux si j’arrivais à sortir une track avec Dave Gahan. »
Comment as-tu dirigé ça ?
J’ai voulu collaborer avec Ulver précisément parce que je savais que la voix de Kristoffer Rygg avait cette qualité. Ils avaient déjà sorti des albums synth-pop qui m’avaient marqué, et je voulais absolument cette voix mélancolique sur mon disque. Je n’ai pas eu besoin de la diriger : je savais que le rendu serait parfait. Pour les paroles, je lui ai donné carte blanche, en expliquant seulement la thématique générale de l’album, centrée sur le conflit et la guerre. Au départ, la track devait parler spécifiquement de la guerre froide. Il avait même écrit une première version avec des références aux tensions USA/Russie dans les années 80. Puis nous avons élargi le propos pour en faire un morceau plus universel, qui parle des conflits en général, qu’ils soient passés ou actuels.
Quand tu as échangé avec lui, quel a été son premier ressenti en découvrant ta musique ?
Il a beaucoup aimé. J’ai été flatté, parce que je suis un grand fan d’Ulver. Il a trouvé la track inspirante. On a travaillé à distance, en échangeant par mail : il a enregistré sa partie dans son studio en Norvège, dans le froid, alors que moi j’enregistrais ici, dans le gris [rires].
Est-ce que ça te pousse à aller solliciter d’autres personnes ? Est-ce que tu as des fantasmes, des rêves de collaborations ?
Oui, j’ai forcément une collab de rêve. Je ne sais pas si ça se fera un jour, ça me paraît compliqué. J’ai essayé, mais… Ce serait Dave Gahan de Depeche Mode. Ce serait parfait. Je pourrais mourir heureux si j’arrivais à sortir une track avec lui. Mais, déjà, il est très difficile à contacter. Avec mon manager, nous avons essayé. Il faut passer par cinq intermédiaires pour simplement pouvoir lui proposer un projet. Nous avons un peu laissé tomber. Nous avons même trouvé une adresse mail… J’espère qu’un jour, il tombera sur une interview en français et qu’il écoutera ma musique.
Il pourrait être sensible à ton univers, autant musical que visuel.
Peut-être, oui. Il a déjà fait des featurings dans des projets électro assez underground, même dans la scène techno parisienne. Donc je pense que ce n’est pas impossible. C’est du cinquante-cinquante : soit ça lui parlerait, soit pas du tout. Je sais aussi qu’il est très chrétien, donc peut-être que l’imagerie sombre de Perturbator le dérangerait. C’est dark, clairement.
La prochaine étape, c’est le live, avec deux dates au Bataclan. C’est une salle lourde en émotions. Comment comptes-tu rendre visibles tes messages sur scène ?
À travers la scénographie, principalement. Nous avons préparé un tout nouveau setup visuel, avec une équipe qui projette des vidéos. Il y aura aussi beaucoup de jeux de lumière. Sur scène, nous serons simplement moi et mon batteur, mais le rendu visuel sera très fort. Et puis ce seront les deux derniers concerts de la tournée, donc nous serons bien rodés. Les deux shows seront différents, car j’ai un peu changé la setlist. Il y aura deux ou trois morceaux qui tourneront d’un soir à l’autre, pour ceux qui viennent aux deux.
Il y a déjà de beaux succès sur cette tournée. C’est quoi le prochain rêve pour Perturbator ?
Franchement, je n’ai pas de rêve particulier. En dehors de Dave Gahan, je suis très bien là où je me situe : j’ai un public qui me comprend et qui aime ma musique. Je n’ai pas spécialement envie de grossir. Essayer de plaire à tout le monde n’a pas de sens pour moi. Je veux juste continuer sur cette lancée : composer, rester inspiré. Pour l’instant, tout va bien.
Interview réalisée en face à face le 9 septembre 2025 par Marion Dupont.
Retranscription : Marion Dupont.
Photos : Andy Julia.
Site officiel de Perturbator : perturbator.com
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