Il aura fallu cinq ans à Tesseract pour donner un successeur à Sonder, soit le double du délai habituel. Et quelles années ! Il s’en est passé des choses, aussi bien pour la formation que dans le monde. Le groupe a notamment diffusé la performance live Portals, entrecoupée de saynètes d’inspiration SF. War Of Being est décrit comme une conséquence naturelle de cette expérience : cet avant-goût de concept album a donné à Tesseract l’élan nécessaire pour pousser une telle idée aussi loin que possible. Synopsis : « ex » et « el » (présentés sur la pochette) atterrissent en urgence à bord de leur embarcation « The Dream » et se réveillent dans « The Strangeland », monde reflétant l’état socio-économique de celui que nous connaissons. Les morceaux introduisent par la suite des personnages aussi étranges que ce nom le laisse entendre, comme « Fear », principal antagoniste de l’histoire.
La couleur est vite annoncée : outre le fait qu’on retrouve en vingt secondes chrono des allures du premier album One (2011), War Of Being est plutôt froid. Le groupe nous avait habitués à nous laisser porter ; ici, il semble avoir consciemment érigé des obstacles sur le chemin. L’EP Regrowth, sorti en 2022 en soutien à l’Ukraine, comprenait deux titres rejetés lors de la conception de War Of Being, car pas assez en adéquation avec la direction prise ; ils restaient de bon spoilers stylistiques : introduction à la Meshuggah, agressivité revue à la hausse… Doté d’au moins un chouia de chant crié sur chaque morceau, War Of Being s’autorise même quelques fugaces mais profonds growls. La palette vocale de Daniel Tompkins, que beaucoup lui enviaient déjà, s’agrandit. L’album en profite pour adopter un angle plus théâtral (« Burden »). Rempli de sons absorbant l’auditeur, War Of Being est conçu pour être immersif. Cela passe parfois par des émotions plus brutes : un caractère instinctif qui pointait déjà le bout de son nez sur Portals, où bon nombre de morceaux avaient gagné en intensité (qui avait anticipé les brefs cris sur « Tourniquet » ?). « Legion » nous décharge au visage une passion sans précédent, alternant entre pics torturés et zones d’apesanteur. Le disque comprend aussi une facette plus radiophonique, mais sans hypothéquer son souci du détail. On pensera notamment à « Echoes » – qui flirte avec certains efforts solos du chanteur sur Ruins – ou « Tender », dont la fin ne manque toutefois pas de mordant.
Le travail à la basse est remarquable, même si Amos Williams avait déjà mis la barre assez haut. Tout virtuose qu’il soit, il ne tire pas la couverture à lui et laisse l’auditeur porter son attention sur d’autres choses si tel est son souhait – et le choix est large. Peut-être même, occasionnellement, trop large, même si la production fait avantageusement le tri dans ces joyeusetés. Le staff d’enregistrement comprend à ce propos une ribambelle de gens expérimentés, ayant travaillé avec Devin Townsend, Marillion, Periphery… Comme pour trancher avec cette débauche, Tesseract emploie religieusement quelques silences, que ce soit entre les morceaux ou pendant (l’ultime rupture avant l’inoubliable explosion de « War Of Being »). Enfin, impossible d’aborder War Of Being sans faire une halte dans le dédale de sa chanson-titre. Derrière un groove d’un sérieux presque intimidant, elle cache un dernier quart direct et puissant. Une division tacite en actes rend ce bloc plus facile à appréhender. Il en arrive à faire de l’ombre aux autres titres : on l’attend, puis on le digère. « Sirens », qui lui succède, en fait les frais.
Tesseract a fait sur War Of Being du neuf en usant avantageusement de fines touches de vieux. Derrière l’écran du concept, le groupe semble écrire sa propre histoire, à la manière d’un roman sur lequel la vie de l’auteur déteint ; même cette notion centrale d’« arracher le masque » semble tout droit sortie de « Of Matter: Proxy » (Altered State – 2013). La tendance selon laquelle chaque nouveau disque de Tesseract demande un peu plus d’attention et davantage d’écoutes se confirme ; l’auditeur distrait aura vite fait de passer à côté de pistes entières. Toutefois, les membres ont su user de leur expérience pour concevoir un album aussi bien appréciable en tant que monolithe conceptuel qu’éclaté en pièces détachées. L’expérience War Of Being se décline sur d’autres supports : un jeu, dans le développement duquel Daniel Tompkins s’est impliqué, propose d’explorer The Strangeland, avec ou sans réalité virtuelle. Certaines éditions de l’album contiennent également des supports vidéo ou des livrets plus ou moins fournis.
Clip vidéo de la chanson « Legion » :
Vidéo visualizer de la chanson « The Grey » :
Clip vidéo de la chanson « War Of Being » :
Album War Of Being, sortie le 15 septembre 2023 via Kscope. Disponible à l’achat ici