Bienvenue au Blue Nowhere. Between The Buried And Me nous invite dans son univers déjanté, là où l’ordre côtoie le chaos, la simplicité et la douceur de la pop se superposent à la complexité du jazz et à l’agressivité de death metal, les cuivres et les cordes répondent aux guitares les plus saturées, et sont convoqués aussi bien George Gershwin que Prince. Tout peut arriver dans cet hôtel, fait de musique et de pensées, servant de décor au onzième album studio des Américains. Les habitués sauront s’y abandonner, les autres s’y perdront peut-être en cherchant la sortie.
D’ailleurs, à en croire le frontman Tommy Roger et le bassiste Dan Briggs, avec qui nous avons pu échanger, eux-mêmes ne savent pas toujours où ils vont, mettant simplement en route leurs récepteurs, se laissant porter par l’inspiration et leurs échanges, et variant les points d’entrée. C’est ainsi que, en plus de nous guider à travers ce Blue Nowhere, ils nous donnent quelques clés pour les comprendre eux et l’entité à laquelle ils appartiennent dans un généreux entretien.
« Ce qui me rend le plus fou, c’est l’idée que le mot ‘prog’ soit l’indication d’un son. Selon moi, cet album est plus l’expression d’une philosophie et d’une expansion de ce qu’on peut faire au sein d’une chanson, de ce qu’une chanson peut devenir. Il n’y a pas de règle ou de manuel à suivre. »
Radio Metal : Environ quatre-vingt-quinze pour cent de l’album a été écrit à distance. Pour Colors II, la pandémie vous avait contraints à procéder ainsi : ne souhaitiez-vous pas retrouver une certaine proximité et une interaction physique ?
Tommy Giles Rogers (chant & claviers) : Oh non ! [Rires] Déjà avant le Covid-19, je crois qu’à chaque album nous travaillions un peu plus à distance. Je crois que vu notre manière de composer et la vitesse à laquelle les choses se passent dans notre musique lorsque nous écrivons ensemble, être à distance, étrangement, ça fonctionne bien pour nous. Enfin, nous n’avons jamais été le genre de groupe à se poser dans une salle pour jammer ensemble, et les fois où nous l’avons fait par le passé, ça avançait lentement. C’est dur de travailler sur place. Quand on est à distance, on travaille tous collectivement sur différentes choses en même temps. Ça permet simplement une meilleure capacité de travail, et la plupart d’entre nous sommes plus ou moins efficaces sur le plan créatif suivant le moment de la journée. Nous avons chacun notre propre emploi du temps, notre propre vie, etc. Ça fonctionne mieux quand nous faisons en sorte que la composition fasse partie de notre boulot quotidien en l’intégrant chaque jour dans notre emploi du temps créatif.
Dan Briggs (basse & claviers) : C’était nouveau pour Between The Buried And Me en 2020, mais Tommy et moi avions l’habitude de collaborer en dehors du groupe avec des gens dans d’autres pays ou différentes régions des Etats-Unis. Je trouve que le travail à distance ouvre les possibilités et que, en particulier avec cet album, nous avons développé une bonne dynamique de travail, en partageant des choses en marge d’un fil de discussion par e-mail ou SMS, et en nous permettant de travailler quand bon nous semble. Par exemple, Paul [Waggoner] est quelqu’un qui peut se poser avec sa guitare à neuf heures du soir, puis être là : « Voilà un nouveau truc que j’ai envoyé ! » Pour ma part, je veux prendre un café le matin, bûcher toute la journée, et je déconnecte vers l’heure du dîner. J’aime pouvoir me réveiller et, quand je m’y mets, voir ce que tout le monde a fait. C’était tellement sympa, car les gens pouvaient travailler sur différentes choses à différentes heures et arrive un moment lors de la séance de composition où tout le monde converge au même endroit, au même moment : « Ok, focalisons-nous sur ce passage, à sept minutes, ici, sur ce morceau. Devrait-on ajouter quelques mesures ici ? J’ai entendu ça ici… » C’est vraiment sympa parce qu’à ce stade, avec la façon dont nous écrivons des morceaux et dont les chansons s’orientent d’elles-mêmes, nous cherchons moins à savoir à quoi elles devraient ressembler. Beaucoup de discussions en salle consistent à partager des petits passages de peut-être dix, seize, vingt mesures et à rogner progressivement. Là, quelqu’un arrive… « God Terror » est un très bon exemple : Tommy est arrivé au départ avec deux minutes de chanson, « voilà l’idée », une séquence d’ouverture, un couplet, un étrange détournement, etc. Ça offre énormément de matière à explorer. Chacun s’y intéresse, essaye de s’approprier la musique, de trouver l’image-clé et l’atmosphère globale, et part de là.
Dan, tu as écrit le premier morceau et le premier single « Things We Tell Ourselves In The Dark ». On y retrouve une atmosphère à la Prince. Prince était un artiste très polyvalent, qui s’est essayé à de nombreux styles et sons différents (funk, pop, électronique, jazz, rock, et même du heavy), un peu comme Between The Buried And Me dans un autre genre. Est-ce un artiste qui a été une source d’inspiration pour le groupe, non seulement pour ce morceau, mais plus généralement ?
Le parallèle avec Prince est surtout dans la méthodologie de travail et de la production. Pour moi, cette chanson, c’est le genre de morceau qu’on s’éclate à produire. Une chanson « typique » de Between The Buried And Me est bourrée de riffs, de détours marrants, on passe à une partie bluegrass, on va par-ci, on va par-là… Dans le cas de « Things We Tell Ourselves In The Dark », il s’agissait de prendre cette idée amusante et d’en faire un morceau – on pourrait dire – principalement mélodique – même quand ça devient un peu heavy, ça reste basé sur la même tonalité, la même séquence, etc. – mais qui n’est pas moins plein à craquer qu’une chanson comme « Telos » ou « Sun Of Nothing ». Dans les albums de Prince des années 80 en particulier, il y a plein de petites interactions amusantes au synthé, des notes brèves et rapides, des petites choses qui se passent, des petites sucreries pour les oreilles que Tommy et moi adorons : plus tu écoutes, plus tu en découvres. Tu établis ce principe tôt dans la création du morceau et ça t’offre l’occasion d’inclure tous ces petits détails, que ce soit un patch de clavier, une partie de guitare qui est reprise au clavier ou inversement, un plan de basse, etc., ou de conserver un feeling général funky et groovy même quand ça devient heavy. Pour revenir à Prince, son répertoire est une merveille créative sans fin. Comment ne pas être inspiré par quelqu’un comme ça ?
Tommy : Exactement !
« Les œuvres orchestrales de Gershwin partagent de nombreuses qualités avec des choses que nous aimons beaucoup dans notre musique, comme le jeu phonétique, les unissons rapides et bizarres, les harmonies un peu décalées, des plans flirtant avec ce que pouvait parfois faire Stravinsky, etc. »
De ton côté, Tommy, tu as dit avoir essayé d’aborder ce morceau comme une chanson pop. C’est intéressant, car elle ne sonne pas exactement comme une chanson pop, malgré le côté léger et funky. Comment intègres-tu cet esprit pop dans le « chaos » de Between The Buried And Me ?
Quand je me pose pour écrire des lignes de chant, je me sens presque comme un acteur. Il faut vraiment que je trouve quelle est ma place dans la chanson et comment ma voix peut se fondre dans celle-ci pour que ce soit écoutable et cohérent avec la musique. C’est toujours mon objectif. Avec ce morceau précis, quand Dan a envoyé sa démo et que nous nous sommes mis à travailler dessus, instantanément, si tu le décomposais un peu, tu voyais qu’il est assez simple et structuré. Il est plus ou moins basé tout du long sur la même tonalité, il y a un couplet, un pré-refrain, un refrain, et ça se répète ; ça change et ça sonne drastiquement différent la seconde fois, mais quand tu écoutes bien, tu te dis que tu peux poursuivre la même ligne vocale sur ce couplet et ce pré-refrain. Or tout ça, c’est typique des chansons pop, mais quand tu crées cette idée toute simple avec le chant et que tu la mets par-dessus cette musique de dingue, ça produit une chanson intéressante. Si tu n’écoutes que le chant, tu te dis : « Oh, c’est assez tranquille, je peux chanter dessus. » Mais si tu écoutes bien ce qui se passe derrière, tu te rends compte que c’est bien complexe. C’est ce que j’adore dans la musique. C’est le genre de décalage que nous essayons souvent de mettre en place et qu’on retrouve beaucoup dans cet album. Dans tous les cas, ce n’est pas très réfléchi, je cherche juste à trouver ma voix dans la chanson et celle-ci, de toute évidence, était un petit peu différente. A ce stade, je n’ai pas peur de faire des morceaux différents ; nous avons fait tellement de trucs fous au fil des années. Et puis, c’est amusant de ne pas se contenter de dire : « Oh, je suppose que je vais juste crier et growler ici. » J’ai envie de créer une atmosphère, d’emmener l’auditeur quelque part et d’écrire un texte qui, j’espère, fera sens pour eux et qu’ils voudront chanter. C’est ça qui me plaît.
« Absent Thereafter » possède un gros shuffle qui swingue avec une section de cuivres, tandis qu’on retrouve dans « Door #3 » un passage un peu musique de cirque. Vos chansons ont souvent un côté enjoué ou festif, même si elles évoluent dans des ambiances différentes. Le prog a la réputation d’être une musique très intellectuelle, mais est-ce aussi pour vous, au fond et avant tout, un divertissement comme peuvent l’être la pop ou le rock ? Est-ce une fausse idée qu’on peut se faire du prog ?
Je pense que, surtout sur ce que tu mentionnes, l’auditeur peut entendre que nous nous amusons. Nous nous éclatons à composer ces chansons. Comme Dan le disait plus tôt, quand tu es au milieu de la composition, tu ne sais pas tous les chemins qu’elles vont emprunter. C’est donc excitant de voir où elles vont aller. Oui, le prog – ou peu importe comment on veut appeler ça – est assez sérieux, mais pour notre part, nous ne pensons jamais en termes de genre musical. Nous ne sommes pas là à nous dire : « Oh, que fait-on pour continuer à coller à cette étiquette qui nous a été attribuée ? » Nous ne faisons que composer des morceaux. Nous aimons toutes sortes de musiques. Le plus important est que nous nous amusons et je pense que, en particulier sur cet album, ça s’entend bien.
Dan : Je crois que ce qui me rend le plus fou, c’est l’idée que le mot « prog » soit l’indication d’un son. Selon moi, cet album est plus l’expression d’une philosophie et d’une expansion de ce qu’on peut faire au sein d’une chanson, de ce qu’une chanson peut devenir. Dans un morceau comme « God Terror », il y a quatre esthétiques différentes qui se fracassent les unes contre les autres : un côté industriel des années 90, de l’acid jazz, des parties atonales démentielles et une fin en break down hyper brutale. Il n’y a pas de manuel pour créer ça. Nous sommes des enfants des années 80 et 90. Nous avons grandi avec Tears For Fears, Nirvana, Weezer, les Smashing Pumpkins, mais aussi Earth Crisis et Dream Theater. On retrouve l’influence du rock des années 90 dans Colors… Ça part dans tous les sens. Pour nous, ce qui importe, c’est cette idée libératrice. Tu mentionnes des éléments un peu façon musique de cirque sur « Door #3 » : c’est en fait créé par des juxtapositions. Quand Tommy, dans sa tête, aborde la chanson comme un chanteur de pop ou que je joue en walking bass – ce qui n’est pas bien vu dans le prog, traditionnellement –, c’est ce qui est si amusant et rend tout ça différent. Il n’y a pas de règle ou de manuel à suivre.
Tommy : Aussi cliché que ça puisse paraître, ces chansons sont une véritable extension de nous-mêmes. C’est très authentique. Notre musique est vraiment sincère. C’est ce qui suinte de nous. Nous ne le remettons pas en question. Nous optons pour ce qui nous plaît. J’en ai tellement marre des étiquettes de genres musicaux [rires].
« J’ai toujours voulu écrire à propos d’un hôtel. J’adore l’architecture, l’histoire, le fait que toutes ces vies différentes vont et viennent dans ces espaces. Dans notre métier, nous passons beaucoup de temps seuls dans des hôtels. C’est un superbe lieu pour réfléchir. »
The Blue Nowhere est le premier album de Between The Buried And Me à proposer une importante section de cordes et de cuivres. Comment vous est venue l’idée d’aller jusqu’à inclure ça ?
Dan : Nous avons inclus ce genre d’éléments sur des albums précédents. Même sur Colors, nous avions un ami qui jouait du didgeridoo, ce qui était dingue. Puis nous avons eu un violoniste sur The Parallax II, mon pote Walter Fancourt a joué du saxophone dessus, il y avait aussi du tuba… Walter joue deux saxophones différents sur « Absent Thereafter » et de la clarinette basse plus loin dans l’album. Dans la section centrale de « Slow Paranoia », quand la dynamique se calme et que ça se transforme en une sorte de valse, c’est très inspiré par George Gershwin et les comédies musicales. Cette idée était donc là avec ces belles parties de cordes qui avaient été incluses dans ma démo. C’est Tommy qui m’a écrit : « Mec, on devrait essayer d’avoir un plus large ensemble pour faire ça, c’est le bon moment. Essayons d’avoir autant de cordistes que possible. » Initialement, nous avons essayé de jouer avec un groupe complet, mais ça dépassait largement le budget. Il faut obtenir une subvention pour faire venir seize musiciens pendant une heure ! [Rires] Mais ça s’est parfaitement goupillé parce que nous avons pu travailler avec des gens durant les fêtes de fin d’année en 2024, juste avant le nouvel an. Nous sommes allés en studio en février, donc nous voulions avoir fait les parties des musiciens auxiliaires en avance.
Ils sont venus. Nous avions un quatuor à cordes ; ils ont assuré, ils avaient une superbe intonation, ils étaient parfaitement en place sur les parties. Dès que j’ai commencé à entendre le résultat sur certaines de ces parties, j’étais là : « Oh mon Dieu, je n’arrive pas à croire que c’est en train de prendre vie comme ça ! » Nous avons pu construire une sorte de mur de son, un peu à la Phil Spector, en disant constamment au quatuor : « C’était une super prise, refaisons-la. » L’idée était d’avoir une accumulation de prises dans laquelle Jens Bogren pouvait faire le tri avant de les traiter comme il voulait pour le mix. Pareil concernant les bois – les flûtes, les clarinettes, etc. J’ai dû moi-même voir comment enregistrer les bassonistes. Je les avais dans mon bureau et je dirigeais les prises. C’était super cool. Dès que nous avions fait tout ce qui était prévu avec les joueurs de bois et de cordes, j’ai vaguement instruit une improvisation libre. Ça a commencé avec les cordes, j’ai dit : « On va aller vers ça et on va faire monter l’intensité. » C’était tellement amusant et libérateur pour eux. Je leur ai donné des directions en faisant référence à certains compositeurs, comme Penderecki et Bartók. Le résultat était tellement cool que nous avons pu en mettre un peu partout dans l’album. On en entend pas mal à la fin de « Beautifully Human », avant la reprise au piano. C’était super fun et cool de pouvoir greffer ces parties, façon Beatles psychédélique.
J’ai lu que tu tenais ton amour de George Gershwin de ta mère…
Oui, tout à fait ! Elle était professeur de musique. Je dirais que mon plus lointain souvenir avec sa musique étaient des chansons comme « I Got Rhythm ». C’était presque comme des petits standards de jazz, assez mièvres. Je me souviens, avec des amis de mon groupe de jazz quand j’étais au lycée, nous accompagnions des pièces de théâtre et des comédies musicales. Probablement qu’il y avait certains de ces airs de Gershwin qui ressortaient. Ce n’est que lorsque j’étais à l’université ou un peu après que j’ai découvert son travail orchestral. Ses œuvres orchestrales, lorsqu’elles deviennent un peu foldingues, sont toutes une autre facette d’influences sur « Slow Paranoia ». Gershwin s’inspirait beaucoup de l’énergie du jazz des années 1920 et 1930, en la mélangeant avec des éléments classiques, chose que les gens ne faisaient pas vraiment à l’époque – le jazz et le classique étaient vraiment des camps séparés. Cette fusion a créé une musique classique qui sonnait très américaine, des morceaux comme « Rhapsody In Blue » et « An American In Paris » qui sont tellement dingues, inventifs, énergiques et excitants. Ils partagent de nombreuses qualités avec des choses que nous aimons beaucoup dans notre musique, comme le jeu phonétique, les unissons rapides et bizarres, les harmonies un peu décalées, des plans flirtant avec ce que pouvait parfois faire Stravinsky, etc. A la fois, tout est contrebalancé par des accords prolongés au piano et des éléments sautillants, avec un côté bop.
Ma mère est une éternelle historienne de la musique. Elle m’a initié à la guitare, puis elle m’a été d’une grande aide quand je jouais de la contrebasse dans des orchestres à l’école. Elle joue dans un orchestre aujourd’hui, elle m’envoie parfois des morceaux et nous en parlons. En tant que professeur de musique, elle possède une grande connaissance des compositeurs, donc elle m’apprend quelques trucs de temps en temps, ce qui est amusant !
« Il y a assurément des gens qui détestent le silence et ne peuvent pas être seuls avec leurs propres pensées, mais je dirais que la plupart des personnes créatives aiment ça. C’est bien d’avoir des moments où on peut juste se poser et contempler toute la folie qui se passe à l’intérieur de soi. »
Liquid Tension Experiment a fait une reprise de « Rhapsody In Blue » et le fait est qu’elle ne sonne pas décalée avec le reste de leurs morceaux. C’est comme si Gershwin faisait du prog rock avant le prog rock…
[Rires] Absolument ! C’est ça le truc. Emerson, Lake And Palmer faisaient bien sûr ce genre de chose avec les compositeurs classiques dans les années 70, reprenant des œuvres d’Aaron Copland et d’autres, en les adaptant à leur instrumentation. Il existe évidemment une longue lignée de compositeurs classiques qui ont été intégrés à l’univers du rock. C’est génial ! C’est la base de tout.
Ray Hearne de Haken joue lui-même du tuba sur « Slow Paranoia ». Haken fait partie de cette nouvelle génération de prog metal, tout comme Between The Buried And Me, même si vous avez commencé bien plus tôt. Diriez-vous qu’il y a une saine compétition ou une inspiration mutuelle au sein de la scène prog moderne ?
Il y a de l’inspiration mutuelle, assurément. J’ai entendu Haken quand ils ont sorti The Mountain et j’ai trouvé que c’était une version moderne phénoménale du rock progressif. Je me suis dit qu’ils écoutaient sûrement du Gentle Giant, je pouvais entendre certaines influences, mais il y avait un autre feeling. Je crois que leur guitariste Rich [Henshall] m’a entendu en parler dans une interview et m’a contacté. C’était en 2014 ou 2015, et il était là : « Eh, je songe à écrire de la musique, je ne sais pas si tu voudrais jouer de la basse dessus. » J’ai dit : « Au diable ça, faisons un album ensemble ! » Nous avons donc monté un groupe appelé Nova Collective – Pete Jones qui est désormais dans Haken y jouait du clavier aussi. Dès le départ, avant même de les avoir rencontrés en personne… On en revient à ta question sur le fait d’être à la maison et de s’échanger de la musique : je faisais déjà ça avec eux et nous avons écrit tout un album comme ça, avant que nous nous voyions en vrai. Ensuite, Between The Buried And Me les a emmenés en tournée en Europe et nous avons fait une tournée en tête d’affiche il y a peut-être deux ou trois ans. Ce sont de supers potes. C’était donc amusant d’utiliser les compétences de Ray en tant que joueur de tuba. C’est un tubiste classique très talentueux, ainsi qu’un super batteur, un chouette type, un fin connaisseur des sauces piquantes et un vegan !
J’ai l’impression que vous abordez la création de vos chansons sous des angles très différents. Que ce soit « Things We Tell Ourselves In The Dark », l’une des rares que, Dan, tu as initiées à la basse, ou « The Blue Nowhere », pour laquelle, Tommy, tu as envoyé un morceau de référence à Paul. La création d’un album doit-elle être aussi variée que votre musique pour ne pas vous ennuyer ?
Tommy : Je pense que ça se fait naturellement. En l’occurrence, quand j’ai envoyé ce morceau à Paul pour « The Blue Nowhere », j’étais juste en train d’écouter de la musique et j’étais là, un peu pour plaisanter : « Mec, on devrait faire une chanson comme ça, dans notre style ! » J’ai juste semé une graine, mais ce n’est pas comme s’il y avait une vraie démarche de composition. Ça s’est fait tout seul. Ces choses se présentent d’elles-mêmes. Quand tu commences à travailler sur des chansons et que tu composes, tu dois suivre ce que tu ressens. Parfois, je n’ai pas envie de prendre une guitare ; parfois, j’ai juste envie d’écrie au piano ou un autre instrument. Je sais que c’est pareil pour Dan. Avec « Things We Tell Ourselves In The Dark », il voulait composer en se basant plus sur la basse, alors qu’habituellement, ce n’est pas ce qu’il fait. Quand tu es dans ces instants, quelque chose en toi te dit : « Voilà ce que tu dois faire. » Tu travailles dessus et soit ça fonctionne, soit pas. C’est ce que beaucoup de gens ne réalisent pas : parfois, ça ne fonctionne pas, mais il faut sortir de l’idée qu’on peut avoir du processus de composition et de la façon dont on croit devoir initier une chanson, ou une partie. Il faut suivre ce qui nous plaît et essayer de varier les plaisirs, car c’est ainsi qu’on obtient des résultats différents et que ça devient amusant.
Dan : Et ça fait qu’on ne se retrouve jamais à travailler sur deux choses qui sonnent similaires. Quand j’ai envoyé les idées de « Things We Tell Ourselves In The Dark », ce n’est pas comme si j’avais d’autres morceaux inspirés par les années 80 dans ma besace. Quand Paul avait Tommy sur son dos avec son idée pour « The Blue Nowhere », il travaillait en même temps aussi sur « Psychomanteum », qui est… tellement barré ! [Rires] Ça montre bien comment nos cerveaux sont câblés. C’est genre : « Cool, je vais bosser sur cette chanson vraiment tranquille et jolie, et à la fois sur un morceau hyper anguleux et hors de contrôle. »
« Je trouve que c’est très important de se perdre complètement. Et puis, à mesure que nous nous unissons dans la composition, il peut y avoir une part de contrôle, mais c’est selon ce que le morceau dicte, selon ce qu’il exige. Autrement, nous partons simplement en vrille ! »
Dans votre imaginaire, The Blue Nowhere est un hôtel qui est la métaphore d’« un espace – peut-être un espace intérieur – où l’on peut être seul, en marge de la réalité, et réfléchir ». Comment vous est venue cette idée d’hôtel ?
Tommy : J’ai toujours voulu écrire à propos d’un hôtel, je ne sais pas trop pourquoi. J’adore l’architecture, l’histoire, le fait que toutes ces vies différentes vont et viennent dans ces espaces. Dans notre métier, nous passons beaucoup de temps seuls dans des hôtels. C’est simplement un superbe lieu pour réfléchir et ça m’a toujours intéressé. Quand nous avons commencé à travailler sur cet album, chaque chanson me donnait vraiment l’impression d’être dans un espace à part. Même si elles sont liées d’une façon étrange, elles semblaient évoluer dans leur propre monde. J’ai tout de suite su que ça offrait un superbe paysage pour accueillir cette idée. Je me suis plongé dedans et je l’ai presque abordé comme des entrées d’un journal intime. Je me suis donné des consignes différentes chaque jour et ça n’a cessé de se développer. J’avais écrit tellement de choses… A partir de là, il s’agissait de choisir et de voir où mon cerveau allait. Je me suis alors dit que c’était un peu une métaphore de l’expérience humaine : c’est le chaos, il y a des moments de joie, des moments de tristesse, la violence, etc. C’est tout ce qui représente la nature humaine. Pour moi, l’idée du Blue Nowhere était de trouver quelque chose, trouver la paix. Je pense qu’on recherche tous un moment où on se sent complets, et évidemment, ça change suivant les personnes. Avec tout ça en tête, j’ai commencé à mettre en place les choses et à écrire. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je me suis retrouvé avec cet ensemble de textes dont j’étais très fier et qui allait bien avec la direction où la musique emmenait l’auditeur. Maintenant que j’y réfléchis, c’est intéressant, car c’est le premier album où j’ai l’impression de voir les paroles différemment après coup, presque un an après. C’est parce que je n’avais pas de véritable plan, genre : « Ceci va parler ça, il se passera ci, puis il se passera ça. » Et les significations sont un peu en train de changer pour moi, presque comme si j’adoptais le regard d’un fan quand il analyse les paroles d’un album. C’est intéressant de me retrouver dans une période de réflexion différente de la normale, et je pense que ça continuera à changer. Je trouve ça amusant.
Il y a cette idée d’être seul pour s’introspecter et réfléchir. Ressentez-vous souvent ce besoin de solitude et de vous réfugier dans votre propre Blue Nowhere ?
Dan : Je pense que tous les artistes répondraient par l’affirmative !
Tommy : Il y a assurément des gens qui détestent le silence et ne peuvent pas être seuls avec leurs propres pensées, mais je dirais que la plupart des personnes créatives aiment ça. Je suis sûr que je peux parler pour Dan : quand il est enlisé sur le plan créatif, le fait d’aller marcher peut résoudre tous ses problèmes. Ces moments de silence, dans la nature ou ailleurs, c’est crucial pour la créativité mais aussi pour la vie quotidienne, c’est très thérapeutique. Je dirais que cet album est une thérapie ! C’est une méditation pour les gens [rires]. J’ai un enfant de treize ans et je dois constamment me battre en lui disant : « Tu n’as pas besoin d’avoir constamment quelque chose devant toi. Allons nous promener. On n’est pas obligés de parler, détends-toi. » [Rires] Aujourd’hui plus que jamais, il y a ces entreprises qui se battent pour notre attention. C’est donc bien d’avoir des moments où on n’a pas besoin de ça, où on peut juste se poser et contempler toute la folie qui se passe à l’intérieur de soi.
Dan : Oui, posez-vous avec l’album et mettez votre téléphone de côté. Je ne veux pas sonner comme un vieux, mais… Evidemment, nous sommes un groupe qui a toujours composé des albums comme des albums et pas comme des compilations de morceaux indépendants, et c’est très dur pour nous de choisir des singles ou des titres représentatifs, mais c’est toujours une joie immense pour moi, quand quelque chose de nouveau et d’excitant sort, de pouvoir m’asseoir, tout déconnecter et m’y perdre complètement. C’est tellement cool et intense.
Tommy, tu décris les textes comme « des entrées de journal intime, des lettres, des pensées fugaces et introspectives – parfois chaotiques, selon la musique ». Cela signifie-t-il que cette fois, c’est beaucoup la musique qui a guidé tes pensées et donc tes paroles ?
Tommy : Oui. Je pense que ça arrive souvent. Enfin, tout dépend de l’album, mais pour celui-ci en particulier, chaque jour, j’étais là : « Comment je me sens à l’écoute de cette partie ? Quels sont les passages de l’album qui me font ressentir ça ? Qu’est-ce que j’imagine se passer à cet endroit ? » Comme n’importe quelle personne créative, tu vois où ton cerveau doit aller et tu places quelques petits murs ici et là – je pense que ça aide à plus facilement construire les choses. Ma plus grande source d’agacement est lorsqu’on entend un chanteur chanter des paroles qui n’ont vraiment aucun rapport avec la musique, que les deux sont complètement déconnectés. Pour moi, il faut que ce soit très cohérent – en tout cas à mes oreilles, même si ça peut ne pas l’être pour d’autres.
« Quand nous composons, je rentre dans une sorte d’état d’amnésie ; c’est presque comme si, dans mon cerveau, rien n’avait existé avant et que je surfais sur la vague de l’instant présent. »
Vous avez déclaré que vous ne vous répétiez pas. En fait, vous vous aventurez dans tellement de directions et vous accordez tellement de liberté qu’il est pratiquement impossible que vous vous répétiez. D’un autre côté, comment faites-vous pour ne pas vous disperser et vous perdre dans votre propre créativité ? Vous imposez-vous des contraintes ? Beaucoup d’artistes nous disent que les contraintes sont bonnes pour la créativité…
Dan : Non, je suis complètement perdu, mec ! Je suis une cause perdue ! [Rires] Ce qui est tellement génial et cool est de pouvoir travailler avec trois autres personnes parfaitement capables, seules, de composer un morceau. Nous avons donc quatre forces créatives qui s’y mettent toutes. Avec le temps, durant les vingt dernières années où j’ai personnellement fait partie du groupe, il y a tellement d’excitation à se dire : « Ce qui peut arriver va déclencher quelque chose dans mon cerveau. » La pandémie a duré un an et demi, et je l’ai passée assis dans mon bureau à me nourrir d’idées. Je suis même devenu un peu fou à un moment donné ! Quelle joie d’obtenir une suite d’accords, un riff, une atmosphère, une idée, et d’être prêt à s’enflammer. C’est ce que je préfère là-dedans. Tu allumes ta créativité et tes récepteurs sont en marche. J’ai déjà commencé à composer des trucs, probablement dès que nous étions sortis du studio, car tu es rempli de toute cette excitation et tu commences à cueillir des petits morceaux ici et là. Les moyens de création se développent progressivement au fil des tournées, et puis, quand nous arrêtons, je m’y mets pleinement. Je ne travaille sur aucun autre projet, les choses viennent et je me dis : « Oh, ça c’est génial ! » C’est super, parce que tous les lieux où nous avons vécu durant les deux ou trois années de tournées, tout ce sur quoi nous avons travaillé, toutes les petites choses que nous avons tâtées pour le nouvel album, et ainsi de suite, convergent tout d’un coup. Je trouve que c’est très important, surtout pour nous, de se perdre complètement. Et puis, à mesure que nous nous unissons dans la composition, il peut y avoir une part de contrôle, mais c’est selon ce que le morceau dicte, selon ce qu’il exige. Autrement, nous partons simplement en vrille !
Tommy : [Rires] De même, il faut beaucoup se faire confiance. Plus tu fais ça, plus tu as de projets et écris de musique au fil des années, plus tu dois faire confiance à ton instinct qui te dit si c’est bien ou pas. Si on ne sent pas quelque chose, c’est un indicateur important pour savoir qu’il faut aller ailleurs ou abandonner une idée. Nous composons énormément, mais – tu parles de ne pas se répéter – il faut savoir quand quelque chose paraît authentique et excitant ou quand ça sonne comme l’extension d’une autre idée qu’on a eue par le passé – ça, ça ne nous excite pas. Nous n’essayons pas de regarder dans le rétroviseur. Surtout avec cet album, ce qui était super est que nous sommes littéralement partis de rien. C’est tellement libérateur. Ce n’est pas comme si, lorsque tu composes, tu faisais consciemment attention à ne pas te répéter, c’est plus qu’il faut ressentir l’instant présent et écrire la meilleure musique possible. Comme Dan le disait, quand tu as un groupe de créatifs qui fonctionnent aussi bien ensemble, la magie opère.
Pensez-vous que les fans de ce groupe s’attendent à l’inattendu ? N’est-ce pas une pression que vous vous imposez : si vous faites quelque chose de trop prévisible, ils seraient déçus ?
Bien sûr qu’ils s’attendent à l’inattendu, mais non…
Dan : Nous n’y pensons tout simplement pas en ces termes. Quand nous composons, je rentre dans une sorte d’état d’amnésie ; c’est presque comme si, dans mon cerveau, rien n’avait existé avant et que je surfais sur la vague de l’instant présent, recevant une chanson comme « The Blue Nowhere » de la part de Paul, sans me demander : « Comment peut-on amener ça au stade où on introduit des unissons rapides ou une partie heavy ? » Tu vis simplement au sein de la chanson. Il y a de la dynamique dedans, mais les pics qu’elle atteint sont relatifs à ce qui les entoure. C’est ce qui est cool et qui explique pourquoi nous nous retrouvons avec des albums qui sont très représentatifs du moment où ils ont été conçus et très différents les uns des autres. Tout ça, ce sont des briques de construction, et au bout du compte, on peut entendre que c’est Blake [Richardson] qui joue de la batterie, moi qui joue de la basse, Tommy qui chante, Paul qui joue de la guitare, etc., mais je pense que c’est ainsi qu’ils se retrouvent à être aussi uniques.
Tommy : Oui, je suis parfaitement d’accord.
D’un autre côté, n’y a-t-il pas un moment où l’inattendu devient attendu, et l’attendu devient inattendu ?
[Rires] Je suis sûr qu’aux yeux de certaines personnes, oui. On ne peut pas contrôler le narratif public, mais comme l’a dit Dan, ce n’est pas un sujet dont nous parlons, et je crois que personne dans le groupe n’y pense. Pour nous, il s’agit juste de se sentir créatif, profiter du processus et essayer d’écrire la meilleure musique et les meilleures chansons que nous pouvons. A partir de là, nous les balançons dans l’univers et quoi qu’il arrive, arrive. Si quelqu’un qui crée de la musique ou n’importe quelle autre forme d’art se soucie constamment de l’interprétation qui en sera faite, ça ne fera que causer des problèmes. Tu n’as pas envie de te mettre ce genre de barrière, ça n’a aucun intérêt.
Interview réalisée en visio le 1er septembre 2025 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Photos : Randy Edwards.
Site officiel de Between The Buried And Me : www.betweentheburiedandme.com
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