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Interview   

Bruit  ≤ : obsolescence imposée


« Tout ce qui est techniquement réalisable le sera », et Dieu sait que ce qui est techniquement réalisable de nos jours dépasse l’entendement, pour le meilleur comme le pire, et surtout le pire. L’intrication de l’engagement, qu’il soit politique ou autre, et de l’art a été et sera éternellement au centre de nombreux débats. Bruit ≤ semble avoir trouvé un compromis et une approche bien à lui, glissant aussi bien sa révolte que ses appels à la sérénité dans une musique instrumentale. The Age Of Ephemerality emprunte des inspirations de sources diverses, et mêle les atouts et affinités des membres du groupe, devenu un incontournable du post-rock en un peu moins de dix ans d’existence.

Nous avons pu nous entretenir à loisir, presque sans bornes, avec le guitariste Théophile Antolinos, et apporter des mots et éléments de réponse complétant avantageusement l’écoute de cet album aussi intense que salvateur, à la fois proche de l’humain et complexe. Un détricotage partiel – il ne faut pas tuer tous les mystères non plus – mais fort bienvenu, compte tenu notamment des conditions particulières et variées dans lesquelles cette œuvre polymorphe a vu le jour. L’occasion pour l’artiste, également, de discuter des œuvres et pensées qui ont tracé le chemin du groupe, et de se réapproprier certaines sources parfois victimes d’un certain galvaudage.

« Nous avons voulu jouer musicalement avec l’idée que le progrès technique est imposé. Il y a trois grandes parties dans ‘Progress/ Regress’. Une qui est enregistrée complètement à l’ancienne, tout sur bande. Une autre de façon moderne. Une dernière de façon ultra moderne où il n’y a même plus d’ampli et uniquement des sons de DI. C’était un genre d’exercice de style qui illustrait bien notre propos. »

Radio Metal : Vous vous inspirez à la fois des propos d’un scientifique comme Dennis Gabor et d’œuvres de fiction comme 1984. Comment avez-vous fait la connaissance des travaux du premier – parce que ce n’est quand même pas une source d’inspiration très commune en musique – et qu’est-ce qui vous a frappés chez cette personne ?

Théophile Antolinos (Guitare) : Je ne saurais pas te dire comment nous sommes tombés sur Dennis Gabor, parce que ça remonte un peu. Ce n’est en effet pas quelqu’un qui s’est spécialement intéressé à la musique ; je ne pense pas qu’il ait écrit dessus. La première fois que j’ai entendu parler de lui, il me semble que c’était par rapport à son prix Nobel de physique, concernant les hologrammes – ce qui n’est pas du tout un sujet auquel je m’intéresse, donc ça a dû arriver par hasard. C’est vraiment sa réflexion sur la technique qu’il a eue, en parallèle de sa carrière. Lorsque nous sommes tombés sur la loi de Gabor – « ce qui peut être fait techniquement le sera » –, c’était un peu compliqué : nous nous sommes pris la tête avec ce truc, parce que nous aimions beaucoup la formule mais je crois qu’elle est inconnue chez les Anglo-Saxons. Nous n’avons rien trouvé là-dessus sur Internet. A la base, c’était un titre potentiel de morceau. Finalement, nous nous sommes dit que nous allions simplement le laisser dans le livret, parce que c’était un petit peu dur à expliquer, ce n’était plus vraiment une citation pour les Anglo-Saxons, ça allait être un truc sorti du chapeau. Mais ce concept était un peu le point de départ de la réflexion autour de la technique pour l’album.

Compte tenu de ce mélange entre science et fiction, penses-tu que la réalité rattrape un peu la fiction ces derniers temps ?

Carrément. C’est vraiment basé là-dessus. C’est un peu risqué de parler de l’état du monde, parce que tu te dis : « Là, si on se lance dans quelque chose – sachant qu’un album prend facilement un an et demi au moins à faire, entre le début et la fin, sans parler du moment de la sortie –, est-ce qu’on ne risque pas de partir dans des analyses qui se révèleront erronées au moment de la sortie ? », ce qui serait le pire scénario possible pour nous. Nous nous sommes donc beaucoup intéressés à pas mal de sujets. Nous avons fait des recherches là-dessus en nous disant que nous ferions le pari, alors que l’album était dans la boîte et que Trump n’était pas encore élu. Il y a donc tout de même eu des changements ; sur le plan géopolitique, il s’est passé beaucoup de choses ces derniers temps. C’était comme ça à tous les étages : le conflit israélo-palestinien est en pleine évolution, de même au côté ukrainien, la dissolution de l’Assemblée chez nous n’avait pas encore eu lieu lorsque nous avons posé les dernières notes de l’album – y compris travaillé sur les textes, choisi les samples de voix, etc. Nous nous sommes donc posé beaucoup de questions. Nous avons écouté des tonnes et des tonnes de podcasts d’auteurs intéressants. Nous avons aussi fait beaucoup de recherches pour essayer de trouver des gens qui avaient des discours là-dessus, même si nous nous cantonnons principalement à la recherche francophone – nous sommes globalement de très mauvais anglophones dans le groupe, et lorsque tu veux t’adresser à tout le monde, il faut essayer de trouver des équivalents, des auteurs, etc. La recherche de sources a demandé pas mal de travail et c’était un pari risqué. C’est super encourageant de voir les retours de pas mal de gens qui disent se retrouver dans notre analyse. Je pense qu’on vit tous la même chose, beaucoup de gens reçoivent le présent un peu comme nous et se reconnaissent dans nos propos.

Sur certains passages, il y a des airs légèrement apocalyptiques. Estimez-vous que l’humanité a passé un point de non-retour dans certains domaines ?

Bonne question. Dans certains domaines, oui, mais je pense que c’est compliqué pour moi de te répondre au nom de l’ensemble du quatuor. En tout cas, je pense que sur le plan de la technique, on peut clairement dire qu’il y a quelque chose qui s’est passé avec l’intelligence artificielle. Le sujet de l’IA est allé tellement vite que lorsque nous avons commencé l’album, nous n’en entendions pratiquement pas parler. Maintenant, tout le monde a ce sujet à la bouche. Peut-être qu’il y a beaucoup de fantasmes et il s’avèrera que ce n’était pas un gros changement, mais je ne pense pas. Pour le moment, on a vraiment l’impression d’avoir affaire à un point de non-retour. Dans chaque milieu professionnel, tout le monde est en angoisse, à se demander s’ils auront encore du boulot ou pas à cause de l’IA dans quelques années. Après, sur le plan politique, il y a plein de choses qui se passent, mais ce serait risqué de me lancer dans des prédictions et ce n’est pas du tout mon rôle. Sur la technique, je pense qu’on a passé un cap – on en a passé plein dans l’histoire de l’humanité, mais j’ai l’impression que l’IA en est un. Même si jamais il s’avère que l’IA tombe un peu à l’eau, que c’était du flan et que ça n’aura pas l’impact que ça devrait avoir, je pense qu’on retiendra que l’après-2020, c’était les années de l’IA.

« L’idée de Spotify est de faire de la musique de flux, d’en faire des tonnes, pour réussir à avoir la rémunération que tu aurais normalement avec un album bien fait. On est des esclaves qui se font fouetter pour aller de l’avant et il faut suivre le mouvement, parce que sinon on va être périmés. »

Au vu de ce que tu dis, avec les repères temporels que tu donnes, on a l’impression que l’album était un peu prophétique…

C’est bien si c’est ça. Évidemment, c’est pour ça que nous nous sommes inspirés d’Orwell et de gens comme ça qui sont beaucoup plus calés que nous pour imaginer, à partir de leurs analyses, à quoi va ressembler le futur. Nous avons un peu joué à ce jeu de perspectives avec cet album.

Vous mêlez beaucoup d’époques dans l’album, notamment au niveau des techniques et des sons. Et puis, le communiqué parle du progrès qui s’impose comme au temps de l’Empire romain. S’agissait-il pour vous de montrer que tout ce qui est moderne n’est pas nécessairement mieux ?

Oui, c’est hyper intéressant. Si tu étudies l’histoire de l’humanité et celle de la musique, tu te rends compte qu’il y a les mêmes parallèles à faire tout le long. La technique en général et la technique au service de la musique posent toujours les mêmes questions : est-ce que c’est mieux parce que c’est nouveau ou pas ? Si tu prends l’histoire du rock, ça a commencé quasi en même temps que le début de l’ère industrielle mainstream, où tu n’as pas juste des gens qui peuvent se payer des entreprises d’extraction de charbon, mais où tout le monde a son téléviseur, etc. La musique peut être reproduite à l’infini, on commence le rock grand public grâce à l’électricité, etc. On se retrouve aujourd’hui, on est passé par plein d’époques, avec les années 80 où on avait l’impression que tout ce qui s’était fait avant était vieux et à jeter. Puis les années 90 nous ont montré qu’en fait non, plein d’innovations vendues dans les années 80 comme futuristes allaient mal vieillir et devenir kitsch, il y en a qui ont été tentés de jeter tout ce qui avait été fait dans les années 80. Puis, on en est revenu à dire : « Non, mais en fait… » Par exemple, les synthés Moog étaient révolutionnaires et ça a sa place aujourd’hui. Il y a toujours ce truc de rester sur le fil et de ne pas tout jeter d’un côté ou de l’autre.

Nous avons voulu jouer musicalement avec l’idée que le progrès technique est imposé. C’est-à-dire que nous nous questionnons sur le progrès et utilisons toutes les techniques dans le morceau « Progress / Regress ». Il y a trois grandes parties dans ce morceau. Une qui est enregistrée complètement à l’ancienne, tout sur bande. Une autre de façon moderne. Une dernière de façon ultra moderne où il n’y a même plus d’ampli et uniquement des sons de DI, tout est beaucoup plus froid. Jongler entre les époques était un genre d’exercice de style, mais nous trouvions que ça illustrait bien notre propos. Le progrès technique est clairement imposé dans la vie. Lorsque tu prends – je donne un exemple au hasard – le passage à la 5G, il n’y a pas de débat public, il y a – qu’on soit pour ou contre – des ondes et tout un tas de fantasmes autour de ça, et à un moment on nous dit : « Maintenant, on passe à la 5G. » Il va y avoir de grosses dépenses publiques générées par ça et pas du tout d’ouverture de débat, on nous dit juste que c’est comme ça. A l’époque, c’est le président qui a dit : « Soit on est pour parce que le progrès, c’est bien, soit on est des arriérés. » On ne nous laisse pas le choix.

On voit que c’est pareil en musique, avec Spotify : on ne nous laisse pas le choix. Si tu veux pouvoir continuer à faire de la musique et être là-dedans, tu vas devoir de plus en plus en faire rapidement, le plus possible fait de manière non artisanale, parce que sinon tu ne vas pas être compétitif face à l’IA, donc tu es obligé de t’aligner là-dessus. Le boss de Spotify a dit que si les artistes veulent être mieux payés, il faut qu’ils arrêtent de mettre trois ans à faire un album. L’idée est de faire de la musique de flux, d’en faire des tonnes, pour réussir à avoir ce que tu aurais normalement avec un album bien fait. On est des esclaves qui se font fouetter pour aller de l’avant et il faut suivre le mouvement, parce que sinon on va être périmés. C’est une pression qu’on a tous. L’IA représente bien ça, parce que ça ne touche pas que la musique mais dans plein de corps de métier. Les gens se disent : « Les compétences que j’ai mis quinze ans à acquérir pendant des études ne valent plus rien face à un robot. »

« Notre plateforme de streaming est le live. C’est notre moyen de diffusion principal aujourd’hui. Nous espérons juste que ça va durer, puisque le live se complique aussi. »

Vous rejetez justement les plateformes telles que Spotify et vous vous focalisez sur Bandcamp. Ce dernier a récemment traversé deux rachats, par Epic Games en 2022, puis Songtradr en 2023. On s’oriente donc vers des boîtes à la réputation de plus en plus trouble. Penses-tu que les « oasis » artistiques sont condamnées à se faire écraser par l’appât du gain ?

Franchement, je n’espère pas, mais j’en ai bien peur. Je ne vais pas me lancer dans des paris hasardeux. Actuellement, je sais qu’il y a – je n’ai plus le nom en tête – une initiative d’artistes qui vise à créer une plateforme basée sur le modèle de Bandcamp qui appartiendrait aux artistes, pour justement ne pas être à la merci d’un rachat intempestif et se retrouver du jour où au lendemain avec un changement complet de mode de rémunération et de fonctionnement. Est-ce que ça prendra ? Je ne sais pas du tout. J’aimerais avoir une idée lumineuse qui nous permettrait à tous d’être indépendants, mais je ne sais pas si ça arrivera. Même si ça arrive, je ne sais pas si ça arrivera à tenir face aux géants du streaming. Et puis il faut pouvoir racheter le catalogue aux majors. C’est-à-dire que si tu montes une boîte de streaming aujourd’hui, qu’est-ce que tu vas mettre sur la table pour que les trois grandes majors de disques te cèdent tout leur catalogue ? C’est compliqué.

Penses-tu que dans ce contexte, le live est l’arme de résistance ultime ?

Exactement. Nous avons pour habitude de dire que notre plateforme de streaming est le live. C’est notre moyen de diffusion principal aujourd’hui, puisque sur le numérique, si tu enlèves tout à part Bandcamp, c’est quand même très restreint. Je peux te dire ça à deux cents pour cent. Nous espérons juste que ça va durer, puisque le live se complique aussi. La situation de la musique live devient un petit peu trouble ces derniers temps. On constate qu’il y a des rachats par des énormes boîtes aussi qui font un peu n’importe quoi dans l’industrie de la tournée.

Vous avez publié des vidéos de making-of. Y a-t-il là, entre autres, une démarche de transparence qui fait souvent défaut aux institutions et entreprises que vous critiquez ?

Franchement, nous avons fait ça plus par curiosité que par préméditation, parce que nous ne savions pas ce qui allait en sortir. Comme tu dis, il y avait ce souci de transparence même pour nous, en nous demandant à quoi ça ressemble, nous quatre, qui faisons un album. Et puis, nous nous sommes dit que ça pouvait peut-être intéresser des gens, parce que nous sommes nous-mêmes toujours curieux de savoir ce qu’il y a eu derrière le rideau, ce qui s’est passé, vis-à-vis des groupes que nous aimons. Mais pour le coup, ce n’est pas comme lorsqu’il y a des interrogations sur le propos musical, que nous faisons un parallèle, etc. Nous n’avions pas anticipé ça.

Vous intéressez-vous – pour vos outils artistiques ou dans votre vie personnelle – aux logiciels libres et aux alternatives permettant de s’affranchir un peu des géants de la tech ?

Pas plus que ça. Peut-être certains des gars plus que moi – je suis une énorme bille en informatique, je n’y comprends rien et ça m’angoisse. J’ai uniquement le moteur de recherche Brave pour éviter les pubs sur YouTube, mais mes compétences en informatique s’arrêtent là [rires]. Vu que je n’ai pas Spotify, ni Apple Music, ni rien, je suis sur YouTube sans pub – heureusement, tant que c’est encore possible. À part ça, je n’y connais vraiment que dalle.

Est-ce un défi de transmettre un message, surtout politique, sans paroles à part de rares samples ? En dehors de sa conclusion, cet album offre quand même un fort niveau d’abstraction.

Carrément. C’est un gros défi et nous le savions dès le début. Lorsque nous parlons des questions politiques ou de choses comme ça, tu peux te dire que ça fait beaucoup d’analyse pour peu de messages concrets. En sachant ça, nous avions envie de nous questionner dans le moindre détail sur le propos, pour qu’à la fin, la musique évoque les choses de manière forte et que ça fasse l’unanimité. Avec les musiques de films et la culture mainstream, on a tous les mêmes images qui viennent en tête à l’évocation des sons. Comme tu dis, c’est un défi, mais je crois que c’est possible de parler concrètement aux gens uniquement avec des sons. En plus, ça permet de passer les frontières de langage facilement. Il y a des francophones et des anglophones qui vont comprendre de la même façon des morceaux dans lesquels il n’y a pas de mots. Bien sûr, après, nous avons fait des recherches de citations pour quand même donner des pistes de réflexion aux gens dans le livret et pouvoir faire en sorte qu’ils puissent se raccrocher au cheminement intellectuel que nous avons effectué durant la création de l’album.

« Avec les musiques de films et la culture mainstream, on a tous les mêmes images qui viennent en tête à l’évocation des sons. C’est un défi, mais je crois que c’est possible de parler concrètement aux gens uniquement avec des sons. »

Les oppositions jouent un rôle primordial dans cet album, jusque dans certains titres de morceaux. Est-ce le miroir de la manière dont la société se morcelle en clans qui, chacun, considèrent les autres comme des « ennemis » ou des « traîtres » ?

Le constat du clivage sociétal est une réflexion qui nous a également pas mal animés pendant la création de l’album. Aujourd’hui, tu as l’impression que tu es soit pro-chasseur, soit pro-vegan ; soit citadin, soit rural ; soit anti-, soit pro-vax ; soit woke, soit tu tiens aux traditions. À chaque fois, il n’y a pas de place pour autre chose. Tu n’as pas le droit d’avoir un troisième avis. C’est une chose qu’on constate de plus en plus depuis que tous les médias et les maisons d’édition ont été rachetés par des milliardaires. On sait que le but est de diviser pour mieux régner. Il n’empêche que ce constat se fait partout. Il y a un an et demi, nous avons pas mal tourné avec M83. Nous faisons partie du backing band. Nous avons fait les États-Unis dans tous les sens, mais aussi l’Angleterre. Nous voyons que ce sont des sociétés qui sont autant clivées, voire plus que nous. Pourtant, on a quand même LCI et CNEWS chez nous. Il fallait le faire. Franchement, les Anglais et les Américains se foutent sur la gueule à longueur de journée. Ils ont tous l’impression que leur voisin veut détruire leur propre civilisation. C’est un peu cauchemardesque. Les réseaux sociaux y sont évidemment pour beaucoup aussi. Voilà où on en est. Ça crée une espèce d’angoisse de fond dans nos sociétés. Ça fait partie des choses qui nous ont inspirés dans cet album.

Comment peut-on faire pour lutter pour ses convictions sans accroître ce phénomène ?

Je pense que c’est super dur aujourd’hui d’avoir un avis personnel et de le tenir publiquement. Encore une fois, les réseaux sociaux provoquent un gros bordel là-dedans. Je pense que ça dépend des sujets. C’est au cas par cas. Dans tous les cas, je pense que c’est important aujourd’hui d’essayer de rassembler, quel que soit son avis sur n’importe quel sujet. Avec ce clivage permanent, beaucoup de dégâts ont récemment été faits dans nos sociétés. Tout ce qui clive aujourd’hui met de l’huile sur le feu.

Penses-tu que cet album peut justement permettre de rassembler un peu les gens ?

[Rires] Je ne sais pas. J’aimerais, mais ça me fait penser que nous avons eu des avis – surtout d’Américains – sur des sites spécialisés de geeks qui notent toutes les sorties d’albums qui disaient : « Super album, mais je suis obligé de lui mettre une note de merde parce que c’est trop woke pour moi », des choses dans ce genre, alors même que nous n’avons pas dit grand-chose – il y a deux samples de voix dans tout l’album ! Peut-être que nous clivons plus que nous l’aurions voulu. Après, l’exemple que je te donne, c’était aux États-Unis et je pense qu’en ce moment, ils sont tous un peu… Je ne sais pas, je me mets à la place de quelqu’un qui a voté Trump : tu as quatre ans pour essayer de faire changer les choses, tu sais que tout le monde va se liguer contre toi, il y a moyen de devenir parano. J’imagine que c’est un des commentaires de parano qui se disent : « Tous ceux qui ne pensent pas comme moi en ce moment sont contre moi. » Je ne suis pas là-bas pour pouvoir jauger le climat actuel, mais ça a l’air tendu.

Les conflictualités qu’on retrouve dans l’album – notamment entre organique et électrique – et la tension associée font-elles partie de votre vision de ce que doit être l’art ?

Non. Ça ne fait aucunement partie de notre vision de ce que doit être l’art. En revanche, ça fait partie de notre vision du monde actuel. Je pense que l’art est plus libre que ça. Pour nous, ça collait au propos de l’album. Dans notre premier album, il y a beaucoup moins cette fracture et ce choc entre l’électrique, l’acoustique, la violence et les moments calmes. Je pense simplement que cet album-là parlait de sujets qui nécessitaient d’être abordés comme ça.

« On dit que le temps c’est de l’argent, et aujourd’hui, Meta se rémunère en prenant ton temps. Tout l’argent qui est perdu en perdant du temps, c’est de l’argent qui est sorti des capitaux de Zuckerberg. Ça, c’est déjà pas mal, mais en plus, je pense que c’est bon pour la santé mentale. »

Que ce soit dans le communiqué ou dans un récent EP, une chose revient fréquemment : c’est le droit à perdre du temps. En quoi est-ce important pour vous et comment ça se matérialise dans votre musique – si ça se matérialise d’une manière ?

L’EP d’il y a deux ans est cent pour cent ambient. C’est clairement quelque chose qui prend le temps. Nous l’avions vraiment fait cent pour cent par envie. Nous n’étions pas à un moment où nous avions spécialement du temps à passer là-dessus. Nous avons justement perdu du temps en faisant cet EP. On dit que le temps c’est de l’argent, et aujourd’hui, Meta se rémunère en prenant ton temps. On te prend donc des minutes de vie, ça coûte de l’argent. Perdre du temps c’est juste jeter de l’argent par les fenêtres. Tout l’argent qui est perdu en perdant du temps, c’est de l’argent qui est sorti des capitaux de Zuckerberg. Ça, c’est déjà pas mal, mais en plus, je pense que c’est bon pour la santé mentale.

À l’époque de cet EP, vous disiez que c’était l’occasion pour vous de vous arrêter, de méditer et de prendre du recul. Est-ce ce qui vous a permis d’avoir autant d’énergie dans le nouvel album ?

Peut-être. Il y a eu pas mal de temps entre le premier et le deuxième album. C’est vrai que tout ce temps-là nous a permis de prendre beaucoup de recul, de préciser ce que nous avions envie de faire et surtout de tester les choses. Nous avons pris le temps d’essayer beaucoup de choses. Je pense que sans les quatre ans entre les deux albums, celui-ci ne serait pas ce qu’il est. Il serait forcément différent.

Entre l’orgue et certains chœurs ou arrangements, l’album n’est pas exempt d’aspects que l’on pourrait rattacher à la religion, qui est aussi bien un moyen, justement, de marquer des temps de pause et de se ressourcer, parfois aussi un opposant au progrès, et enfin un outil pour asseoir une forme d’autorité, voire un pouvoir oppressif. La présence de tels aspects dans l’album est-elle un hasard ?

Un petit peu. Je ne vais pas m’exprimer sur notre point de vue sur la religion, parce que nous sommes quatre personnes qui ne croient pas forcément les mêmes choses, mais c’est clair que ça évoque les mêmes choses pour nous. Il y a, par exemple, une sorte de passage de chant grégorien dans l’album. Déjà, c’est un album qui a été enregistré dans une église – pas du tout pour des raisons de religiosité, mais parce que l’acoustique y est juste incroyable et que nous avions fait une vidéo live dans cette église il y a trois ou quatre ans, et les retours étaient positifs. Même nous, nous étions pris une gifle sur l’acoustique du lieu. Nous nous sommes dit : « Pourquoi ne pas y revenir et faire tout l’album dedans ? » Ça nous permettait d’avoir l’orgue à dispo en plus. L’orgue est juste là parce que… c’est un orgue [rires]. C’est l’instrument le plus incroyable de l’histoire de l’humanité. Le clavier et la caisse de résonance, c’est toute la salle. Ton instrument est finalement une pièce gigantesque, et avec ça, il y a quelque chose que tu peux faire que tu ne pourras pas faire avec ce qu’on a aujourd’hui et les avancées technologiques actuelles. Même la technique ne permet pas ça, elle a besoin d’espace et de choses qui prennent du temps à construire. C’est un instrument que nous adorons.

Par rapport au temps qui est perdu, dans l’album, le moment où nous avons fait des chœurs, nous l’avons réalisé parce que comme nous étions dans l’église, ça permettait d’avoir cette évocation. Comme je te disais, quiconque entend ça va avoir des images en tête, même s’il ne parle pas français ou anglais. Avec la réverb de l’église, ça évoque tout de suite un chant religieux, même si ce n’est pas le cas. L’idée de ce chant était de se dire qu’on sort d’un passage super noise, très angoissant, et d’un coup, on se retrouve avec zéro machine et juste des gens qui chantent avec un micro d’ensemble et se retrouvent entre eux. Il y a ce contraste avec le son des machines, on se réhumanise et on fait quelque chose qui prend le temps. Il n’y a pas de rythmique, pas un petit glitch ou un son de synthé qui va te stresser derrière, et tu ne sais pas combien de temps ça dure parce que tu n’as aucun repère de tempo. Tu prends le temps juste d’écouter des gens sans aucun instrument.

Il me semble que ce chœur, c’est principalement vous quatre, non ?

Quelques copains nous ont aidés. Si je ne dis pas de bêtises, nous étions cinq au moment de la prise. Nous étions trois du groupe et deux copains en plus. Clément [Libes], notre bassiste, a écrit l’arrangement de voix et nous avons enregistré ça un après-midi dans l’église.

« Pour ce qui est de l’art, la recherche de la perfection est, selon moi, une obligation, sinon ce n’est pas vraiment la peine, mais en même temps, tu sais que c’est un combat perdu d’avance. L’art bien fait doit prendre énormément de temps pour viser l’impossible, viser la perfection qu’on ne peut pas atteindre. »

Le communiqué critique « ceux qui croient que l’horizon est la perfection ». Le droit à l’imperfection semble important à vos yeux. Comment trouver un équilibre entre le perfectionnisme et l’insouciance totale ? Je suppose que vous n’enregistrez pas non plus « à l’arrache ».

Oui. Pour ce qui est de l’art, la recherche de la perfection est, selon moi, une obligation, sinon ce n’est pas vraiment la peine, mais en même temps, tu sais que c’est un combat perdu d’avance. Il y a plein de domaines de la vie où on ne va pas se prendre la tête avec la perfection, il faut juste être efficace, mais dans l’art, c’est justement ça qui est bien. C’est pour ça que, pour moi, le modèle de Spotify ne tient pas la route : l’art bien fait doit prendre énormément de temps pour viser l’impossible, viser la perfection qu’on ne peut pas atteindre. Ça ne peut pas être fait vite fait à l’arrache ou de manière répétitive. Il faut donc prendre ce temps-là et essayer de viser ça. C’est vrai que nous sommes très perfectionnistes dans Bruit ≤ lorsque nous faisons les choses. C’est aussi pour ça que nous avons mis un petit peu de temps à faire cet album. L’idée n’est pas de nous dire que nous allons va faire un chef-d’œuvre et puis c’est tout, parce que nous savons que nous ne le ferons pas, mais plutôt d’essayer de faire de notre mieux, de façon à être convaincus que nous ne pouvions pas faire mieux au moment où nous avons enregistré l’album. Lorsque nous réécoutons ce que nous avions déjà sorti avant avec Bruit ≤, nous savons qu’il y a des choses que nous ferions mieux aujourd’hui, mais nous savons aussi qu’au moment où nous l’avons fait, nous ne pouvions pas faire mieux. Nous avions fait notre maximum. C’est juste ça notre ambition. Sur cette ligne de mire, il y a la perfection tout au bout que nous n’atteindrons jamais, mais nous faisons comme si nous avions une chance de l’atteindre pour faire au mieux.

Vous avez plusieurs passages avec des sonorités assez noise. Penses-tu qu’il soit vital de ne pas toujours être « aimable » avec l’auditeur, et que ce sont des concessions qui différencient un peu l’homme de la machine ?

Je pense que ce qui compte, c’est le propos. Nous avons écrit cet album en ayant déjà des envies de sujets à aborder et je pense que si nous avions eu peur de faire mal au cerveau de l’auditeur, nous aurions moins bien parlé de ces sujets-là. Il y a des moments où pour parler de ce dont nous souhaitons parler, nous ne pouvons pas le dire poliment, juste avec des jolis sons. Par conséquent, nous avons fait ce choix-là. En revanche, il est vrai que sur la globalité de l’album, ça a toujours été hors de question pour nous de faire un album cent pour cent noise, parce que ça nous emmerde – nous les premiers – d’être mis à contribution sur quarante minutes d’écoute, d’être tout le temps dans le dur et d’aborder une seule émotion. Je pense que lorsque tu abordes un sujet comme ça, il y a un équilibre à trouver entre des moments où tu t’en prends plein la gueule et des moments où tu vas pouvoir digérer ça, en ayant quand même un équilibre pour ne pas massacrer l’auditeur sans aucun tact. En tout cas, personnellement, les albums comme ça me fatiguent.

Cet équilibre dont tu parles donne un peu une impression de chaos millimétré et de complexité sur l’album, que ce soit pour la composition ou pour l’interprétation. Est-ce juste une impression ou est-ce vraiment très complexe ?

Je pense que ce qui peut donner aussi une impression de complexité, c’est toute la réflexion autour des sujets qui font le fond de l’album, mais musicalement, lorsque nous nous sommes mis autour de la table, les choses arrivaient plutôt de manière fluide à chaque moment de composition. Nous ne nous sommes pas spécialement fait des nœuds au cerveau. Il y avait beaucoup de boulot, il y a pas mal d’arrangements, des moments où il a fallu faire des choix harmoniques, nous avons essayé plein de choses, nous en avons discuté, etc. Ce n’était pas un jam, une impro, et c’est fini, mais si cet album est perçu comme quelque chose d’intellectuel, je pense que ça vient peut-être plus du fond que de la forme.

« Ce qui compte, c’est le propos. Si nous avions eu peur de faire mal au cerveau de l’auditeur, nous aurions moins bien parlé de ces sujets-là. Il y a des moments où pour parler de ce dont nous souhaitons parler, nous ne pouvons pas le dire poliment, juste avec des jolis sons. »

Ce sont des compositions assez particulières, que ce soit par leur longueur ou leur structure. Faites-vous appel à des méthodes spécifiques en la matière ? A quel point est-ce spontané ou intellectualisé ?

La méthode, c’est que la plus grande partie de la composition est faite derrière l’ordinateur. Pour autant, je vois ça de manière spontanée parce que je pense que le clivage musique écrite et musique improvisée est un petit peu old school. Aujourd’hui, on est arrivés à une période de l’histoire de la musique où la plupart d’entre nous évoluons juste dans des sous-genres et des sortes de niches. Les choses ont tellement avancé qu’on se retrouve tous confrontés à une situation où tu es dans une niche où tout a un peu été fait et si tu essaies d’innover, tu es vraiment obligé d’y réfléchir. Pour moi, on ne peut pas jouer de la musique de niche aujourd’hui en ne faisant que de l’improvisation. Ça demande une réflexion, de se dire : « Bon, on fait quoi ? Quel est le concept derrière ? » Et pas juste : « Je vais faire les notes qui viennent », autrement on risque de tourner autour de choses qui ont déjà été faites. Nous composions comme ça au début du projet, nous faisions des impros, et nous nous sommes vite rendu compte que nous faisions des espèces de collages de toutes nos influences qui n’avaient pas spécialement de logique.

C’est donc quand même une grande part de musique écrite à l’ordinateur, mais pour autant, c’est quand même très spontané. Nous discutons et nous nous disons : « Là, je verrais bien ça. » C’est un petit peu comme faire de l’impro, mais ça nous permet de le décrire avant pour partir dans la bonne direction. C’est peut-être un peu abstrait dit comme ça, mais ce n’est pas du jus de cerveau. C’est vraiment des discussions. Ce que nous faisons souvent, c’est que nous avons un ordinateur, les instruments branchés et nous nous proposons des choses. C’est un peu comme un mix entre les deux. Tu vas pouvoir proposer des plans comme si tu les improvisais, mais tu vas aussi pouvoir en discuter et dire où tu veux aller avec et pourquoi tu fais ça. Je pense que ça nous aide à ne pas trop tourner en rond dans les propositions.

Dans le making-of, il y un moment amusant : un de vous parle d’« avoir les bonnes idées débiles au bon moment ».

Je crois que c’est moi qui ai dit ça [rires]. Il y a eu pas mal de trucs un peu débiles, du genre : « Et si nous faisions un morceau avec de l’orgue ? » À l’époque, c’était pour le premier album, alors nous avons sorti une VST d’orgue dans l’ordinateur, nous en avons fait quelque chose, mais sans savoir où nous allions. Ensuite, vu que nous avions de l’orgue, nous nous sommes dit que peut-être nous devrions l’enregistrer dans un endroit où il y a un vrai orgue. Nous nous sommes donc retrouvés dans une église à faire ça. De fil en aiguille, avec ce genre d’idées peu réalistes, nous nous retrouvons à faire des choses que nous ne pensions vraiment pas faire et qui font un petit peu l’identité du groupe au fil du temps. Sur le nouvel album, c’était : « Et si nous faisions une vidéo live sous la terre ? » Nous avons donc visité une grotte et fait plein de trucs encore bien débiles qui nous ont pris du temps et de l’énergie. Nous avons fini dans le tunnel du métro en construction, à trente mètres sous terre. Ça, c’est une idée bien débile aussi, mais c’est ce qui fait aussi, selon moi, la particularité de ce groupe.

Petit aparté au niveau de l’orgue : il y a Anna von Hausswolff qui fait des choses très sympas avec cet instrument.

Nous adorons. Nous avons joué avec elle une fois à Porto. C’était juste après sa tournée des cathédrales – que j’aurais bien aimé voir, elle n’était pas passée chez nous à l’époque. Nous l’avions vue en groupe sur un format plus classique, mais nous adorons son album d’orgue.

« La plus grande partie de la composition est faite derrière l’ordinateur. Pour autant, je vois ça de manière spontanée parce que je pense que le clivage musique écrite et musique improvisée est un petit peu old school. »

Concernant cette fameuse vidéo sous terre, c’est surprenant de vous voir remercier une entreprise comme Bouygues Construction. Y avait-il une signification derrière cette démarche de jouer dans un chantier ? Peut-être la mise en scène d’une forme de progrès ?

Carrément. Et là, nous nous sommes vraiment confrontés à l’industrie sous sa forme la plus moderne. Je ne sais plus vraiment d’où partait l’idée de jouer sous terre, mais comme je te disais, nous avons visité une grotte. C’est compliqué de trouver des lieux. Comme nous avions fait une vidéo dans une église pour le premier album, nous nous étions dit : « Visuellement, qu’est-ce qui va être mieux ? » Il ne suffit pas de jouer n’importe où pour que ça soit aussi beau. Nous avons donc beaucoup réfléchi. Nous avions visité cette grotte-là, qui était magnifique, mais c’était juste ingérable techniquement. Nous avons un ami qui nous avait permis d’enregistrer dans l’église, qui est en lien avec les services culturels de la mairie à Toulouse. Nous en avons parlé, et de fil en aiguille, nous nous sommes retrouvés avec cette proposition dans le métro. C’est hyper cool de la part des services culturels de la mairie de nous proposer ça. Nous étions là : « Il faut voir, visiter et regarder si c’est techniquement faisable », mais si c’était faisable, ça collait au propos.

Le monde n’est pas tout noir et tout blanc. Nous nous sommes retrouvés à discuter technique avec des gens de Bouygues, mais aussi de Tisséo, qui gère le métro à Toulouse, et de la mairie. A un moment, tout le monde s’est mis d’accord pour faire ça. Nous avons juste eu affaire à des humains, et pas au big boss de telle ou telle structure. Malgré le propos de l’album, tout le monde s’est aligné là-dessus de fil en aiguille. Après, je n’ai pas plus d’avis sur ça, parce que je ne connais même pas les gens à qui nous avons eu affaire. Nous avons mis en place ce truc-là, nous étions une grosse équipe et tout le monde était motivé par, encore une fois, le fait que c’était une idée débile. Les gens qui ne font pas la même chose dans la vie, qui ne se connaissent pas et qui bossent dans des milieux différents se sont tous dit : « On va faire exister cette idée. »

Est-ce que l’intensité qu’on ressent dans cette vidéo vient de l’isolation du lieu ?

Oui, carrément. Lorsque tu es là-dedans, c’est visuellement impressionnant. Il a fallu descendre tout le matériel avec la grue du chantier, parce qu’il y avait juste un échafaudage où il fallait être un par rampe, vu la fragilité des structures. C’est assez vertigineux. Dans la salle où nous avons filmé, il y a un plafond super haut. Au-dessus, il y a encore un autre étage souterrain avant d’être au niveau du sol. C’était assez profond. De chaque côté, il y a le tunnel du métro qui est creusé, mais qui est encore vide. Les volumes étaient assez phénoménaux. Il y avait aussi le froid. Nous étions fin janvier, il a plu toute la journée et il y avait quand même une ouverture vers le jour. Nous avions de l’eau sous nos pieds. Peut-être que c’est bien et que ce côté un peu austère des conditions se ressent dans la vidéo. En tout cas, le jour des prises était inspirant.

L’album comporte souvent de nombreuses couches, et vous êtes grosso modo tous multi-instrumentistes. Vous imposez-vous des limites pour éviter la surenchère ou pour permettre des prestations live sans trop de bandes préenregistrées ? Ou composez-vous au contraire à l’instinct, sans restriction de ce type ?

C’est sûr que c’est une question qui se pose avant de se lancer dans un album. Nous ne nous étions pas posé de contraintes pour le premier. Nous l’avons fait en nous disant : « On fait ce qu’on veut, on met autant d’arrangements qu’on veut et on verra ce que ça donne. » Au final, deux morceaux sur quatre n’étaient pas faisables en live. Concernant l’album qui vient de sortir, nous nous étions vraiment posé cette question. Dès le début, c’était l’inverse, nous nous étions dit que nous allions nous faire plaisir et arranger les choses comme nous le voulons, mais en faisant en sorte d’avoir toujours un noyau dur des compositions qui soient basées sur notre quatuor – guitare, basse, batterie, violoncelle – pour ne pas nous retrouver bloqués en live. On nous demande souvent de jouer certains morceaux du premier album et à chaque fois nous disons : « Ce n’est pas possible, il faudrait qu’on soit vingt-cinq sur scène », ou alors tout serait un sample et pour une prestation en live, ce serait dommage. Nous n’avons pas envie de faire quelque chose où tout est dans l’ordinateur. Il faut que ça reste un minimum vivant. Donc là, nous avons basé les compositions principalement autour du quatuor. Il y a peut-être un peu plus ce côté rock. Je n’ai pas le recul pour me rendre compte si ça se perçoit directement, mais en tout cas, en composant, c’était ça. Nous jouerons d’ailleurs tout l’album sur la tournée qui arrive.

« Il n’y a pas d’artiste indépendant. Ça n’existe pas. Soit l’artiste dépend d’une major, soit il se dit indépendant, mais il est finalement dépendant de sa fanbase. A la fois, tu fais de la musique pour la faire écouter, si le public décide que ce n’est pas intéressant, c’est tout à fait normal que ça s’arrête. »

Comment en êtes-vous arrivés à maîtriser un tel éventail d’instruments et d’outils ? Est-ce que ça découle d’un certain parcours ? Était-ce une nécessité pour répondre à vos ambitions ? Était-ce juste une passion et une curiosité qui vous poussent à apprendre des nouvelles choses ?

Je pense que c’est un peu tout ça. Nous sommes tous très curieux, nous aimons bien la musique en général, nous écoutons plein de styles différents et nous aimons bien jouer plein de choses. Nous avons un parcours qui fait que nous avons tous joué dans des groupes de styles différents avant, donc nous avons touché à plein de choses. Nous avons également la chance d’avoir un membre du groupe qui est aussi notre producteur – peu de groupes ont cette aubaine. C’est un petit peu comme si nous tournions avec notre ingé son de studio. Lorsque nous sommes en studio, nous avons tous les synthés à disposition, quelqu’un qui maîtrise tous les outils numériques et ça nous permet d’avoir moins de limites.

Comme tu l’as mentionné, vous avez été le backing band du groupe M83. Sur quels plans cette expérience vous a le plus appris, inspirés ou ressourcés ?

Au niveau des tournées, lorsque tu es dans des grands festivals et que tous les soirs tu vois plein d’artistes qui ont beaucoup d’expérience… Nous n’avons jamais assisté à autant de concerts de notre vie que cette année-là. Ça donne plein d’idées, ça attise notre curiosité à fond et ça donne envie d’essayer plein de choses. Nous nous sommes retrouvés, à la sortie de cette tournée, avec beaucoup d’envies, plein de choses que nous voulions essayer. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait en participant à un remix de M83, « Radar, Far, Gone », à la fin de la tournée. Nous nous sommes retrouvés en studio tous les quatre pour refaire un morceau de A à Z avec une carte blanche. Nous avons mis plein d’idées en nous disant que si ça marche, nous nous en servirons pour l’album après.

Il est intéressant de constater des similitudes entre vos styles, alors que, sur le papier, vous faites de la musique qui n’appartient pas au même genre.

M83 est un groupe qui existe depuis longtemps et qui est passé par plein de phases stylistiques différentes. Il y a des albums avec lesquels nous nous sentons plus ou moins proches, mais le début de M83 est tout de même très rock. Il y a un côté électronique et, en même temps, un autre très Mogwai, post, rock et expérimental. Il y a des éléments sur lesquelles nous nous rejoignons. Je pense que c’est aussi pour ça qu’il a fait appel à nous. Il y a aussi ce côté un peu musique de film avec des crescendos, qui nous parle à tous.

La musique de M83 peut paraître relativement festive par rapport à la vôtre. Concevez-vous que votre musique puisse être perçue comme déprimante ou troublante ? Est-ce une nécessité pour porter un message fort ?

Je dirais que ce n’est pas forcément une nécessité. Le truc, c’est que je n’ai pas le recul pour me dire si cet album est déprimant ou non. Je n’en sais rien. En plus, les gens le prennent tous différemment. Ça m’a parfois surpris. Il y en a qui nous ont dit que cet album est dur et vraiment sombre, alors que nous avions l’impression d’avoir mis pas mal de positifs dedans. Je pense que c’est un peu personnel. En tout cas, nous ne nous fixons pas cet objectif ; je pense qu’on peut faire passer un message sans mettre les gens en dépression.

« Lorsque tu te prends quarante minutes d’instrumental en ne sachant pas trop qui joue quoi, ça peut être indigeste. La vidéo live est donc une sorte de mode d’emploi qui retrace la manière dont cette musique est faite. »

Il y a cette fin avec le « it depends on you » d’Orwell : c’est ce que j’appelle une bouteille à la mer lancée aux auditeurs. Il y a une forme d’espoir là-dedans.

Ça, c’est pareil. C’est à double tranchant parce qu’il y en a qui le prennent comme : « Attention, si vous ne vous bougez pas… » Ce qui est marrant, c’est que chacun le prend différemment. J’en profite pour dire que nous n’avons voulu mettre la pression à personne et montrer personne du doigt spécialement, parce que c’est quelque chose que nous nous prenons aussi. Nous trouvions surtout intéressant de donner la parole au maître de la dystopie pour structurer l’album.

J’ai vu que vous repreniez cette expression, lorsque vous expliquiez que vous n’étiez pas sur Spotify, etc., pour dire que votre destin est un peu entre les mains des fans.

Exactement. Ce que tu dis est vrai. Je pense qu’il n’y a pas d’artiste indépendant. Ça n’existe pas. Lorsqu’on dit artiste indépendant, c’est artiste indépendant des majors. Soit l’artiste dépend d’une major – qui peut couper le robinet à tout moment, il n’est donc pas indépendant –, soit il se dit indépendant, mais il est finalement dépendant de sa fanbase. Par exemple, sans les gens qui achètent des vinyles et qui viennent au concert, Bruit ≤ n’existerait déjà plus. Nous ne sommes pas sur une plateforme de streaming, donc ça dépend uniquement des gens. Nous sommes là en train d’essayer de faire passer un message. Si nous continuons de faire passer ce message-là, c’est parce qu’il y a des gens qui s’intéressent et qui nous soutiennent. Si le message ne parle à personne, qu’on ferme le robinet, nous ne pouvons plus faire passer ce message, nous ne pourrons plus nous le permettre. Faire de la musique coûte plus d’argent que ça en rapporte. Le monopole de l’industrie fait qu’il y a de moins en moins d’argent pour les artistes hors major et hors des circuits de la grande industrie. Nous dépendons par conséquent à deux cents pour cent des gens. L’avenir de ce projet dépend de notre public. A la fois, tu fais de la musique pour la faire écouter, si le public décide que ce n’est pas intéressant, c’est tout à fait normal que ça s’arrête.

En parallèle, vous semblez très à l’écoute des commentaires, notamment ceux laissés sur YouTube. Les potentielles réactions des fans ont-elles une influence sur vos compositions ?

C’est une bonne question. Si nous faisons ça, c’est surtout parce que, vu que nous sommes uniquement sur Bandcamp, le seul endroit où nous allons pouvoir un peu retrouver les gens, c’est sur YouTube. YouTube ne vaut clairement pas mieux que Spotify. Par contre, ça nous permet de mettre des contenus vidéo. Notre moyen de diffuser notre musique, c’est le live, donc, lorsque nous sortons un album, la vidéo live est une sorte de mode d’emploi. Lorsque tu te prends quarante minutes d’instrumental en ne sachant pas trop qui joue quoi, ça peut être indigeste. Avec la vidéo, tu as d’un coup un manuel qui retrace la manière dont cette musique est faite. Souvent, les gens en profitent pour, des fois, juste dire merci ou nous encourager. Nous trouvons que c’est cool de pouvoir aller vers les gens à ce moment-là – surtout que nous ne sommes pas du tout en tournée en ce moment, que ça va faire presque trois ans que Bruit ≤ n’a pas joué et que nous avons hâte de rencontrer les gens en vrai. YouTube est un petit peu l’un des rares endroits où nous allons pouvoir être en contact avec le public. Ça fait toujours plaisir de pouvoir discuter avec les gens en temps réel, surtout lorsque tu es au moment d’une sortie d’album et que tu doutes de tout.

Pour revenir à la question, je pense que ça nous influence dans la mesure où nous sommes nous-mêmes du public. Nous essayons de nous laisser libres et de ne pas nous mettre la pression avec ça, mais je suis moi-même fan de plein de groupes et il n’y a rien de pire qu’un groupe qui fait quelque chose de génial, qui a du succès pour ça et qui dit : « Nous n’allons plus jamais le faire », c’est très frustrant. Beaucoup d’artistes se débattent avec l’image qu’ont les gens d’eux et ont l’impression qu’on veut les enfermer dans quelque chose. Nous n’avons pas envie de faire les choses uniquement par rapport aux gens, mais nous n’avons pas non plus envie de les frustrer. Je pense que, pour nous, l’idée est plus de cerner l’identité du projet. Lorsque tu n’as fait qu’un album, c’est un peu compliqué de te dire : « Bruit ≤, c’est ça. » Nous essayons de toujours préciser la définition de ce projet pour rester dedans et pas juste aller dans : « Les gens ont vachement aimé ce morceau, on ne fera plus que ça. » Ou alors : « Ils n’ont pas aimé ça, on ne le fera plus. » Par exemple, nous avons vu une critique de quelqu’un qui a dit qu’il n’aimait pas le passage ambient dans l’album… Nous ne nous prenons pas la tête avec ça.

« Beaucoup d’artistes se débattent avec l’image qu’ont les gens d’eux et ont l’impression qu’on veut les enfermer dans quelque chose. Nous n’avons pas envie de faire les choses uniquement par rapport aux gens, mais nous n’avons pas non plus envie de les frustrer. »

J’avoue ne pas être parvenu à trouver la source des samples de « Data », mais ça ressemble à du Zuckerberg, non ? Il semble que sa tête un peu modélisée apparaît dans la vidéo.

Exactement. C’est un sample de Zuckerberg – en réalité, dix-huit mille samples. Ça a donc été des heures et des heures d’interview de Zuckerberg. L’idée était de prendre juste des moments où il parle de nombre d’abonnés, de chiffre d’affaires, de choses comme ça, de les découper et de les coller. J’ai dû me taper des heures d’interview de lui – j’ai adoré ma semaine ! Ensuite, c’est Clément, notre bassiste, qui s’est aussi tapé un temps faramineux à prendre tous ces trucs-là et isoler les passages, les coller entre eux pour que ça aille rythmiquement dans le morceau. C’est plein de vidéoconférences de Zuckerberg – ça doit aller de 2005 à aujourd’hui. Je sais qu’il y avait la vidéo du lancement de Meta, où il y avait tous les moments où il parle du futur. Ça a été un gros travail de montage. Pour le coup, ce n’était vraiment pas une partie de plaisir.

La désinformation est aujourd’hui industrialisée, entraînant une confusion entre le bien et le mal. Penses-tu qu’il y ait un « plus petit dénominateur commun », comme une « boussole », pour distinguer le bien du mal d’une manière indépendante des cultures et des sociétés ? Ou est-ce une quête vaine ?

Je pense que ce n’est pas du tout vain parce que, de toute façon, même si jamais on n’arrivait pas à changer les choses, il faut au moins pouvoir les ralentir. Dans tous les cas, ce n’est pas du temps perdu. Je pense que c’est ce fameux soi-disant progrès technique, qui était censé toujours rendre le monde meilleur, qui fait qu’on a donné aux milliardaires des outils pour pouvoir manipuler les masses. Ça va être compliqué de leur confisquer ces outils aujourd’hui. Ce que tu disais par rapport à la désinformation est un bon exemple, mais on a l’impression d’avoir des chaînes de polémiques en continu avec des spécialistes sortis du chapeau tous les jours qui nous expliquent ce qu’il faudrait penser et qui est notre ennemi. Ça change régulièrement et il faudrait suivre ça… Le problème, c’est que les États – en France et ailleurs – ont permis à des fortunes privées de s’accaparer la parole publique. À moins de revenir là-dessus, je ne vois pas trop comment on peut rétablir un semblant de vérité.

Les réseaux sociaux y sont pour beaucoup dans ce bordel. Il y aurait moyen de légiférer là-dessus, mais on voit que ça ne fait pas partie du tout du projet de nos dirigeants. Aujourd’hui, personne n’est capable de faire payer ses impôts à n’importe lequel des GAFAM. Par contre, pendant le mouvement des gilets jaunes, Zuckerberg est reçu à l’Élysée pour pouvoir faire le ménage sur les groupes privés Facebook où les gens se donnent rendez-vous pour les manifestations, etc. Lorsqu’ils veulent faire en sorte que même Internet devienne super sécurisé, ils peuvent. En revanche, nettoyer la parole publique de l’influence de polémistes, ils ne le font pas. C’est une question de confiscation. La parole publique a été confisquée et maintenant, il faudrait la reprendre et, franchement, je ne vois pas trop comment. Il y a beaucoup de médias indépendants qui s’organisent. Heureusement qu’il y a ça. Je ne sais pas si ça pèse au point d’être un contre-pouvoir aujourd’hui, mais j’ai quand même l’impression qu’il y en a de plus en plus, que cette confiscation de la parole publique a décrédibilisé les anciens grands médias et que de plus en plus de gens se tournent vers des médias alternatifs.

Malheureusement, il y a aussi des choses complotistes bizarroïdes dans les médias alternatifs.

Exactement. C’est une espèce de crise de confiance dans les médias qui étaient censés détenir la vérité et qui aujourd’hui se font manipuler. Les gens vont avoir tendance à se jeter dans n’importe quelle contre-info pour essayer de rétablir ça. Ça fausse complètement l’échelle de valeur de ce qui est vrai ou pas. Je n’ai pas la recette pour rétablir la vérité dans la parole publique. Pour moi, ça commence déjà par être moins clivé. Nous nous adressons aux gens en faisant quarante minutes de musique et, derrière, il y a des heures et des heures de recherches sur le fond pour essayer de ne pas dire n’importe quoi sur le plan politique. Ça prend un temps fou et c’est chiant de trier les sources, etc., mais peut-être qu’à la fois, ça permet aux gens de devenir plus proactifs dans la recherche de l’information qu’ils ne l’étaient par le passé. Avant, tu allumais le JT du 20h et il y avait peut-être un peu moins tout et n’importe quoi – je ne sais pas en quelle proportion, car je n’ai jamais eu la télé –, mais aujourd’hui, il est clair que si tu veux être sûr de ton info, tu vas devoir fouiller.

« Orwell avait raison, ses prédictions se sont malheureusement réalisées. À quel stade on en est par rapport au bouquin ? Je ne sais pas si on est arrivés au bout, mais on a bien les deux pieds dedans. »

Au-delà de la musique, il y a aussi cette pochette avec une photographie qui montre peu de choses mais est assez saisissante. On pourrait inventer plein d’histoires dessus. Je suppose que c’est volontaire de laisser une part de flou…

Oui, c’est ce que tu dis. L’idée est un petit peu comme avec la musique instrumentale : ça veut dire quelque chose, mais ça peut vouloir dire plein de choses et tout le monde va avoir une interprétation un petit peu personnelle.

George Orwell a beaucoup puisé dans sa propre vie qui était assez mouvementée et particulière pour construire 1984. Avez-vous des événements personnels qui ont façonné soit votre idée, soit votre manière de faire de l’art ?

Non. Nous n’avons pas fait la guerre contre Franco comme Orwell. Nous n’avons clairement pas son expérience. Après, je pense que dans les parcours personnels, la musique y est pour beaucoup, il y a des artistes qui nous ont influencés sur le plan musical, mais aussi sur le plan politique et dans plein d’autres domaines. Je pense notamment à toute la scène qui gravite autour du label Constellation à Montréal, où il y a cette dimension – ça remonte même à plus loin, à toute la scène punk – de relier la musique à des pensées politiques, parce que tu fais de la musique pour parler du monde. Sinon, tu fais juste des chansons d’amour et tu peux dire : « Ma musique est uniquement musicale et je parle de sentiments. » Je ne dis pas ça de manière péjorative. C’est surtout nos influences musicales qui nous ont conduits à ça, et puis le monde dans lequel on vit. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, si tu es français, tu vis dans une oligarchie, tu ne fais pas le même album que tu aurais fait en 2005. Peut-être que ça nous influence même involontairement. Il y a des choses que nous avons voulu dire dans cet album, mais je pense que nous avons une vision du monde qui découle de ça, du fait qu’on se sent tous un peu impuissants face aux forces politiques qui s’accaparent les pouvoirs un peu partout. Sur le plan politique, on voit que le monde entier est instable. Lorsque nous étions gosses, nous ne connaissions pas ça. J’ai grandi dans les années 90. On ne voyait pas le monde d’une manière aussi nihiliste qu’aujourd’hui. Je ne peux pas me représenter ce que c’est qu’être adolescent à l’époque actuelle. Peut-être qu’à cause de ça, nous avons une vision du monde plus sombre que ce qu’il n’est.

En tout cas, aujourd’hui, entre les changements politiques, le fait qu’il n’y a jamais eu autant de corruption au sommet de l’État et que tu as le droit de t’accaparer le 20h du JT pour dire : « Je vous jure, ce n’est pas moi. La Libye, je n’ai jamais foutu les pieds », juste pour influencer des juges… On vit dans ce pays-là, c’est formidable ! Forcément, je pense que la politisation des groupes de musique vient du fait qu’on parle du monde et le monde, c’est ça aujourd’hui. Lorsque nous étions gamins, le monde n’était pas tout rose, mais il n’était peut-être pas sombre à ce point-là. Tu n’avais pas un président qui voulait partir en guerre dans tous les coins dès qu’une occasion se présente. Je ne pense pas que Chirac était comme ça : pour l’Irak, il avait dit non. Je ne le porte pas aux nues, mais désormais, nous avons un président qui, dès qu’il y a un conflit, propose de nous envoyer au front [petits rires]. Ce n’est pas du tout l’époque qu’on a connu gamins. Sans être George Orwell, nous ne sommes pas partis au front dans notre vie, mais nous avons simplement vu le monde devenir petit à petit moins rose. Je pense que notre politisation vient de là.

George Orwell estimait que la source principale du fascisme est la croyance fondamentale en l’inégalité entre certains humains…

Comme je n’ai pas connu son époque, j’aurais du mal à comparer. Par contre, il a sûrement raison et je pense que c’est une raison qui se vérifie encore aujourd’hui, mais on a quand même pas mal de décennies qui nous séparent de la vie d’Orwell – même si je pense qu’il avait vu juste. En tout cas, c’est clair que, comme tu disais au début de l’entretien, on a vraiment l’impression d’être dans ce qu’Orwell nous avait annoncé et qu’on est au cœur d’une fiction.

« Je pense qu’on est en train de tourner la page sur le monde qu’on a connu lorsque nous étions plus jeunes. Même si ça ne va pas dans le bon sens, c’est toujours intéressant de voir ce que devient le monde. Je trouve ça fascinant. »

1984 est parfois détourné. Par exemple, lorsqu’il y aura un néologisme, certains vont dire : « C’est orwellien, c’est du newspeak. » Alors qu’initialement, Orwell fustige la réduction du vocabulaire et dit qu’après, les gens n’arrivent plus à s’exprimer et à se rebeller, or là, on parle au contraire de rajouter des mots pour exprimer des choses nouvelles.

Ça vient des mêmes personnes qui disent qu’Hitler était socialiste. On en est à ce stade-là dans l’idiocratie. C’est un stade avancé – je ne sais pas si c’est une phase terminale, mais ça ne sent pas bon. Orwell disait justement que l’inversion des valeurs et ce détournement du langage étaient un des signes de la dystopie. Lorsque ces gens-là disent ça, ils donnent raison à Orwell et pas à eux-mêmes. Ça nous montre simplement qu’Orwell avait raison, que ses prédictions se sont malheureusement réalisées. À quel stade on en est par rapport au bouquin ? Je ne sais pas si on est arrivés au bout, mais on a bien les deux pieds dedans. Par rapport à ce sentiment que la vérité est devenue complètement flou : dans les médias, tu entends tout et son contraire concernant cette notion. Il y a des choses qui sont dites sur des plateaux télé qui à une époque auraient été condamnées, qui sont juste lunaires. Avec ce genre de propos, on prend quelque chose, on l’inverse complètement et on vit dans la novlangue.

Désormais, aux États-Unis, eux qui sacralisent comme personne la liberté d’expression, interdisent de faire des sites web sur lesquels, par exemple, on parle d’inclusivité.

Oui, c’est incroyable. Sachant que ça vient d’un gouvernement qui a été mis en place par le mec qui a dit le plus de choses invraisemblables et qui se battait pour la liberté d’expression parce que, justement, il avait besoin de pouvoir dire tout et n’importe quoi. Maintenant, qu’il est au pouvoir, il a besoin de fermer le robinet. Ça en dit long sur l’état des États-Unis qui sont en plein déclin – comme je disais tout à l’heure, ils sont encore plus clivés que nous, ce qui est quand même une prouesse. Je suis très curieux de voir quel sera le bilan des quatre ans de Trump. Encore une fois, je ne suis pas là pour cliver. Je pense que si j’étais américain, je serais le premier à être scandalisé par le niveau de corruption des démocrates, mais du coup, ils se sont jetés là-dedans. Ils sont partis pour quatre ans de trumpisme. Franchement, je ne les envie pas. On verra bien le bilan économique, et puis aussi au niveau du clivage, s’il arrive un peu à réconcilier les Américains entre eux ou pas en quatre ans, mais je suis curieux. En tout cas, on vit une époque qui n’est pas réjouissante. Comme tu disais, ça peut faire des albums un peu déprimants mais c’est quand même intéressant. C’est une époque où il y a beaucoup de tournants et je pense qu’on est en train de tourner la page sur le monde qu’on a connu lorsque nous étions plus jeunes. Même si ça ne va pas dans le bon sens, c’est toujours intéressant de voir ce que devient le monde. Je trouve ça fascinant.

Interview réalisée en visio le 5 juin 2025 par Maël Minot.
Retranscription : Louhane Pellizzaro.
Photos : Arnaud Payen.

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