L’Américaine Ruth Blatt, titulaire d’un Doctorat en Management Organisationnel à l’Université du Michigan aux États-Unis tente un parallèle entre deux mondes qui n’auraient pas été naturellement associés, du moins par le plus grand nombre, tant l’un des deux éléments semble être, a priori, en opposition avec le second : rock et business. Et essaie d’utiliser les leçons de vie ou les choix stratégiques des groupes de rock pour les appliquer au domaine de l’entreprise et du management.
Une leçon de business en forme d’étude de cas d’une grande École de Commerce sur In Utero de Nirvana ? Un plan marketing inspiré par les frères Matthewson de Ken Mode ? Un apprentissage de la performance et du travail d’équipe grâce à l’expérience de Metallica ? Ruth Blatt détonne dans le monde des Affaires et n’hésite pas à en faire des articles sur le très réputé site du magazine américain Forbes qu’on n’eût peut-être pas cru de sitôt fréquenté par des metalleux. Mais l’activité et l’existence de modèles économiques viables dans le monde du metal prouve qu’après tout, il n’y a pas de raison pour le reste de la sphère économique de ne pas s’en inspirer.
Premier sujet évoqué : l’authenticité au travail. Retour en 1992 : Nirvana, qui a connu un incroyable succès mondial avec Nevermind refuse de faire un second d’album du même acabit. Il y a une vocation punk-rock chez Nirvana que Kurt et ses sbires veulent faire ressortir dans l’album suivant, alors que la maison de disques, elle, attend avant tout un Nevermind 2 pour remplir les caisses. Les membres de Nirvana ne se sentaient plus authentiques à la sortie de Nevermind car ce son ne leur ressemblait pas. L’auteur de l’article précise le sens du sentiment d’authenticité : c’est lorsque l’on ressent un alignement entre ce que l’on est vraiment, à savoir ses sentiments, ses pensées et ses valeurs, et la façon dont on apparaît aux yeux du monde extérieur.
Selon elle, dans un système équivalent à la pyramide de Maslow, l’authenticité ou le sentiment d’être dans le vrai est un besoin basique de l’être humain. Et il y a différentes manières d’être authentique. Alice Cooper, par exemple, a choisi de réduire la distance entre la manière dont on le perçoit et la personne qu’il est vraiment en distinguant son identité publique de son identité personnelle. Un choix que l’on pourrait peut-être également appliquer aux cas Ghost, Kiss ou Slipknot, qui mettent une distance par les déguisements entre leur rôle et leur personnalité. Quand il n’est pas en représentation, Alice Cooper parle de son personnage de scène à la troisième personne. Dans la vie privée, il a une femme, trois enfants, va à la messe et joue au golf. Et c’est le moyen qu’il a trouvé pour garder son authenticité tout en évitant la schizophrénie : « Ma seule façon de survivre est de jouer Alice Cooper, devenir lui le soir sur scène et l’y laisser de façon à ce que j’ai ma propre vie. ».
Une autre méthode pour vivre en phase avec son authenticité est celle qu’a choisi Nirvana avec la sortie d’In Utero : changer son personnage extérieur, la manière dont il est perçu, pour qu’il soit plus en relation avec la façon dont on se voit soi-même. Cobain, Grohl et Novoselic ont donc pris une décision stratégique et proactive pour gérer leur image afin qu’elle soit alignée avec leur perception intérieure d’être avant tout d’une certaine manière un groupe de punk-rock. Il y a donc une belle leçon de business d’après Blatt à tirer des icônes grunge de Seattle : on peut garder un sentiment d’authenticité au travail, en étant discret sur ses intentions tout en gardant en tête l’objectif de l’organisation et en faisant des compromis. Ainsi, si le label voulait un second Nevermind, Nirvana a réussi à sortir l’album qu’il voulait, mais a également remixé en version « grand public » deux de ses titres, « All Apologies » et « Heart Shaped Box » pour booster les ventes d’album. Un compromis idéal, et une réussite absolue, entre sentiment d’auto-réalisation assouvi et impératifs commerciaux, selon l’auteur.
A une petite exception près : deux ans après, Kurt Cobain se suicidait et l’existence de Nirvana prenait fin après seulement cinq années d’existence. Pour prouver que réaliser son besoin d’authenticité est porteur sur le long terme personnellement et pour la pérennisation d’un projet, Blatt n’a peut-être pas choisi l’exemple le plus judicieux.
Second élément d’étude, et des plus actuels, les Four Horsemen de Metallica et leur film 3D « Through The Never ». Après avoir décrit aux lecteurs dans les grandes lignes le scénario du film, certains de ses détails techniques ainsi que des effets spéciaux qui ont demandé une attention particulière et exceptionnelle, Ruth Blatt met en avant la perspective du groupe. Le film, selon elle, auto-financé, signifiait une prise de risque maximale, autant créative que financière. A coup de citations du groupe, telle qu’une de Kirk Hammet qui dit que ce film a sorti le groupe de « ses zones de confort », que Metallica aime être aventureux au niveau de la créativité, etc. Soit. Il est vrai que Metallica a cette fois-ci fait autre chose qu’une tournée de setlists à base de « Greatest Hits ». Mais Metallica, avec tout son poids symbolique et financier, s’est-il vraiment mis en danger avec un tel projet ? Et si quand bien même il perdait de l’argent avec ce film à haut budget pour un groupe de rock, les sommes dantesques qu’il amasse lors d’une tournée ne suffisent-elles pas à couvrir largement ce risque ? Ces interrogations peuvent paraître légitime, même s’il est vrai que l’on ne peut retirer à Kirk Hammett et les autres une envie d’innover, bien facilitée par des moyens financiers hors-normes.
Selon Ruth Blatt, le vrai sujet de « Through The Never » est le dévouement, la capacité à faire le boulot, peu importe les tentatives de déstabilisation exercées par autrui, les dangers et les risques. Et tout ça n’est pas qu’un spectacle : c’est avant tout une formidable opportunité pour le groupe et les créateurs du film de montrer le pouvoir d’un instrument de création artistique comme Metallica, pour persévérer dans la réussite d’une entreprise.
Elle va même plus loin : « Through The Never » parle à quiconque travaille dans un environnement volatile et dynamique, où les choses peuvent vite mal tourner et mettre en péril la viabilité de l’entreprise. C’est ce qui est directement évoqué quand le groupe est mis en danger sur scène, et par l’image du roadie qui donne tout pour obtenir ce pour quoi il est parti. Elle se base à nouveau sur un autre dire de Kirk Hammett pour la fin de sa démonstration, le film incarne la carrière de Metallica, le pouvoir de la persévérance pour arriver à ses fins : « Nous sommes passés par tellement de choses en tant que groupe. La mort de membres, des membres du groupe ayant des accidents horribles, tenir bon dans des situations où on a l’impression que le monde entier est contre nous mais également avec nous, ce qui est toujours très bizarre. […] On peut franchement dire que le périple de Trip (le personnage du film, Ndlr) est une métaphore du périple de Metallica. » Le pouvoir motivant d’un but toujours plus haut : une leçon sinon originale, mais en tout cas 100% américaine de la réussite, incarnée par Metallica.
Ruth Blatt, dans ses articles, va chercher d’autres exemples de réussites dans le metal pour en tirer des enseignements de management. Un autre évidemment éloquent est celui des Ken Mode, les frères canadiens Matthewson, titulaires d’un diplôme de Commerce et qui rédigent de vrais business plans et marketing plans, élaborent une stratégie de marque avec leur nom de groupe, font partie de cette nouvelle génération de musiciens qui doit se subventionner, ont trouvé des solutions de financement plutôt novatrices avec le label français Season Of Mist… De l’extérieur, cela a effectivement de l’allure ; dans les faits, Ken Mode, même avec un sens aigu des affaires, peine tout de même à se faire un nom sur la scène internationale. Et là réside un aspect du commerce que Ruth n’a pas semblé analyser : Ken Mode est sur une niche, celle du noise-hardcore, où si les revenus sont assurés par un public fidèle, il n’en reste pour autant que marginal, du fait de l’étroitesse du segment.
Au final, il semble plutôt simple d’amener les concepts du business dans le monde du metal et de voir comment ils s’appliquent à travers des exemples concrets. Étant donné que les principes du monde des affaires sont fondés sur les lois humaines de la vie en société et de l’évolution à travers des règles macro et micro-économiques, elles s’appliquent bien évidemment au monde du metal. Si l’intérêt de voir des groupes comme Ken Mode évoqués sur des médias tels que Forbes est évident pour la visibilité du monde du metal, la portée de l’analyse en reste elle très limitée. On pourrait ainsi transfigurer les éléments d’analyse de l’auteur sur d’autres styles, comme les musiques électroniques ou le hip-hop, qui possède son lot de Success Story. Toute leçon est de toute façon bonne à prendre à partir du moment où l’exemple est éloquent ; la diversité des groupes et de l’offre metal donne un très bon sujet d’étude à Ruth Blatt pour tirer ses déductions de management. Cependant, attention aux raccourcis : dans le monde du metal, chacun a son idée sur la « persévérance » de Metallica, l’ « authenticité » de Nirvana ou la transformation de Billie Joe Armstrong (Green Day), un autre sujet abordé dans un autre article de l’auteur. La musique reste un art, où les comparaisons, jugements et autres leçons managériales peuvent s’avérer sujettes à des discussions infinies. Et se révéler finalement plutôt stériles.