La créativité dont Einar Solberg a fait preuve jusqu’à présent au sein de Leprous, en sept albums et vingt ans de carrière, est impressionnante, participant à redéfinir le metal progressif aux côtés d’autres formations telles que Between The Buried And Me et Haken. Mais force est de constater qu’après pourtant deux albums très personnels – Pitfalls (2019) et Aphelion (2021) – ça ne lui suffit plus. Une envie d’autres horizons, d’autres collaborations, de produire plus. Ainsi a-t-il lancé un nouveau projet sous son propre nom afin, d’un côté, d’assouvir tous ses désirs créatifs, sans contrainte, sans attente, et d’un autre côté, de recentrer Leprous.
Premier-né de ce nouvel exutoire, en un chiffre : 16. Un album des plus variés – l’influence de la musique classique y côtoie celle du hip-hop, par exemple – qui voit Einar collaborer avec un compositeur différent sur chaque morceau et évoquer sa jeunesse entre seize et dix-neuf ans, une période charnière où « se sont passées les pires et les meilleures choses » de sa vie. Nous discutons de tout ceci avec le chanteur.
« Je suis libre, jusqu’à un certain point, avec Leprous, mais j’avais aussi l’impression que Leprous, en soi, ne comblait pas totalement mes besoins créatifs, dans le sens où, généralement, j’ai envie de sortir des albums plus souvent que le reste du groupe. »
Radio Metal : Tu es le principal compositeur et parolier de Leprous depuis des années, et à ce titre, tu as largement élargi le son du groupe et abordé des sujets très personnels, ce qui en fait un projet très personnel pour toi. Pourquoi as-tu ressenti le besoin de t’exprimer en solo aujourd’hui ?
Einar Solberg (chant & claviers) : Ce n’était pas vraiment un besoin artistique ou musical, plus une envie de varier un peu. J’ai travaillé toute ma vie dans le même environnement. La plupart des autres membres de Leprous ont aussi d’autres projets. Baard [Kolstad] a un autre groupe, Rendezvous Point, qui est d’ailleurs aussi du prog. Je pense que les humains ont besoin de rechercher le changement, et c’est aussi mon cas. Même si je ne me suis jamais senti limité par Leprous, musicalement, je voulais travailler avec d’autres gens, apprendre d’autres gens, et avoir un projet auquel aucune attente de la part des fans ne serait attachée, avec lequel je pourrais faire exactement ce que je veux et me sentir totalement libre. Je suis libre, jusqu’à un certain point, avec Leprous, mais j’avais aussi l’impression que Leprous, en soi, ne comblait pas totalement mes besoins créatifs, dans le sens où, généralement, j’ai envie de sortir des albums plus souvent que le reste du groupe. J’ai l’impression que je ne suis pas créatif pendant une trop grande partie de l’année, et je voulais faire quelque chose à ce sujet, avoir un autre projet sur lequel m’appuyer. C’est en gros la raison pour laquelle j’ai lancé un autre projet. Bien sûr, effectivement, c’est le même compositeur, la même voix, et il y a évidemment beaucoup de similarités avec Leprous sur l’album. Mais quand je l’ai joué en live, ça m’a semblé très différent. J’avais le sentiment que c’était une entité propre, assez éloignée de Leprous, du moins à certains moments. Au fil du temps, les deux projets vont s’éloigner l’un de l’autre musicalement. Ça va juste prendre un peu de temps.
Bien que ce soit un album solo, tu as travaillé avec beaucoup de compositeurs et de musiciens. Cela en fait probablement l’album le plus collaboratif de ta carrière ! Est-ce à cela que répond ce disque – un besoin de collaboration ?
Oui, c’était mon envie et mon besoin initiaux. Je me souviens être rentré de tournée avec l’impression que tout le monde à part moi avait d’autres choses à faire [petits rires]. Je me suis dit qu’il fallait que je trouve quelque chose pour m’occuper. C’est compliqué de n’avoir qu’une seule chaise sur laquelle s’asseoir dans la vie. Même si elle est confortable, c’est agréable d’en avoir d’autres sur lesquelles s’installer de temps en temps. Je voulais tenter l’expérience de collaborer avec un compositeur différent pour chaque chanson. Ce n’est pas quelque chose de courant dans la scène rock. Il y a beaucoup de collaboration, mais c’est souvent une question de : « Tel gars joue un solo de guitare sur ma chanson » ou : « Tel chanteur est invité sur ma chanson ». On ne voit pas souvent de compositeur invité, et c’est quelque chose que je voulais vraiment creuser. Généralement, j’envoyais une idée, une ébauche, à la personne avec qui je collaborais, il en faisait ce qu’il voulait et me renvoyait le résultat, puis j’en faisais à mon tour ce que je voulais, et nous nous renvoyions la balle jusqu’à ce que nous soyons satisfaits. C’est une façon d’écrire très libératrice et très créative. J’ai vraiment aimé travailler comme ça. L’album était censé sortir plus tôt. En fait, il n’aurait même jamais dû exister, mais il est sorti grâce au Covid-19.
Tu as déclaré que l’idée, dès le départ, était de « [t’]amuser avec d’autres gens et d’apprendre quelque chose de nouveau ». Quelles leçons as-tu tirées de ces collaborations et de la création de cet album ?
Je pense que c’est plus subtil que ça. Tout le monde a une approche individuelle quand il s’agit d’écrire de la musique, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise technique. Je ne peux pas définir des éléments spécifiques : « Oh, j’ai appris telle leçon que je vais pouvoir appliquer dans la vie. » C’est plus quelque chose comme : « La prochaine fois que j’écrirai, je serai sans doute un peu meilleur et j’aurai acquis de nouvelles compétences que je n’avais pas avant. » C’est difficile de mettre le doigt sur ce que j’ai appris, mais comme pour tout, je pense qu’il y a beaucoup d’éléments subconscients. Je n’ai jamais rencontré personne pendant ces sessions, nous ne faisions que nous échanger des fichiers. Si nous avions travaillé en face à face, j’aurais peut-être pu identifier des choses plus spécifiques. De façon générale, j’ai le sentiment de m’être un peu amélioré au cours de ce projet.
Quelles ont été les collaborations les plus difficiles et, à l’inverse, les plus simples ?
Je dirais que la plus compliquée a été celle avec Asger [Mygind] de Vola, parce que nous avons des approches très différentes à la base. Il est très méticuleux et il a une approche très planifiée et très… j’essaie de trouver le terme le plus approprié… Il est très organisé. Tandis que moi, je suis très chaotique dans mon approche de l’écriture. C’est très intuitif, ça va très vite, il se passe plein de choses en même temps. Trouver un terrain d’entente et déterminer ce que nous allions faire nous a pris un peu de temps. C’est la dernière chanson à avoir été terminée. Mais j’ai l’impression que c’est aussi la chanson la plus éloignée de nos groupes respectifs, parce que nous avons tous les deux été traînés hors de notre zone de confort. Nous avons été contraints de penser différemment. Je suis ravi de cette collaboration. Ça nous a juste pris plus de temps pour y arriver, tandis qu’avec d’autres, c’est allé beaucoup plus vite. Avec Ben [Levin] et Magnus [Børmark], par exemple, tout s’est fait très rapidement. Avec Tóti [Guðnason] également, nous nous sommes compris très vite. Autant la chanson la plus surprenante pour moi est celle que j’ai écrite avec Asger de Vola, parce qu’elle est très éloignée [de ce que nous faisons d’habitude], autant celle que j’ai écrite avec Ben est sans doute celle qui surprendra le plus l’auditeur. Mais nous avons eu ce sentiment pendant tout le processus ; nous savions que ça allait devenir une chanson de ce genre. Ben et moi avons des approches très différentes. Lui aussi est très intuitif, mais notre son est généralement très différent. C’était cool de travailler avec quelqu’un qui se situe dans un autre univers musical.
« Je ne me suis pas tourné vers le hip-hop ou ce type de musique pour mon exutoire créatif, mais quand j’étais adolescent, mon grand truc, c’était le hip-hop et le rap. »
Ce titre, « Home », est vraiment un nouvel univers par rapport à ce que l’on a l’habitude d’entendre de toi…
Oui, mais pas si nouveau qu’on pourrait le penser. Je ne me suis pas tourné vers le hip-hop ou ce type de musique pour mon exutoire créatif, mais quand j’étais adolescent, mon grand truc, c’était le hip-hop et le rap. Plus vieux, j’ai continué à en écouter. Je n’en ai juste jamais fait parce que… Je ne sais pas. Je trouve que le rap en norwenglish n’est pas très cool, et je ne suis pas un rappeur, je ne sais pas bien faire ça, mais j’apprécie beaucoup la musique. Ben a fait beaucoup de rap, donc nous nous sommes dit que ça pouvait être cool.
Tu as une longue histoire avec Ihsahn, et évidemment avec ta sœur Heidi, qui est aussi sa femme. D’un point de vue créatif, comment est-ce de travailler avec des gens qui te sont si proches ?
Avec Vegard [Sverre Tveitan] – Ihsahn –, nous avons travaillé ensemble sur beaucoup de projets, mais jamais de façon créative, où nous devions écrire quelque chose ensemble. C’était une expérience très cool. C’est probablement l’une des chansons les moins surprenantes de l’album. Ça sonne exactement comme ce qu’on pourrait attendre d’une collaboration entre lui et moi. Stylistiquement, c’est quelque part entre nous deux. Mais c’est comme ça que je le voulais. Au début, nous nous sommes dit : « On zappe les guitares et le chant guttural. » Mais après, j’ai réfléchi : « Bon sang, il faut qu’on ait ta patte sur ce morceau. Il faut l’identité d’Ihsahn là-dedans. » Nous avons donc décidé d’adopter une approche un peu plus black metal. C’était sympa de travailler ensemble. Je dirais que ce n’était pas si difficile que ça. Nous avons instantanément trouvé la structure principale de la chanson, et nous avions un refrain pourri au début, que nous avons modifié pour quelque chose qui sonnait mieux. Ça s’est fait assez facilement.
Pour ma sœur, je lui ai envoyé la chanson initiale au tout début du processus. Elle l’a bien aimée, mais il n’y avait que la partie calme avec le piano et le chant. Je n’avais pas encore écrit la partie cinématographique au milieu à ce moment-là. Elle l’a écoutée, l’a appréciée et m’a dit : « OK, c’est cool. » Et puis, alors que nous allions avancer dans la chanson, j’ai écrit la section du milieu, la partie cinématographique, et je la lui ai envoyée en disant : « OK, maintenant tu peux faire ce que tu veux avec. » Elle m’a répondu : « Je l’adore telle quelle. Je n’ai pas envie de tout ruiner. » Du coup, elle a décidé d’aller enregistrer des samples dans la nature et d’ajouter des ambiances qu’il n’y avait pas du tout avant à la chanson. En plus de ça, elle a écrit la moitié des paroles – la deuxième partie des paroles de la chanson. Voilà comment nous avons fini par collaborer. Elle n’a pas beaucoup modifié la chanson parce qu’elle ne le souhaitait pas, mais elle lui a apporté du caractère et une identité.
Par le passé, tu nous disais avoir « avoir toujours écouté beaucoup de musique classique », et que c’était « un de [tes] genres de prédilection ». C’est une influence assez évidente sur une chanson comme « The Last Milestones » et dans ton utilisation des cordes sur les deux derniers albums de Leprous, mais c’est encore plus flagrant sur cet album solo. Penses-tu que ce soit une partie importante de toi qui demande de plus en plus à s’exprimer ?
Oui, et je pense que c’est ce que ce projet va devenir – l’expression du côté cinématographique de ma personnalité. Je pense que ça se retrouvera de moins en moins chez Leprous à l’avenir, et de plus en plus dans ce projet. Je crois que c’est dû au fait que nous en avons parlé au sein de Leprous : « Concentrons-nous sur les instruments que nous avons dans le groupe, faisons tout ce qu’on peut avec ça et laissons tout le monde s’exprimer, au lieu de rajouter des tonnes de trucs qu’on n’a pas dans le groupe ». Leprous va sans doute se recentrer sur le groupe, tandis que mon projet deviendra plus cinématographique. Même s’il y a beaucoup de similitudes entre mon projet et Leprous musicalement à l’heure actuelle, je pense que les deux vont s’éloigner petit à petit. C’est l’objectif, en tout cas.
Quelles sont tes influences classiques ? Quels sont les compositeurs avec lesquels tu as le plus d’affinités ?
C’est un compositeur contemporain, Arvo Pärt. C’est ma musique préférée. On retrouve un peu de ça dans ma propre musique, mais en général, je pense que mes chansons sont un peu trop chargées et comportent trop d’éléments par rapport à lui. Mais Tóti, avec qui j’ai écrit la dernière chanson, et moi sommes d’énormes fans d’Arvo Pärt. Bien sûr, parmi les classiques, il y a Bach. C’est le compositeur qui résonne le plus chez moi. Mais dans le monde de la musique de films, j’adore Hans Zimmer, évidemment – comme tout le monde –, mais aussi Ryūichi Sakamoto, un compositeur japonais qui est décédé récemment et qui a écrit la musique de The Revenant. Il est génial. Mais j’écoute beaucoup de choses, de la musique de films et de la musique classique, contemporaine ou ancienne.
Tu utilises également beaucoup de cuivres. Nous avons discuté avec Ihsahn il y a quelque temps, et il nous parlait de son amour des cuivres. Est-ce quelque chose qu’il t’a transmis ?
Non. Il a utilisé le saxophone, mais jamais de vrais cuivres. Il utilise principalement des samples, mais il est très bon quand il s’agit de faire passer des samples pour de vrais instruments, surtout avec ce sur quoi il a travaillé dernièrement. « Les cuivres », c’est tellement large qu’on ne peut pas vraiment hériter ça d’une seule personne. Je trouve que les cordes et les cuivres sont ce qu’il y a de plus facile à utiliser dans le rock. Ensuite, il y a les bois, qui sont un peu plus difficiles à pousser dans le mix. Les bois sont cool dans le cadre d’un orchestre symphonique complet, mais si je devais choisir deux familles d’instruments, ce seraient les cordes et les cuivres – et c’est ce que j’utilise principalement. Sur l’album, ce sont de vrais musiciens.
« L’album a coûté quelque chose comme soixante-dix mille euros, simplement pour la musique. Je crois que c’est le plus cher auquel j’aie jamais participé, et c’est probablement celui qui va se vendre le moins bien, parce que ce n’est pas du Leprous [rires]. Musicalement, je ne sais pas faire de compromis. »
Ihsahn nous disait que les cuivres sont « la guitare saturée de l’orchestre ».
Un peu, oui. C’est très majestueux. Mais ça peut aussi être complètement différent ; ça peut être très funky. Ce n’est pas vraiment majestueux sur « Home », mais il y a tout de même beaucoup de cuivres.
Tu as déclaré que ce projet avait « explosé tous les budgets proposés » et que tu avais « mal à [ton] porte-monnaie ! ». On peut le croire quand on entend la dernière chanson, « The Glass Is Empty », qui est très ambitieuse. Combien cela coûte-t-il de réaliser un tel album ?
L’album a coûté quelque chose comme soixante-dix mille euros, simplement pour la musique. Je crois que c’est le plus cher auquel j’aie jamais participé, et c’est probablement celui qui va se vendre le moins bien, parce que ce n’est pas du Leprous [rires]. Je n’avais vraiment pas prévu qu’il soit si cher. Ce n’était pas mon objectif à l’origine. Musicalement, je ne sais pas faire de compromis. Si j’entends quelque chose et que je sais que ce sera meilleur si de vrais musiciens le jouent, il faut que ça se passe comme ça. Par exemple, j’ai fini par payer cinq mille euros pour avoir un chœur classique sur une chanson parce que je trouvais qu’elle l’exigeait. C’est difficile pour moi de faire des compromis quand j’entends la version idéale de la musique dans ma tête ; il faut que je prenne cette direction. Pour ce projet, je n’avais pas Tor [Oddmund Suhrke], qui a toujours été le membre raisonnable de Leprous [rires]. Cette fois, je n’avais aucune restriction, pour ainsi dire. Dans mon esprit, c’est quelque chose qui restera à vie et j’ai besoin que ça sonne comme ça doit sonner. Je ne veux pas dépenser de l’argent juste pour le plaisir de dépenser de l’argent. J’essaie d’économiser quand c’est possible, mais c’est ce qui se passe quand on fait de la musique cinématographique et qu’on ne veut pas utiliser de samples. C’est cher, tout simplement.
As-tu tout financé toi-même ?
Au final, oui, mais la plus grande partie de l’argent vient de l’avance que j’ai obtenue du label. Le reste a été payé de ma poche, oui. Même les concerts que j’ai donnés avec le groupe ont fini par me coûter de l’argent. J’aurais facilement pu faire de l’argent avec ces concerts si j’avais vu moins ambitieux, mais j’avais les musiciens idéaux en tête, et il se trouve qu’ils vivent aux quatre coins de la planète et que ce ne sont pas les moins chers, étant donné leur expérience. C’est une plaie d’être aussi ambitieux musicalement, mais au final, je pense que ça finit par payer, plutôt que d’opter pour la solution la plus simple et la moins coûteuse pour gagner de l’argent. Les gens le voient bien : « C’était sympa, ce projet, mais rien de spécial », et tu finis oublié.
Tout le monde semble d’accord sur le fait que les albums ne se vendent plus. Dans ces conditions, ça peut sembler dingue de mettre autant d’argent dans un album…
Je crois que nous sommes l’une des rares scènes où les albums continuent de se vendre, au moins un peu. Mais quand on met tout ensemble… Même si nous avons eu de grosses avances avec Leprous, nous ne sommes rentrés dans nos frais qu’au bout de quelque chose comme un an et demi. Ça signifie qu’il y a encore une économie à ce niveau. Le label ne nous jette pas de l’argent sans espérer le récupérer à un moment ou à un autre. Je crois que, aujourd’hui plus que jamais, il faut investir un peu pour se faire remarquer. Il y a plusieurs moyens de le faire, bien sûr, mais si tu regardes les groupes qui s’en sortent bien ces derniers temps et qui semblent sortir de nulle part – comme Sleep Token, par exemple, qui fonctionne très bien en ce moment –, ils n’ont pas vraiment une production ou des vidéos qui ont l’air cheap. Ils investissent, et c’est ce qu’il faut faire si tu veux… C’est pareil que partout ailleurs : si tu ne prends pas le risque d’investir dans un projet, tu as peu de chances de le voir réussir. Bien sûr, il est possible que ça soit un échec complet, mais c’est un risque que je suis prêt à courir.
Tu as déclaré que l’album « s’intitule 16 car c’est à cet âge que les premières choses très, très négatives ont commencé à [t’]arriver dans la vie. […] C’est à cet âge que [tu as] perdu [ton] innocence et que [tu as] commencé à réaliser que la vie est sérieuse et qu’il peut arriver des merdes ». Effectivement, l’album est très intime, avec de nombreux passages sombres et tumultueux. Comment as-tu réussi à concilier le fait de revenir sur des événements traumatiques avec le fait de t’amuser en faisant cet album et en le transformant en expérience positive ?
Parce que les paroles sont la dernière chose que j’écris. Du coup, je n’ai pas vraiment pensé au trauma avant la fin. Et puis c’est de l’histoire ancienne pour moi, c’est arrivé il y a longtemps. Quand j’y pense aujourd’hui, ce n’est pas aussi intense que ça l’aurait été il y a quinze ans. Le temps change les perspectives, même si, évidemment, c’est toujours douloureux quand je me replonge dedans. Mais la plupart du temps, je ne plonge pas trop profond, je ne fais qu’effleurer la surface. Quand j’ai enregistré certaines de ces chansons, mes émotions étaient très fortes, mais la plupart du temps, quand je travaille sur ce projet, je ne vais pas au fond des choses. Je raconte l’histoire, mais je ne m’y projette pas nécessairement mentalement. Ce n’est qu’il y a quelques années que j’ai compris que le moyen le plus simple et le plus puissant d’écrire des paroles, c’est de parler de quelque chose qui t’est vraiment arrivé dans la vie – à moins, bien sûr, que tu ne sois très bon pour écrire de la fiction, ce qui n’est pas mon cas. Écrire à propos de vrais événements est la solution la plus simple, mais il y a pas mal de chansons où l’espoir domine. Certaines parlent de choses positives qui me sont aussi arrivées à l’époque. Je parle de façon générale de choses qui se sont passées autour de la même période et qui ont façonné ma vie.
« Je suis hypersensible. Je pense que, quand tu n’es pas en sécurité comme tu devrais l’être quand tu es enfant et ado, ça façonne vraiment ta vie future. Mais tout n’a pas été négatif pour moi, parce que ça m’a donné une plus grande profondeur et une meilleure compréhension de la façon dont les choses fonctionnent. »
Quels sont les moments qui ont le plus façonné ta vie à cette époque ?
J’ai décidé avant de commencer à donner des interviews qui je n’en parlerais pas en détail, parce que je n’ai pas envie d’en discuter à chaque interview. Ce n’est pas agréable pour moi et ce ne serait pas agréable pour le journaliste [petits rires]. J’ai fait une interview avec quelqu’un que je connais depuis longtemps, et c’est tout. Rien de tout ça n’est un secret, mais ce sont des choses extrêmement négatives et traumatisantes qui se sont passées chez moi et qui auraient traumatisé n’importe qui, je pense, ainsi que d’autres événements. La troisième chanson, par exemple, parle d’un épisode qui a eu lieu quand j’avais exactement seize ans. Ce n’est pas le sujet principal de l’album, mais c’est quelque chose qui m’est arrivé. J’ai failli être tué dans un épisode de violence gratuite dans la ville où je vivais. C’était sérieux – des gens sont allés en prison. C’était très grave, mais je ne vais pas entrer dans les détails. Ce n’est qu’une des histoires. L’autre histoire principale, j’ai décidé de ne pas trop en parler, par respect envers le reste de ma famille, qui n’a peut-être pas envie de s’ouvrir autant que moi.
En tant qu’artiste et chanteur, tu es connu pour ton hypersensibilité. Penses-tu que cela soit dû à ce que tu as traversé à cette époque ?
Oui, je suis hypersensible. Je pense que, quand tu n’es pas en sécurité comme tu devrais l’être quand tu es enfant et ado, ça façonne vraiment ta vie future. Mais j’ai l’impression que je m’en suis sorti de manière positive. Tout n’a pas été négatif pour moi, parce que ça m’a donné une plus grande profondeur et une meilleure compréhension de la façon dont les choses fonctionnent. Je pense que, parfois, quand il t’arrive des choses pareilles, ça peut aussi donner plus de profondeur à ton art. Ça m’a façonné. Pour parler des choses les plus positives qui me soient arrivées, c’est exactement à cette période, entre seize et dix-neuf ans, que j’ai trouvé ma passion dans la vie, lancé le groupe et commencé à rejoindre un environnement cool. C’est dans cette période de trois ans que se sont passées les pires et les meilleures choses de ma vie.
À quel point le fait d’avoir une communauté, grâce à la musique et à Leprous, t’a-t-il aidé dans la vie, en particulier à surmonter ces moments difficiles ?
Énormément, je pense. À l’époque, je n’avais pas conscience que je souffrais en raison de toutes ces choses terribles qui m’arrivaient. Entre seize et dix-neuf ans, j’avais l’impression de m’amuser – la plupart du temps [petits rires]. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que tout ça m’avait bien plus marqué que je ne le pensais. Beaucoup de jeunes n’ont aucune envie de se complaire dans la peine ; ils continuent d’avancer et de fuir en courant, ils laissent ça derrière eux, mais ça les rattrape plus tard. C’est ce qui s’est passé pour moi. La communauté à laquelle j’appartenais a été extrêmement importante pour moi de façon générale ; c’était une communauté positive. Elle était assez étendue dans la ville où je vivais. Il y avait quelque chose comme vingt groupes dans une toute petite ville, qui jouaient tous ensemble dans le même environnement. Beaucoup de ces gens sont devenus des musiciens professionnels. Aujourd’hui, il reste peut-être un seul groupe – voire aucun.
Lorsque nous avons discuté à l’époque de Pitfalls, tu nous disais que « de mauvaises choses issues du passé que [tu as] ignorées [t]’ont poursuivi. [Tu] ne voulais pas les affronter, mais à un moment donné, le passé nous rattrape ». L’anxiété et la dépression que tu as traversées à l’époque étaient-elles le contrecoup de ces traumas passés ?
Oui, c’étaient toutes ces choses au sujet desquelles j’écris aujourd’hui. Ça va très bien, maintenant, et c’est le cas depuis quelques années. Du coup, pour trouver sur quoi écrire, il faut que je me replonge à cette époque [rires].
Penses-tu que les gens comprendront mieux qui est Einar Solberg – musicalement et personnellement – après avoir écouté cet album ?
Non, parce qu’il est trop varié et sa nature trop collaborative pour me définir musicalement. Mais je suis extrêmement content de l’album, parce que je suis convaincu que chaque œuvre, chaque chanson, que tu produis doit être un instantané de là où tu es, de ce que tu fais, des personnes avec qui tu travailles à ce moment-là. J’ai l’impression que c’est exactement ça avec cet album. Avec Pitfalls, 16 est l’album auquel j’ai participé dont je suis le plus fier. Je suis fier d’Aphelion également, mais différemment. En gros, je suis fier de ce que nous avons réussi à accomplir pendant une période difficile. Je suis aussi satisfait de l’album lui-même, j’aime les chansons, mais l’ai l’impression que nous n’avons pas su redéfinir notre son, parce que nous n’étions pas vraiment sortis de la période Pitfalls à ce moment-là. C’était une sorte de continuation de ça.
« J’ai le sentiment qu’avec Leprous, nous sommes désormais prêts à redéfinir notre son. C’est ce que nous avons fait sur la plupart de nos albums – redéfinir notre son. Le public nous a haïs pour ça, puis il a commencé à nous aimer pour ça [rires]. Aujourd’hui, si nous ne changeons pas suffisamment notre son, les gens sont déçus. »
Comme tu l’as dit, l’album est très varié. N’y a-t-il aucune limite à ton univers musical ? Y a-t-il des styles que tu n’apprécies pas ou que tu n’aborderais pas, ou es-tu ouvert à tout ?
Je ne suis pas un grand fan de country, même si je peux écouter du Johnny Cash. Mais je ne pourrais jamais faire de la pop country américaine moderne. Plus que des restrictions de styles, j’ai des restrictions d’humeurs. Je ne pense pas que la musique joyeuse soit mon truc, et ça ne le sera jamais. J’aime faire de la musique mélancolique. Les styles peuvent varier, mais c’est généralement assez mélancolique.
Comme l’âge de seize ans a marqué un tournant dans ta vie, penses-tu que cet album en marquera un autre ?
Je ne pense pas que ce sera un tournant. J’ai le sentiment que très peu de choses que nous faisons professionnellement et personnellement constituent un tournant. Nous faisons de la musique que les gens doivent prendre le temps d’assimiler, et mes succès avec Leprous n’ont jamais été instantanés. Ça a été très progressif. On a beaucoup dit que c’est avec The Congregation que le succès a commencé à arriver, mais même si les choses ont commencé à s’améliorer doucement avec The Congregation, nous avons malgré tout donné pas mal de petits concerts pourris sur cette tournée [petits rires]. Puis on a commencé à dire que c’était avec Malina que le changement avait eu lieu, puis avec Pitfalls… Nous n’avons jamais connu de changement soudain. Tout du long, ça a été un effet boule de neige. Avec mon projet, nous allons probablement devoir… pas repartir de zéro, mais si j’avais sorti le même album sous le nom de Leprous, il y aurait évidemment eu beaucoup plus de publicité, car c’est un nom qui s’est construit au fil des années. Même si beaucoup de fans connaissent mon nom, je ne peux pas vraiment créer un nouveau projet et m’attendre à le voir arriver immédiatement au niveau de mon groupe principal. Ça prend du temps. J’ai l’habitude que les choses prennent du temps. N’importe quel niveau de succès avec cet album sera un bonus pour moi. C’est de la pure passion musicale, et n’importe quoi qui aille au-delà de ça est un bonus.
Mais au moins artistiquement, pour toi ?
Oui. Peut-être. Comme je l’ai déjà dit, les gens constateront certainement, au fil des années, que ces projets vont progressivement devenir de plus en plus différents, et que la partie cinématographique que j’avais injectée dans Leprous finira par disparaître pour se déplacer dans ma musique. D’une certaine façon, il y aura deux projets pas si éloignés qui partiront progressivement dans deux directions différentes pour devenir deux entités différentes. C’est mon ambition, de vraiment souligner les différences de chaque projet sur lequel je travaille. Donc, d’une certaine façon, ça peut être un tournant dans ce sens, mais je trouve difficile de prévoir l’avenir.
J’imagine que ça permettra d’apporter un équilibre et une certaine mise au point à Leprous.
Oui, c’est aussi ce que je me dis. Je n’ai aucun problème aujourd’hui, quand j’écris une ébauche pour Leprous, à me dire : « Oh non, je n’ai pas le droit d’ouvrir la bibliothèque de sons de cordes pour composer. Et pas de cuivres non plus, OK. » C’est cool d’avoir ces restrictions, parce que ça te pousse dans des directions différentes, et j’ai le sentiment qu’avec Leprous, nous sommes désormais prêts à redéfinir notre son. C’est ce que nous avons fait sur la plupart de nos albums – redéfinir notre son. Le public nous a haïs pour ça, puis il a commencé à nous aimer pour ça [rires]. Aujourd’hui, si nous ne changeons pas suffisamment notre son, les gens sont déçus. Je le comprends et je veux que chaque nouveau projet ait sa propre ambiance. Je pense que le prochain album de Leprous sera assez différent.
Tu as déclaré que « le prochain album sera un véritable album solo ». En quoi un « véritable album solo » d’Einar Solberg sera-t-il différent de cet album et de ce que tu as pu créer avec Leprous ?
Je pense qu’il sera moins varié. Je crois que je vais le recentrer davantage. Il sera sans doute encore plus cinématographique dans le son. Je pense que ce sera la principale différence. Leprous a été cinématographique par le passé, mais comme je l’ai dit, je ne crois pas que ce sera le cas à l’avenir. Je dirais que nous allons revenir à un groupe. Nous avons d’ailleurs commencé à travailler sur le prochain album de Leprous, mais nous n’en sommes qu’aux tout débuts.
Tu as parlé de quelques concerts que tu as donnés avec ton groupe solo. As-tu l’intention de partir en tournée avec cette production ?
J’espère pouvoir le faire à un moment donné. Le seul concert prévu à l’heure actuelle aura lieu à l’Euroblast, à Cologne, en Allemagne. Nous avons déjà donné deux concerts – un à Londres et un aux Pays-Bas –, mais je pense que je partirai en tournée à un moment. Le problème est que j’ai besoin de trouver du budget pour ça, parce que ce n’est pas donné d’envoyer le groupe sur la route.
Interview réalisée par téléphone le 18 mai 2023 par Nicolas Gricourt.
Retranscription : Nicolas Gricourt.
Traduction : Tiphaine Lombardelli.
Photo : Elena Sihida.
Site official d’Einar Solberg : einarsolberg.com